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RKKK !... encore légèrement radioactif. Sur le front étranger, la Birmanie détient toujours l’avantage ; quant à la Belgique, je préfère ne pas en parler, d’accord ? Et maintenant jetons une oreille sur le nouveau tube de notre groupe préféré, les Pudnockers, Why My Java is Red White and Green.

Sandy Chapman éteint la radio. Grogne, grommelle. Raideurs dans les articulations, il se sent vieux. Le soleil entre à flots dans la chambre aux parois vitrées et emplie de plantes ; il fait chaud, moite, ça sent comme dans une serre. Sandy parvient tant bien que mal à se mettre en position assise. Angela est partie depuis longtemps, pour aller bosser dans les salles de thérapie corporelle de l’hôpital St. Joseph.

Toutes les luisantes feuilles verdoyantes se brouillent. Vision quelque peu floue – un peu trop cillé la veille, comme toujours, ça produit un genre de gueule de bois oculaire, comme s’il avait encaissé des lacrymos ou qu’on lui avait passé la cornée au sable ou je ne sais quoi. Il a l’habitude. Il se lève, rame vers la salle de bains. Le visage dans le miroir a l’air ravagé. Cernes appuyés soulignant des yeux rouge vif, barbe de plusieurs jours, langue chargée, longs cheveux rouges échappés de la queue-de-cheval, comme s’il avait été électrocuté. Pas de doute, c’est le matin. Onkr.

Dans la cuisine, il met la cafetière en route, reste assis à contempler la San Diego Freeway, dehors, jusqu’à ce que ça soit prêt. Retour à la chambre, où il s’assied par terre au milieu des plantes. Cille un peu d’Appréhension de la Beauté… Ah. Ça va mieux. La simple lubrification lui fait du bien. Il sirote son café, se détend, l’esprit vide : pas de soucis, pas de projets. Odeurs de café, de plantes à la chaleur, de terre mouillée. « , c’est pour ça qu’ma java est rouge et blanche et verte, entonne-t-il, le sang dans la jungle, la machine blanche qui fume… » C’est son seul moment de tranquillité de la journée, au milieu des feuilles cireuses qui luisent d’un vert translucide dans l’air ensoleillé traversé de fétus infinitésimaux ; tout est visible, c’est un monde de lumière et de couleurs…

Besoin d’une autre tasse de café. Un quart d’heure après, ça lui revient à l’esprit et il se lève. « Oups, me suis levé trop vite. » Traverse des zones chaudes sur le chemin de la cuisine. Ah, nettement mieux maintenant. Volupté de la chaleur du carrelage sous les pieds, saveur du café tranchant sur le goût pâteux dans la bouche, vidéo d’Angela se déshabillant la nuit d’avant, en piste sur les écrans de la cuisine. Prêt à attaquer le boulot de la journée. Une journée dans une vie, ouais.

Mais d’abord il s’interrompt pour appeler son père à la clinique expérimentale de Miami Beach. Ils discutent par liaison vidéo pendant vingt minutes ou quelque chose comme ça : George semble bien aujourd’hui, cordial et enjoué malgré sa pâleur et les perfs. Sandy trouve ça rassurant, enfin presque.

Puis il est habillé, dispos, il franchit la porte pour aller travailler comme n’importe quel homme d’affaires.

Sandy commence sa journée à l’heure. Et comme il n’a de comptes à rendre qu’à lui-même, il respecte toujours le planning. Il trace jusqu’à un quartier mal famé de Santa Ana, à quelque chose comme un kilomètre et demi au nord de South Coast Plaza, et ouvre le portail de l’entrepôt qu’il loue après avoir déconnecté toutes les alarmes. Pénètre dans son laboratoire.

Aujourd’hui, il attaque les essais de cyto-toxicité, l’un des points essentiels de son travail. N’importe qui peut fabriquer des drogues, après tout ; le truc, c’est de découvrir si elles vont vous tuer ou pas sans en faire personnellement l’expérience. Ou les administrer à des rats. Sandy n’aime pas tuer des rats. Aussi n’apprécie-t-il pas ces essais.

Étant donné que l’épithélium de la cornée sera le premier touché par la drogue, les cellules de l’épithélium sont testées les premières. Deux jours plus tôt, Sandy a contacté l’équipe de techniciens de biochimie à l’abattoir et a acheté un sac d’yeux de vache ; il les sort maintenant du frigo et utilise un outil que l’on appelle un policier de caoutchouc pour détacher les Cellules épithéliales de leur support membraneux. Déversées dans une boîte de Pétri sur un quelconque milieu de culture, en compagnie d’une dose soigneusement mesurée de la drogue en question – une nouvelle, une variante de la triméthoxy-amphétamine 3, 4, 5 qu’il a baptisée la Visionnaire –, ces cellules vont se mettre soit à proliférer, soit à mourir, soit à se débattre quelque part entre les deux, et leur coloration au bout d’une semaine dira ce qu’il y aura à dire.

