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Jim l’apprend le lendemain, de la bouche de Lucy.

— L’infirmier qu’on a appelé sur l’accident, c’était Abe.

— Oh non. Tu déconnes.

— Non, et il est allé chez les Keilbacher pour les prévenir, mais ils n’étaient pas chez eux, alors il est venu me trouver. Il n’avait pas l’air bien.

— Je m’en doute.

Jim essaie de joindre Abe au téléphone, mais les parents de Abe sont toujours en vacances et ça ne répond pas chez eux ; le répondeur n’est pas branché.

Il se rend à l’enterrement le lendemain matin, et reste debout au fond de la chapelle de Fairhaven Cemetery. Assiste à la cérémonie, absent. Il a surtout connu Lillian à l’église, se rappelle-t-il. À une époque, à la fac, il avait été recruté par Lucy comme volontaire pour collaborer à la construction du bâtiment du catéchisme derrière l’édifice qui abritait l’église ; la paroisse était trop pauvre pour payer une véritable entreprise de bâtiment, et tout le travail était effectué par des bénévoles, sous l’égide de deux charpentiers chrétiens et pratiquants qui semblaient emballés par l’ensemble du projet, même si celui-ci avançait avec une lenteur effroyable. Chaque jour où Jim était présent, il apercevait une blonde maigrichonne avec un appareil dentaire qui avait le coup de marteau le plus enthousiaste, le plus violent qui se puisse concevoir. Les charpentiers pâlissaient en la regardant faire, mais elle était d’une précision surprenante. C’était Lillian. Jim revoit parfaitement le sourire ravi de la fille quand elle enfonçait un clou dans le bois d’un seul énorme coup, tandis que Don, le charpentier maître d’œuvre, portait une main à sa poitrine et bafouillait de rire…

Ils sortent dans un rayon de lumière. Le cimetière est sous le niveau supérieur du triangle autoroutier, ciel de béton semblable à de bas nuages menaçants, mais une grosse brèche ouverte sur le ciel laisse passer un peu de soleil. Ils suivent lentement le corbillard qui évolue au sein du dédale de rues de la cité des morts. Population supérieure à deux cent mille. Là encore, Jim marche derrière, observant la petite troupe qui entoure les Keilbacher, la façon dont ils se soutiennent les uns les autres. Il se dégage quelque chose de leur communauté religieuse, isolée sur leur îlot de foi au milieu de l’océan de l’Amérique du xxie siècle, une impression de solidarité que Jim n’a plus jamais ressentie depuis qu’il a cessé de pratiquer. La camaraderie, la joie qu’ils partageaient à l’époque où ils bâtissaient ce petit local pour le catéchisme ! Et il s’est avéré solide, en plus, il est toujours là. Oui, il ne fait aucun doute que Lucy tient quelque chose avec son engagement religieux…

Mais la foi… Il n’a pas la foi. Et on ne peut pas tricher avec ça. Et sans la foi…

Derrière la dernière rangée de tombes, il y a une orangeraie, plantée sous la lumière crue. La procession est désormais dans l’ombre portée du bas-côté du triangle, et le large faisceau de lumière qui tombe sur les arbres vert et orange est saturé de poussière, très vif. Les arbres forment presque des sphères, qui reposent à même le sol : des sphères vertes, constellées de nombreuses sphères d’un orange vif. C’est la dernière orangeraie de tout le Comté d’Orange. Elle est rattachée au cimetière, et recule lentement pour faire place aux morts.

La cérémonie de mise en terre est brève. Pas d’Abe en vue, remarque Jim. Il s’excuse auprès d’une Lucy qui désapprouve et s’esquive ; la simple idée d’une veillée lui est insupportable.

Il remonte Saddleback Mountain à la trace, en écoutant la sonate Hammerklavier de Beethoven. Il n’y a personne chez Abe.

