Quand Dennis arrive de Washington, très tard ce même soir, épuisé et démoralisé, il trouve une maison vide. Et aucun billet. Il est d’abord furieux, puis inquiet ; et il n’arrive pas à déterminer que faire à ce sujet. Ça ne ressemble pas du tout à Lucy, il ne peut concevoir aucune explication possible au fait qu’elle soit dehors à 3 heures du matin. L’a-t-elle quitté, comme la femme de Dan Houston ? Un instant, la panique le transperce à cette idée ; puis il secoue la tête, pour en évacuer une telle absurdité. Lucy ne ferait pas ça.
Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ? Une heure passe et la peur croît en lui, puis deux heures se sont presque écoulées lorsqu’il lui vient à l’esprit qu’il ferait mieux d’appeler le pasteur plutôt que la police, alors qu’elle arrive dans l’allée. Il se hâte de sortir pour l’accueillir, courroucé et soulagé.
— Où étais-tu passée ?
Elle lui dit.
— Ah, fait-il avec raideur, et il la prend dans ses bras, l’étreint.
Il est trop fatigué pour ça, se dit-il. Trop fatigué.
Ils restent plantés là. Il est épouvantablement fatigué. Il se rappelle un jeu auquel ils avaient joué, son frère et lui, au cours d’une étape du marathon automobile auquel leurs parents les avaient associés. Un soir, dans les chambres d’un motel, ils avaient pris un jeu de cartes et l’avaient divisé, puis construit des châteaux de cartes par terre, dans des coins opposés de la pièce. « Forteresses de cartes » aurait été un nom plus approprié. Ils avaient pris ensuite une cuillère en plastique de McDonald’s et s’en étaient servis comme projectile – la pliant en arrière entre pouce et index comme un bras de catapulte puis la laissant filer. La cuillère suivait les plus rigolotes des trajectoires, et manquait son objectif dans la majorité des cas. Et ça les faisait rire…
Et quand la cuillère touchait les châteaux de cartes, c’était tellement intéressant ; peu importait celui de qui était touché, c’était un vrai bonheur de voir ce qui se passait. Ils s’aperçurent que les châteaux de cartes avaient deux façons de réagir quand ils étaient atteints de plein fouet. Tou-ouap ! Soit ils s’effondraient instantanément, et les cartes se dispersaient, soit ils résistaient, s’affaissaient un peu, et lors de leur affaissement perdaient peu ou pas de leur intégrité structurelle, de leur capacité à tenir debout. Peut-être sa curiosité sur ce point fit-elle de Dennis un ingénieur.
Images au hasard, dans un esprit épuisé. « D’où ça vient ? se demande-t-il. Ah ! Le château de cartes, en ce moment, c’est nous. Il n’arrive jamais qu’une seule carte soit menacée et les autres laissées en paix ; elles sont toutes menacées à la fois et d’un seul coup. Toutes traversent une crise permanente. Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? Des cuillères qui voltigent dans tous les sens. Et soit le château de cartes tient debout, soit il s’effondre. »
Il est trop las pour ça, trop abattu ; il n’a en lui aucun réconfort à apporter. Lucy se met à sangloter pour de bon. Il essaie de se rappeler la fille Keilbacher ; il ne l’a vue que quelques fois, entre deux portes. Blonde. Pleine d’entrain. Jolie. Plus facile d’imaginer Martin et Emma. Ach. Sale coup. Très sale coup. Bien pire que de voir le juge Andrew Tobiason débouter un plaignant contre toute évidence : pire que tout ce qu’on peut rencontrer dans cet univers de corruption et d’escroquerie. Ach, c’est moche partout. Des cuillères dans tous les sens. Faudra qu’il révise la voiture de Jim, qu’il vérifie que tout va bien. Il ne sait pas quoi dire. Lucy veut tout le temps qu’on dise quelque chose, des mots, des mots, mais il n’a pas de mots. Y a-t-il des mots pour ce genre de choses ? Non. Un entêtement bizarre, un enchevêtrement particulier empêchent certains châteaux de cartes de s’effondrer, malgré une capricieuse salve de coups… Il resserre son étreinte, les maintient debout.