Cet essai mis en place, Sandy passe à des choses plus délicates. Il faut aussi contrôler l’effet de cette nouvelle drogue sur les lymphocytes, car le sang la charriera une bonne partie du temps. Sandy entame donc un dosage de libération du chrome, injectant du chrome 51 dans les lymphocytes puis passant ceux-ci à la centrifugeuse jusqu’à ce qu’il ne reste que les cellules. À ce stade, tout le chrome du mélange se trouve à l’intérieur des cellules. Ensuite, ajout de la Visionnaire – par doses allant du feptomolaire au picomolaire, au nanomolaire, au micromolaire… – et le tout va dans un milieu de culture qui devrait satisfaire les lymphocytes. Mais avec la drogue dedans, qui sait ? Dans tous les cas, les cellules mourantes ou mortes relâcheront le chrome, et après, un nouveau passage à la centrifugeuse, le chrome libéré découvert fournira une bonne mesure du degré de toxicité de la drogue.

Plus tard, des essais sur les cellules stationnaires et les cellules organiques, en particulier les cellules de la moelle osseuse, seront nécessaires. Et, au bout du compte, après un bon nombre d’heures de laboratoire, Sandy aura une idée à peu près exacte de la toxicité de la Visionnaire. Propre. En ce qui concerne les effets négatifs à long terme de la nouvelle drogue, eh bien… Ce n’est pas aussi clair. Ça ne figure pas sur le bon de garantie. Ce n’est pas une chose à laquelle il aime penser, pas plus que n’importe qui. Aucune de ces drogues nouvelles n’est très bien appréhendée sur le long terme. Mais s’il y a des problèmes en cours de route, ils trouveront sûrement quelque chose, comme pour les divers tueurs viraux. Transformeront le corps en mini-champ de bataille et l’emporteront : le cerveau est capable de finir par prouver qu’il est plus malin que les virus. Qui sait quel démon tombera la prochaine fois ?

Donc, pas à s’inquiéter des effets physiques à long terme. Quant aux effets de la nouvelle drogue sur l’esprit, eh bien, ce n’est pas aussi bien arrangé, mais il possède une collection d’araignées, qui tissent leurs toiles sous l’influence des diverses substances. La nature spécifique de l’altération de la conscience induite par la drogue peut être en partie prédite par l’analyse de Witt des toiles réalisée par l’ordinateur. Incroyable mais vrai. Une connaissance plus précise en ce domaine viendra après des essais intensifs sur le terrain : il a beaucoup de volontaires.

À vrai dire, il achète ses drogues à un stade avancé, et l’ingénierie moléculaire qu’il pratique pour fabriquer ses nouvelles drogues n’a vraiment rien de super-compliqué, quoiqu’il ait une réputation de génie qu’il ne fait rien pour essayer de dissiper. En fait, il a du talent en pharmacométrie – pour se procurer les drogues de base auprès des compagnies puis estimer, avec l’aide d’un programme Upjohn piraté d’analyse des relations structure/activité, quelles altérations de la structure chimique modifieront les propriétés psycho-actives des drogues de façon intéressante. La pharmacométrie est vraiment un art, tout de même, en dépit de l’assistance indispensable du programme : le domaine des relations entre structure et activité est vaste et complexe, et personne ne le connaît en entier. Aussi est-il dans cette mesure une sorte d’artiste.

Deuxième heure de travail. Sandy évolue parmi les divers alcaloïdes, endomorphines et solutions sur les étagères dans leurs bouteilles et leurs flacons, et les textes et articles de référence qui débordent d’une grande bibliothèque, et les masses des centrifugeuses, des réfrigérateurs, du spectrographe de masse, tous d’occasion… Il serait facile d’impressionner n’importe quel visiteur. Pendant quelques minutes, il s’attaque de nouveau aux problèmes d’auto-assemblage synergique de la Morpholide 15 et d’une enképhaline introduites simultanément dans le cerveau – question de pharmacocinétique de haut niveau, oui, et bigrement intéressante par-dessus le marché, mais un peu trop exigeante pour ce matin. Plus facile de retourner aux ultimes projets pour adapter le 5-HIAA aux neurones sétrotoninergiques, qu’il a déjà presque maîtrisés. Ça devrait faire un bon petit hallucinogène, ça.

Ainsi passent deux heures de labo passionnantes, comme toujours. Mais il est censé retrouver l’un de ses fournisseurs, Charles, à midi, et quand il lève les yeux vers la pendule il s’aperçoit qu’il ferait mieux de se grouiller. De fait, il arrive chez Charles, à Santa Ana, à midi cinq. Rien à redire, non ?

