Des carcasses de baleines gisent éparses dans les collines.
Pendant des millions d’années, cela a été un océan peu profond. Des créatures aquatiques vivaient au sein de forêts d’algues et, lorsque créatures et forêts moururent, leurs corps se déposèrent sur les fonds et se muèrent en boue, puis en pierre. Nous nous tenons dessus.
En dessus, le soleil a suivi son cours, des centaines de millions de fois. En dessous, les plaques tectoniques ont flotté sur le manteau, se sont heurtées : pièces d’un puzzle qui cherchaient à trouver leurs propres places, échouaient toujours.
Là où deux pièces se frottaient bord à bord, la terre tire-bouchonnait, pliait, se gauchissait. Cela se produisit ici il y a cinq millions d’années. Des montagnes se dressèrent, vomissant de la lave et des cendres. La pluie charria de la terre jusqu’à la mer peu profonde, et la combla. Au bout du compte, cela finit par ressembler à ce que nous connaissons : une chaîne de montagnes de grès, une large plaine côtière, un grand estuaire, une interminable plage sablonneuse.
Et ainsi, il y a une centaine de milliers d’années, cette terre devint l’habitat de fantastiques créatures. Le mammouth impérial, haut de quatre mètres cinquante à l’encolure ; le mastodonte d’Amérique, presque aussi grand ; des chameaux et bisons géants ; un cheval primitif ; des paresseux terrestres de plus de cinq mètres de hauteur ; des tapirs ; des lions, des tigres à dents de sabre, des loups sinistres ; un vautour de trois mètres cinquante d’envergure. On peut retrouver leurs squelettes dans les collines et les falaises avancées qui surplombent l’estuaire.
Mais le temps passa et certaines espèces moururent. Il pleuvait de moins en moins. La plaine était traversée par un fleuve, notre Santa Ana River, qui était plus ancienne que les montagnes mêmes, coupant à travers elles à mesure qu’elles croissaient. Ce fleuve dégringola des montagnes jusqu’à l’estuaire de notre baie de Newport.
Autour de ce vaste marais salant poussèrent des végétaux qui toléraient le sel, triglochins, pontéderies, lavandes marines, herbes des prés salés. En amont, le long des eaux douces, des arbres et des plantes se développèrent : peupliers, saules, sycomores, sureaux, houx de Californie, herbe aux ânes ; et dans les collines, aulnes blancs et érables. Dans les plaines grandirent de vivaces cornouillers, ajoncs et fleurs des champs, ainsi que de l’armoise et de la moutarde ; et dans les collines, des épinaies et des arbousiers. Dans les zones basses de la plaine se trouvaient des marécages d’eau douce, demeure des roseaux de la Passion, des laiches, des lentilles d’eau et de la ciguë ; et il y avait des étangs vernaux, qui s’asséchaient chaque printemps pour se transformer en prairies emplies de fleurs. Les contre-forts et les flancs des montagnes étaient recouverts de forêts de chênes vigoureux, les chênes abritant des sous-bois herbus et se mêlant aux noyers, caféiers, arbustes à baies rouges et lupins-buissons et au-dessus d’eux, plus haut dans les montagnes, des pins et des cyprès. Tous ces végétaux poussaient avec exubérance, freinés uniquement par leurs gènes, leurs voisins, le temps… Evoluant de manière à garnir toute niche remplissant les bonnes conditions, ils croissaient et mouraient et croissaient.
Au large, parmi les myriades de poissons, nos cousins vivaient : baleines, dauphins, marsouins, otaries, loutres marines, phoques. Aux alentours des marécages, dans les roseaux, nos frères vivaient : coyotes, belettes, ratons laveurs, blaireaux, rats. Dans les plaines, nos sœurs vivaient : cerfs, élans, renards, chats sauvages, lièvres, souris. Dans les collines, nos parents vivaient : pumas, grizzlis, ours noirs, loups gris, bighorns... Il y avait cent cinquante espèces différentes de mammifères qui vivaient là, jadis ; et des serpents, des lézards, des insectes, des araignées – tous étaient là.
Ce bassin chaud et sec, entre mer et ciel, était – et il n’y a pas si longtemps – grouillant de vie. Pullulant d’une vie sous toutes ses formes, saturé de la vigueur d’une écologie complète. Des animaux partout – dans les prairies, et les marécages atteints par les marées, et les plaines d’armoise, et les chênaies au pied des collines – des animaux partout. Des animaux partout ! Des animaux partout ! Des animaux… partout.
Et des oiseaux ! Dans les deux il y avait des oiseaux de toutes sortes. Des mouettes, des pélicans, des grues, des hérons, des aigrettes, des canards, des oies, des cygnes, des étourneaux, des faisans, des perdrix, des cailles, des fringillidés, des grouses, des merles, des coucous terrestres de Californie, des geais, des hirondelles, des colombes, des alouettes, des faucons, des aigles et des condors, les plus grands oiseaux du monde. Plus d’oiseaux qu’on n’en pouvait dénombrer, tant d’oiseaux que même aussi tard qu’en 1920 un habitant du Comté d’Orange pouvait déclarer : « Ils venaient par milliers. Je suis un peu réticent pour dire combien il y en avait ; tout ce que je peux dire, c’est qu’on les comptait en hectares et pas en chiffres. À l’automne, le sol était blanc d’oies sauvages. »
Tout ce que je peux dire, c’est qu’on les comptait en hectares et pas en chiffres.
Le sol blanc d’oies sauvages.