18

Après une matinée de travail à l’église, Lucy McPherson trace sous la Newport Freeway vers les profondeurs de Santa Ana. Pauvre ville. Plus de la moitié se trouve sous le niveau supérieur du triangle autoroutier, et le rez-de-rue, couvert par un ciel de béton, s’est inévitablement transformé en taudis. Nerveuse, Lucy regarde à travers le pare-brise les rues sombres, couvertes de papiers ; elle n’a pas tellement confiance dans les gens qui vivent ici.

Elle n’approuve certainement pas la femme qu’on lui a demandé d’assister. Elle s’appelle Anastasia, elle a une vingtaine d’années, est mexicano-américaine, et elle a deux enfants en bas âge, quoiqu’elle n’ait jamais été mariée. Elle vit dans un vieil aplex défraîchi sous le mail supérieur au croisement de Tustin et de la Quatrième.

Il y a une allée dallée qui traverse une pelouse d’astroturf cradingue jusqu’à la porte d’entrée de l’immeuble en stuc beige ; quelques jeunes gens farouches et débraillés sont assis sur le gazon de part et d’autre de l’allée. Lucy grince des dents, quitte sa voiture et passe devant eux, entre dans le couloir vert olive et malodorant du complexe. C’est à peine si elle distingue quelque chose en le remontant. Elle frappe à la porte délabrée.

— Bonjour, Anastasia !

La façade sociale de Lucy est solide, et elle projette toute la bienveillance et toute la sympathie qu’elle peut rassembler, ce qui représente beaucoup. Même si elle ne peut s’empêcher de remarquer la vaisselle entassée dans l’évier, les piles de linge sale sur le lit qui occupe le coin de la chambre. Les cheveux d’Anastasia sont gras et en désordre, et le bébé lui a apparemment égratigné le menton.

— Lucy, Dieu merci vous êtes là. Faut que je sorte et que j’aille aux provisions, sinon on va mourir de faim ! Le bébé dort et Ralph regarde la télé. Ça ne prendra que quelques minutes.

— D’accord, dit Lucy, qui ajoute d’une voix ferme : Il faut absolument que je parte avant 11 heures, il y a quelque chose que je dois faire sans faute.

— O.K., d’accord. Ça sera pas un problème.

Et Anastasia passe la porte, sans même se donner un coup de brosse dans les cheveux.

Lucy espère qu’elle rentrera à l’heure ; une fois, elle s’est retrouvée coincée ici toute une journée, et ça l’a rendue méfiante. En fait, elle n’a pas précisé que sa mission cruciale est une entrevue avec le pasteur Strong, de peur qu’Anastasia n’estime pas ça assez important pour rentrer. Elle réprime un profond soupir. Certaines de ces bonnes œuvres sont vraiment pénibles.

La vaisselle faite, une partie du linge lavé dans levier et mis à sécher sur la tringle du rideau de douche – pas une laverie automatique à moins de trois kilomètres, a affirmé Anastasia –, Lucy s’assied avec Ralph, un enfant de six ans résigné. Elle essaie de lui apprendre à lire en recourant au seul livre de la maison, un Abrégé des livres pour enfants du Reader’s Digest. Ralph trébuche sur la première phrase et tourne la page pour aller au bloc on-gratte-on-sent qui illustre, ou parfume, le récit. Comme d’habitude, elle finit par lui faire la lecture. Comment apprend-on à lire à quelqu’un ? Elle souligne chaque mot du doigt lorsqu’elle le lit. Ils voient tout l’alphabet lettre à lettre. Ralph commence à s’ennuyer et crie pour qu’on allume le mur vidéo. Lucy résiste. Ralph pleure.

Lucy se dit : « Je suis trop vieille pour ça. Est-ce vraiment l’œuvre du Seigneur ? Du baby-sitting ? Anastasia le considère-t-elle comme tel ? » Un certain nombre d’amies de Lucy ont le sentiment de se faire exploiter, avec ce programme qu’elles ont mis sur pied pour venir en aide à des jeunes femmes qui s’avèrent n’avoir rejoint l’église que pour avoir de la main-d’œuvre gratuite. « Bon, si c’est vrai, se dit Lucy, ça représente quand même une chance de changer l’esprit des gens, avec le temps, peut-être. Sinon… eh bien… »

Dieu ne s’attend pas

À ce que nous fassions germer les graines –

Il nous a juste demandé de les semer,

Et de les semer en tout lieu.