En tout cas, l’inévitable processus de prise de retard sur l’emploi du temps s’installe immédiatement, avec Charles qui l’invite à partager un compte-gouttes, puis une discussion en détail des problèmes existentiels de Charles. Et le simple fait de passer prendre un litre de DMT chez Sandoz l’occupe jusqu’à 1 h 30.

Il se rend ensuite chez le premier de ses distributeurs, à Garden Grove, et trouve la maison vide. Vingt minutes d’attente, puis ils se pointent, et rebelote sur un plan identique ; juste besoin de leur refiler vingt compte-gouttes et de ramasser le fric correspondant, ça pourrait prendre cinq minutes, pas vrai ? Mais non. Faut se ciller un nouveau compte-gouttes d’Affabilité sociale, allumer un nouveau joint fourni par Sandy et bavarder un peu. C’est ça, vendre, c’est un boulot fait de contacts sociaux, et on ne peut pas y couper. Peu de gens réalisent à quel point le programme de livraisons de Sandy est chargé, et bien sûr il ne tient pas à insister trop sur ce point. Pour être bon diplomate, il ne faut pas partir avant d’avoir passé une heure, et il est donc maintenant presque 3 heures. Il fonce à Stanton faire un saut chez June, puis trace au niveau de la rue jusqu’à La Palma pour voir Sidney, prend l’autoroute pour retourner à Tustin assister à la réunion hebdomadaire des revendeurs de drogue au détail de Tunaville, redescend sur Costa Mesa pour y retrouver Arnie Kalish, puis repart pour Garden Grove afin d’y rencontrer ces Vietnamiens du Petit Saigon… jusqu’à ce qu’il soit de trois heures en retard sur son planning, un retard qui s’accroît à toute vitesse, alors qu’une douzaine de personnes attendent encore de le voir avant le dîner. Pffou !

Heureusement, c’est comme ça tous les jours, et tout le monde s’attend à ce que Sandy soit en retard. C’est une légende du C. d’O. ; les histoires abondent sur Sandy se pointant pour déjeuner à l’heure du dîner, pour dîner à minuit, pour une fête le lendemain… Maintenant, cela choquerait sûrement vraiment les gens s’il arrivait à l’heure. « Mais, se dit-il, ce n’est jamais de ma faute ! »

Il poursuit donc sa route, traçant comme un dingue pour s’asseoir de transaction glaciale en transaction glaciale. Ça exige pas mal d’efforts, quand il est fatigué ou déprimé, d’être à la hauteur du boulot d’un Sandy Chapman ; on attend de lui, quand il arrive chez un copain/client, qu’il donne un coup de fouet à la journée, qu’il entre en coup de vent avec une énergie de fou furieux et son sourire d’allumé, qu’il discute des dernières nouveautés en matière de musique, de cinéma, de sport ou de Dieu sait quoi, qu’il change de registre et passe de l’intello branché à fond à celui qui vit dans l’ignorance totale du monde du mail… qu’il sorte encore un autre compte-gouttes, d’Affabilité, de Drôle d’Os, de Velours californien ou de Bourdon, n’importe quoi qui semble convenir sur le moment, les yeux exorbités de joie maniaque quand il élève le compte-gouttes et renverse la tête en dessous… Il a l’habitude de fonctionner rationnellement, même quand il est écrasé par des quantités monumentales de défonce, en fait, c’est juste la réalité quotidienne, pour lui, la défonce, c’est un handicap dont il ne se rend à peu près plus compte. Son seuil de tolérance est si élevé qu’en réalité c’est à peine s’il remarque les effets de la première goutte d’Appréhension de la Beauté au matin de chaque journée. Alors il cille en compagnie de n’importe quels types qui se trouvent là, et qu’il a réorientés sur la fête, fume de la dope avec eux, inhale des capsules de poppers, glousse avec eux lorsqu’ils manifestent les premiers symptômes de dérèglement mental, les emplit à craquer de ce comique qui constitue sûrement sa principale marchandise. C’est vraiment une performance, même s’il la considère rarement comme telle. Une performance d’acteur.

Bien après le coucher du soleil, il finit sa dernière livraison, avec environ cinq heures de retard. Sur le chemin du retour, il s’arrête et achète le dix trillionième Big Mac-frites et un Coca, mange en traçant vers chez lui. Arrive, mais pas de répit pour les braves ; la fête ici est du genre endormi, et il l’a fait démarrer au quart de tour, par réflexe, la met sur les rails et la fait rouler. Puis passe dans sa chambre, voir s’il y a des messages au téléphone.