Il suit la route jusqu’au parking avec vue de Santiago Peak, celui des deux parkings de Saddleback qui est le plus à l’est. Celui de l’ouest, sur Modjeska Peak, est à quelques mètres plus bas. Il sort de la voiture, se dirige vers l’appui en béton au bord du parking, contemple le Comté d’Orange en contrebas.

Cette ville qui s’étend à ses pieds, c’est chez lui. Dans la journée, c’est un brumeux embrouillamini de bâtiments et de viaducs autoroutiers suspendus. Même le niveau supérieur du triangle autoroutier, qui domine le centre de la plaine, est difficile à distinguer. C’est comme si on avait fait monter des bétonnières avec leurs gros réservoirs cylindriques jusque sur ce promontoire pour libérer un flot de lave de béton qui aurait recouvert la plaine tout entière. La dernière ville de la civilisation occidentale.

Jim se rappelle la vue depuis le sommet de la colline, à Itanos.

Il a les pensées en désordre, il n’arrive pas à les faire coller les unes aux autres. Les choses commencent à changer en lui, ses vieux schémas de pensée sont en train de casser et de disparaître, sans rien de nouveau pour les remplacer. Il se sent incohérent.

Abattu, il reprend la voiture et descend de la montagne. Il a l’impression qu’il lui faut localiser Abe, et il se rend chez Sandy. Abe n’y est pas, et Sandy pas davantage. Angela a été informée de l’accident, et elle fait sortir Jim sur le balcon, lui parle d’autre chose. Jim reste assis là, vide, touché par les attentions d’Angela. C’est vraiment quelqu’un de merveilleux, l’une de ses meilleures amies, la sœur que sa famille ne lui a pas procurée.

Elle contemple maintenant la paume de ses mains, l’air troublé.

— Tout semble aller de travers, dit-elle. Tu as appris qu’Erica avait rompu avec Tashi ?

— Non… Quoi ?

— Oui. Elle a fini par se décider. Elle ne vient plus ici non plus. Je suppose qu’elle a opté pour un changement radical.

Il n’y a pas d’amertume dans la voix d’Angela, mais de la tristesse. Ils se regardent, installés dans leurs sièges sur le balcon. Le brouhaha des autoroutes les submerge en ondoyant.

— Ce n’est pas une grosse surprise, dit Angela. Il y avait un bon bout de temps qu’Erica était malheureuse.

— Je sais… Je me demande comment Tash prend ça.

— C’est tellement difficile à dire, avec Tash. Je suis sûre qu’il a de la peine, mais il ne parle pas beaucoup.

Il parle à Jim, pourtant. Parfois.

— Il faudrait que j’aille le voir. Bon Dieu, tout le monde !…

— Je sais.

La sonnette retentit, et Virginia s’avance à travers les plantes grasses.

— Salut, Jim. (Bise rapide sur la joue.) Je suis au courant, pour ta copine. Je suis sincèrement désolée.

Jim hoche la tête, touché de sa sollicitude. Tout le monde semble se serrer les coudes, dans de telles circonstances.

Virginia est adorable dans la lumière brumeuse de l’après-midi, ses cheveux en bandeaux d’or blanc jetant des éclairs d’une luminosité presque insoutenable. Sa présence fait partie du tableau, Jim le constate. C’est ça que ça implique, d’avoir des amis ; faire partie d’une communauté qui fonctionne. Et c’est ce qu’ils sont ; une île de plus émergeant du béton…

— Allez, viens, je t’invite à dîner, dit Virginia, et Jim donne son consentement avec gratitude.

Résolument gaie, Angela les regarde partir. Ils prennent la voiture de Jim et tracent jusqu’au Hungry Crab, à Newport Beach.