Elle pourra suggérer à Anastasia, quand elle rentrera, d’aller aux séances d’étude de la Bible. À propos – il est 11 h 30. Elle commence à être agacée. Quand vient midi, elle est vraiment en colère.

Anastasia revient à 12 h 20, au moment précis où Lucy s’est faite à l’idée qu’elle va se faire voler sa journée. Sèchement, Lucy rappelle à Anastasia qu’elle avait un rendez-vous à 11 heures. Anastasia, déjà éprouvée par quelque chose d’autre, se met à pleurer. Elles rangent les maigres provisions dans le réfrigérateur crasseux : tortillas, hamburgers de soja, haricots, Coca. Les Pampers, dans la salle de bains. Anastasia n’a plus d’argent, elle n’a pas payé les factures d’eau, de gaz et d’électricité, les chaussures de Ralph sont devenues trop petites… Lucy lui donne cinquante dollars, elles sont toutes les deux en larmes quand elle s’en va.

Pendant qu’elle rentre à la trace, c’est à peine si elle voit quelque chose. Elle n’est décidément pas faite pour l’assistance sociale, elle n’a pas la tournure d’esprit requise, la capacité de prendre ses distances. Les gens qu’elle secourt deviennent un peu sa famille, et il est pénible et effrayant de découvrir la vie sordide que mènent certaines personnes par les temps qui courent. Et si peu d’entre elles sont chrétiennes. Aucune aide à attendre de quelque côté que ce soit, et pas même la foi en Dieu. Le révérend Strong a découpé un article de journal qui dit que deux pour cent seulement des habitants du Comté d’Orange sont des catholiques pratiquants, et il l’a fixé sur le tableau d’affichage du Bureau comme une sorte de défi ; mais Lucy doit s’asseoir à son bureau et le voir pendant toute sa journée de travail et, étant donné tout ce à quoi elle doit faire face, ça lui flanque le cafard.

Le révérend Strong est en train de finir son déjeuner au presbytère lorsqu’elle arrive, et il se montre compréhensif vis-à-vis de son absence à leur rendez-vous.

— Je me disais bien que c’était Anastasia, fait-il avec un rire cynique.

Lucy n’en est pas encore au point de pouvoir trouver ça drôle. Ils passent dans le bureau et discutent des diverses tâches en suspens.

Le révérend Strong est quelqu’un de plutôt gentil, mais tristement – tragiquement – sa femme a été tuée par l’explosion d’une bombe alors qu’ils étaient en mission au Panama, et Lucy a le sentiment que cette épreuve lui a inspiré une certaine antipathie à l’égard des pauvres. Il essaie de la réprimer, mais n’y arrive pas, pas vraiment. Et il se montre donc, d’étonnante et presque choquante façon, cynique à propos de leurs programmes de bonnes œuvres, et il est enclin aux éclats indirects et embrouillés dans ses sermons, contre la paresse, l’ambition, le combat politique. Ça déconcerte la majeure partie des fidèles, mais Lucy est sûre de comprendre ce qui se passe. C’est ce qui explique qu’il revienne fréquemment sur la parabole des talents. Certains ne reçoivent qu’un talent, et au lieu de l’utiliser s’efforcent d’exploiter celui qui a reçu dix talents… Vraiment, plus il la rabâche, plus Lucy commence à se demander si la parabole des talents n’était pas une légère erreur de la part de Dieu. En tout cas, elle doit constamment affronter le problème d’obtenir l’approbation du révérend pour les œuvres que l’église doit de toute évidence entreprendre, dans les secteurs les plus pauvres de la paroisse…

Ces temps-ci, le révérend Strong affirme qu’il se préoccupe énormément des questions théologiques soulevées au cours des pourparlers doctrinaux avec les catholiques romains, pourparlers qui se déroulent depuis un an au Vatican. Il ne veut pas qu’on l’ennuie avec des problèmes pratiques concernant le travail dans la paroisse ; il doit réfléchir à des abstractions théologiques, cela absorbe toute son énergie intellectuelle. C’est ce qu’il déclare à Lucy lors de leur tardif déjeuner.