Le répondeur parvient à peine à contenir tous les messages qui ont été laissés, et Sandy s’assied sur le lit, bourdonnant comme un vibromasseur, contemplant le ressac sur les murs vidéo en les écoutant. L’un d’entre eux accroche son attention vagabonde et il le répète depuis le début :

— Hé, Sandy, Tompkins à l’appareil. On fait une petite fête chez moi, ce soir, et on aimerait bien te voir, si tu peux. On veut te présenter un ami d’Hawaii qui a une proposition, aussi. Ça finira tard, alors te bile pas pour ton heure d’arrivée. J’espère que tu écouteras ça à temps – à plus tard…

Sandy sort dans la salle de jeux. Jim est absorbé par les écrans vidéo suspendus, et Sandy y jette un coup d’œil. Le monde du collage.

— Qu’est-ce qui passe, Jim, mon pote ?

Jim désigne d’un geste un carré de noirs et blancs tremblotants.

— Le meilleur Hamlet jamais filmé. Christopher Plummer dans le rôle du Danois, tourné par la BBC à Elseneur il y a des années.

— Moi, j’aime bien la vieille version russe. Le fantôme de son père, haut de dix étages – comment veux-tu qu’on fasse mieux que ça ?

— C’est un chouette passage, t’as raison.

Jim a l’air un peu abattu. Lui et Virginia semblaient en pleine discussion orageuse au moment où Sandy est entré, et Sandy suppose qu’ils se sont de nouveau querellés. Ces deux-là ne forment pas vraiment le couple le plus génial de tous les temps ; en fait, ils n’arrêtent pas de dire que c’est fini, bien que la fin paraisse longue.

— Tu crois que tu peux t’arracher au Barde pour faire une virée à La Jolla ? Mes vieux copains nous ont invités à une fête chez eux.

— Sûr, je l’ai à la maison.

Sandy rassemble Arthur, Abe, Tashi.

— Voyons si on peut amener Humphrey à conduire, dit-il avec son sourire espiègle.

Ils s’esclaffent ; Humphrey empêche sa note d’électricité de grimper en conduisant le moins possible. C’est un almanach de tous les trajets les plus courts, il peut vous donner le chemin le plus économique entre deux points quelconques du C. d’O. plus vite qu’un cerveau de voiture. Ils s’approchent de lui en bande, Sandy dit :

— Humphrey, tu as une chouette grosse bagnole, emmène-nous à La Jolla et je t’emmènerai dans une fête que tu n’oublieras pas.

— Ah, ben, qu’est-ce que celle-ci a de mal ? On peut pas demander mieux, non ?

— Bien sûr que si ! Allez, Humphrey…

Sandy exhibe un compte-gouttes neuf de Bourdon, le péché mignon de Humphrey, et l’agite juste devant lui.

— Tu peux pas quitter ta propre fête, commence à dire Humphrey, avant de trébucher sur l’absurdité de la déclaration.

Sandy l’entraîne vers la porte, s’interrompant pour un baiser rapide et une explication à Angela. Se rappelant Jim et Virginia, il se reprécipite à l’intérieur et l’embrasse de nouveau.

— Je t’aime.

Et les voilà partis, suivis d’Arthur, Abe, Tashi et Jim, qui se poussent du coude en pouffant de rire en descendant groupés l’escalier rarement emprunté.

— Tu crois que Humph a déjà fait poser des serrures à sous sur les portières de sa voiture ? demande Abe à mi-voix, et ils gloussent.

— Un taximètre, suggère Tashi. Davantage de bénéfices potentiels.

— Plus subtil, ajoute Arthur.

Humphrey, dans la volée de marches en dessous, dit à Tashi :

— Peut-être qu’on pourrait se partager les frais au kilométrage, hein ?

Derrière, les quatre autres manquent d’exploser à force de contenir leurs rires, et quand Sandy déclare : « Sûr, Humphrey, et peut-être qu’on pourrait aussi calculer l’usure des pneus », ils échouent lamentablement et éclatent comme des ballons. La cage d’escalier s’emplit d’échos de hurlements. Tashi s’écroule sur la rampe ; Abe, Arthur et Jim dégringolent jusqu’au palier et entreprennent de descendre la volée suivante à quatre pattes. Humphrey et Sandy observent leur descente, Humphrey avec perplexité, Sandy arborant son sourire de maniaque.

— Vous êtes défoncés, les mecs.

Ce qui les étend pour le compte. Peut-être qu’ils le sont.

Ils cessent de racler le sol du parking en rampant et montent dans la voiture de Humphrey, inspectant soigneusement les poignées des portières et l’intérieur du véhicule.

— Qu’est-ce que vous cherchez, là ? demande Humphrey.

— Rien, rien. On peut y aller, maintenant ? On est partis ?

Ils sont partis. Direction San Diego.

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