Étant donné qu’ils ne se sont pas parlé depuis longtemps, ils ont pas mal de choses à se dire ; et à mesure qu’ils liquident deux bouteilles de vin et un régal de crabe, ils deviennent d’humeur de plus en plus joviale. Jim parvient même à lui décrire les divers épisodes comiques de leur escapade européenne ; leurs disputes relèvent du passé, ils ont dépassé ça, sont entrés dans une période de maturité plus grande dans leurs relations. Jim regarde Virginia rire, et cette vision qu’il a d’elle est plus enivrante que le vin : chevelure d’un poli parfait, telle une coiffe de bijoux, bronzage très accentué, nez retroussé, taches de rousseur, grand sourire ouvert sur des dents blanches, ça colle impeccablement avec le décor, c’est parfait, parfait, parfait.

Et il est complètement soûlé, à la fois par le vin et par la proximité de cette splendide créature, quand ils règlent l’addition et sortent. Entrent dans la fraîcheur salée d’un soir à Newport Beach, titubant de concert, se tenant par la main, riant à la vue d’un couple de touristes bronzés qui roulent des yeux exorbités – s’amusant tout à fait alors qu’un groupe d’étudiants s’approche dans leur direction.

Et Jim aperçoit Hana Steentoft au sein du groupe, tête baissée comme à l’accoutumée. Lorsque le groupe les croise, elle lève les yeux sur lui, puis les rebaisse. Le groupe poursuit son chemin et entre au Crab.

Jim s’est immobilisé et a vivement retiré à un moment sa main de celle de Virginia. Alors qu’il s’est retourné vers le restaurant, elle arbore ce sourire sarcastique qui lui est familier. Elle dit :

— Honte qu’on me voie avec toi, hein ?

— Non, non.

— Tu parles.

Jim ne sait pas quoi dire, il ne peut pas se concentrer sur Virginia en ce moment précis, il se fout de ce que Virginia pense ou ressent. Sa seule envie, c’est de se précipiter à l’intérieur du Crab et d’essayer d’expliquer les choses à Hana. Comme dans un cauchemar : en quelque sorte piégé par une ancienne liaison désastreuse, qui empoisonne la nouvelle… Il a fait des cauchemars tout à fait de ce genre-là ! Comment cela pourrait-il arriver en vrai ?

Mais c’est arrivé, et le voilà planté sur le trottoir en compagnie d’une Virginia Novello furieuse. L’abandonner à Newport Beach et se jeter aux pieds de Hana au milieu d’un groupe d’amis est tout bonnement trop mélodramatique pour Jim, excessif, il ne se voit pas faire ça.

Aussi affronte-t-il le courroux de Virginia.

— T’es vraiment un goujat, Jim, tu sais ça ?

— Allez, Virginia. Lâche-moi un peu.

Comme il leur est facile de replonger. Toutes les variations sur un thème : Tout est de ta faute. C’est pas vrai ; je te ferai aucune concession ; tout est de ta faute. Aller, retour, aller, retour. Tu es moche. Non, t’as tort, je suis quelqu’un de bien. Tu es quelqu’un de moche. On peut formuler ces choses-là de pas mal de façons, et Jim et Virginia répètent la totalité du répertoire sur le chemin du retour, leur bref instant de camaraderie complètement et définitivement oublié.

Leur coda préférée, lorsque Jim pénètre à la trace sur South Coast Plaza et arrête la voiture :

— Je ne veux plus te voir, plus jamais ! crie Virginia.

— Très bien, crie Jim en retour. Tu ne me verras plus !

Et Virginia claque la portière et s’éloigne à la hâte.

Jim pousse un profond soupir, appuie son front sur le commutateur de direction. A combien de personnes en même temps est-il capable de faire du mal ? Aujourd’hui…

Il reste assis plusieurs minutes, le front reposant misérablement sur le tableau de bord, à se faire du souci pour Hana. Il faut qu’il fasse quelque chose, sinon… Mais il ne sait pas quoi. Abe. Impossible de trouver Abe. Tashi ! Putain, ça tombe de tous les côtés d’un seul coup, comme si toute l’île était menacée d’un raz de marée. Tout se déglingue ! Il descend le rail sur Bristol, en direction de chez Tashi.

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