Lucy finit par avancer des solutions à leur problème le plus pressant – le financement –, et il les approuve distraitement. « Et voilà, se dit-elle avec colère : encore une vaine, une pathétique vente de charité… Parce que qui s’inquiète de savoir si nous avons assez d’argent pour aider nos voisins malheureux ? Ils ne le méritent pas, de toute manière ! On ne leur a accordé qu’un seul talent… »

L’après-midi se passe à aider Helena, et à appeler toutes les feuilles locales pour annoncer la vente de charité, et à rendre visite à quatre familles d’El Modena avec des colis de secours, et à apprendre à Lillian la façon de se rendre utile au bureau, de s’occuper des dossiers. Cette dernière partie est vraiment amusante. Lillian, la fille de son amie Emma, est désormais payée comme assistante à temps partiel, ce qui signifie qu’elle se donne plus que la plupart des jeunes gens. Lucy apprécie vraiment sa compagnie, surtout après Anastasia, qui doit n’avoir qu’un an ou deux de plus.

— Lucy, je viens d’appuyer sur la touche de commande pour avoir la liste d’adresses et tout s’est effacé !

— Oh la ! (Elles s’asseyent devant l’écran de l’ordinateur, qui reste obstinément vierge, quoi qu’elles tentent de faire.) Vous êtes sûre d’avoir seulement appuyé sur la touche de commande ?

— Euh, c’est ce que je croyais, mais j’ai dû me tromper.

Lillian louche de consternation. Puis l’écran lance un bip ! pour attirer leur attention et se met à afficher une succession de graphiques et de chiffres aux couleurs vives.

— Wow ! (Elles rient de l’extravagance de la chose.) Vous croyez que la disquette est endommagée ? demande Lillian.

— J’espère. Soit c’est ça, soit l’ordinateur est hanté.

Lillian rit.

— Peut-être que nous pourrions demander au révérend de… vous savez… le guérir…

— L’exorciser. Bien sûr.

Elles s’amusent bien. « Une gentille gosse », se dit Lucy après le départ de Lillian ; et, pour elle, c’est le meilleur des compliments.

Bureau rangé et fermé, retour à la maison pour commencer à préparer le dîner. Lucy papote au téléphone avec son amie Valerie tout en coupant des pommes de terre pour un nouveau ragoût qu’elle essaie de faire. Hop, au micro-ondes !

Puis Jim rentre. Il a l’air sale, fatigué.

— Tu ne vas pas aller faire ton cours dans cet état, hein ?

Il semble prendre ça comme un affront.

— Dans quel état ?

— Ces vêtements, Jim. On dirait que tu sors des bas-fonds de Santa Ana.

— Enfin, m’man, ne sois pas aussi bourrée de préjugés.

— Je ne suis pas bourrée de préjugés.

Comme si elle était une quelconque recluse bigote ! Quand est-il descendu à Santa Ana pour la dernière fois ? C’en est trop. Mais il ne comprend pas, il lui adresse ce regard du type qu’est-ce-que-j’ai-encore-dit, le même que celui de Dennis. Ils se ressemblent de façon étonnante, parfois. Dans les mauvais moments, en général. Lucy renifle et se domine en surveillant le micro-ondes.

— En tout cas, tu devrais essayer de présenter mieux. Ça ferait de toi un meilleur professeur.

— J’ai l’allure que j’ai, maman.

— C’est idiot ! Tu contrôles tout. Et ça émet des signaux à propos de ce que tu penses des gens avec lesquels tu es. Et de toi-même, bien sûr.

— La sémiotique vestimentaire, hein, maman ?

— Je ne sais pas. La sémiotique ?

— Ce que tu disais sur les signaux.

— Eh bien… Oui, dans ce cas. Va te regarder dans une glace.

— Dans un instant.

— Tu restes dîner ?

— Non. Je suis juste passé voir s’il y avait eu du courrier pour moi.

Magnifique.

— Non, il n’y a rien.

Et le voilà parti, accélérant un peu le mouvement pour être sûr de ne plus être là quand Dennis arrivera.

Ça tracasse beaucoup Lucy, cet abîme qui s’agrandit entre Dennis et Jim. Elle sait très bien que ça ne fait de bien ni à l’un ni à l’autre. Chacun a besoin du respect de l’autre pour être pleinement heureux, rien que de très naturel. Et quand il y a autant de forces extérieures pour les rendre malheureux, ça devient plus important que jamais. C’est une question de soutien, de soutien mutuel, dans un moment crucial… Réfléchissant à cela, Lucy décroche le téléphone et appelle Jim qui trace vers l’est sur la Garden Grove Freeway.

— Écoute, Jim, est-ce que tu peux venir dîner demain soir ? Nous ne t’avons pas vu assez souvent ces derniers temps.

Pas du tout, en fait, depuis que lui et Dennis se sont disputés dans l’allée. Ils ne se sont pas vus une seule fois depuis lors, et ça fait plus d’une semaine, et Lucy sent le ressentiment et la colère croître de part et d’autre.

— Je ne sais pas, maman, dit Jim.

Contrariété et inquiétude se heurtent en elle.

— Ne te contente pas de passer voir ton courrier, fait-elle sèchement. C’est plus qu’une boîte aux lettres, ici. Tu vas venir et manger avec ton père d’ici peu, tu m’entends ?

— Très bien, dit-il, tranchant. Mais pas demain. En plus, je ne vois pas à quoi ça peut servir… Il pensera juste que, pour lui, c’est une autre manière de subvenir à mes besoins.

Et il raccroche.

Quelques minutes plus tard seulement, Dennis rentre d’un pas décidé, d’humeur vraiment massacrante. Lucy décide qu’il a besoin de se changer les idées, d’oublier son travail, et elle s’expose à une rebuffade en lui parlant d’Anastasia et de Lillian. Dennis grogne pendant tout le repas. Elle essaie un nouvel angle d’approche. Le pousser à vider son sac, éviter qu’il rumine.

— Qu’est-ce que tu as fait, aujourd’hui ?

— Parlé avec Lemon.

Ah ! Tout s’explique. Vraiment, ce Lemon doit être quelqu’un de tout à fait déplaisant, quoique Lucy ait du mal à le concevoir, vu l’homme charmant qu’elle a rencontré aux soirées de la L.S.R.

— À quel sujet ?

Mais Dennis n’a pas envie de s’engager là-dedans, et se retire à la table de la salle vidéo pour sortir un porte-documents et s’absorber dans des dossiers. Lucy fait le ménage, s’assied pour se reposer les pieds. Elle donne sa leçon sur la Bible demain matin et ils étudient un passage des Galates qui pose vraiment problème. Paul est un rédacteur ambigu, quand on le lit de près ; il y a chez lui des tendances conflictuelles, certaines altruistes, d’autres pas, qui débouchent sur un résultat quelque peu incohérent. Elle étudie une fois de plus le manuel du catéchiste et se tracasse pour le cours. Elle se surprend à piquer du nez. Déjà l’heure d’aller se coucher ; les soirées filent à chaque fois. Dennis est sorti regarder rien en particulier, la tête inclinée en arrière. Songeant sans doute à leur parcelle de terrain près d’Eureka, rêvant d’évasion. Cette idée fait frémir Lucy ; elle n’aime pas cette côte désolée, l’énorme distance qu’elle implique entre elle et ses amies, la famille, le travail, le monde. En fait, elle s’est demandé avec une certaine culpabilité si l’incendie qui a consumé leur terre n’était pas d’une certaine manière une réponse non désirée à ses prières, Dieu exauçant son vœu le moins digne comme pour lui adresser un avertissement d’un genre particulier…

Ils vont se coucher. Une autre journée de finie. Prières ensommeillées. Il faut qu’elle fasse revenir Jim ici. Y retravailler demain. Important. Après la leçon. Ou la séance avec Lillian. Ou…

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