Fonçant vers son cours du soir, Jim s’arrête au Burger King pour un hamburgerfritesetCoca sur le pouce. Il attrape le petit journal gratuit, le Register, et le parcourt brièvement. Au milieu des petites annonces privées ou immobilières qui constituent le gros du journal, il y a une mince partie consacrée aux infos régionales du C. d’O. ; le gros titre dit : AEROJET NORD, DERNIÈRE VICTIME DES SABOTEURS. Oui, c’est encore l’œuvre de Jim et d’Arthur. Jim lit les détails avec intérêt car, tout comme pour Northtrop ou la Parnel, ils n’ont pas eu le loisir d’observer les effets de leur action. Il semble que le programme software du programme de missiles balistiques défensifs en ait pris un sérieux coup, d’après les gens du service de presse d’Aerojet. « Fantastique », se dit Jim. Il jette le journal à la poubelle en sortant, avec l’impression d’être en train de devenir un acteur de l’Histoire, désormais propulsé sur la scène du monde.
Aussi lui est-il difficile de se concentrer sur les problèmes grammaticaux de sa petite classe. Ce soir, l’un de ses étudiants lui remet un petit bijou :
« Nous pouvons prendre pour granité que les gorilles rouges détruiront la civilisation occidentale s’ils le peuvent. »
Jim frissonne devant la conception que l’étudiant doit se faire des guerres en Indonésie et en Birmanie : les Marines pourchassés par de gigantesques singes cramoisis… Et prendre pour granité ! C’est parfait, vraiment ; la façon dont l’étudiant a entendu la phrase a même un sens, en tant que métaphore. Solide comme du granité. Jim aime bien. Mais c’est un signe parmi d’autres que ses élèves ne lisent pas. L’écriture leur est donc complètement étrangère, c’est une langue différente. Et il est impossible d’enseigner une langue en un court semestre. Leur tâche à tous est irréalisable. A quoi bon essayer ?
La classe terminée, Jim ramasse les papiers sur la table. Éteint la lumière de la salle, passe dans le couloir. Fait inhabituel, la porte en face de la sienne est ouverte. À l’intérieur, une femme aux cheveux noirs déclame vigoureusement un cours.
Noire crinière frisée en bataille, qui vole dans son dos.
Elle est imposante : grande, corpulente, bien charpentée.
Pantalon de treillis militaire, informe pull de laine aux manches retroussées.
Boots.
Travaillant sur un chevalet : ah. Une artiste. Ça explique tout, non ?
Non. Feu stop. Un poème est une liste de Choses-à-faire.
Jim se met sur un côté du chambranle pour essayer de voir ce qu’il y a sur le chevalet. Lignes noires. Elle dessine avec une hardiesse insouciante, regardant parfois vers la classe sans s’arrêter.
— Essayez de faire ça, ordonne-t-elle.
Essayer de dessiner en regardant ailleurs ?
Alors qu’ils s’y attellent, elle vient à la porte.
— Perdu ?
— Non ! Non, je viens juste de finir mon cours dans la salle, là, en face. (Quoique, peut-être, je sois perdu…) Je regardais juste.
— Entrez, si vous avez l’intention de regarder.
Jim hésite, mais elle est retournée à son chevalet, et il paraît impoli de disparaître comme ça. Il entre donc sur la pointe des pieds et s’assied à un pupitre près du bureau. Pourquoi pas ?
Les étudiants sont devant des tables, des pupitres, des chevalets, absorbés par le dessin. L’esquisse du professeur représente un paysage, dans le style oriental : pics montagneux empilés les uns sur les autres, disparaissant dans des bancs de nuages puis en ressortant. Dans le bas, des pins minuscules, un cours d’eau, une maison de thé, un groupe de gros moines se moquant d’un oiseau. Ça ressemble aux illustrations d’un de ses livres sur le zen. Il a laissé tomber le zen qu’il jugeait trop incorrigiblement apolitique mais, malgré tout, cet art a quelque chose… Le professeur consulte l’horloge, dit :
— Nous sommes en train de dépasser l’heure. C’est le moment d’arrêter. (Pendant que ses élèves plient bagage, elle déclare :) Entraînez-vous à exécuter vos esquisses jusqu’à ce que vous soyez capables de le faire sans réfléchir, pour que ce soit votre tête qui peigne. C’est autant une question de façon de voir que de technique. Utilisez les espaces blancs, par exemple. Une fois qu’on a appris le lavis, c’est entièrement une question de façon de voir. (Elle évolue parmi eux.) Nous avançons comme des somnambules pendant la majeure partie de notre vie, et ça ne suffit pas. Ça ne suffit pas. Vous devez projeter votre esprit dans vos yeux et votre regard. Observer en permanence. (Elle emporte sa boîte de couleurs vers un évier dans un coin, où d’autres sont en train de laver leurs pinceaux.)
Quand ça devient un automatisme, on commence à voir le monde comme une grandiose succession de peintures, et la technique que l’on possède aide à en coucher quelques-unes sur la toile. Ce soir, en sortant, rappelez-vous ce que j’ai dit, et réveillez-vous ! Bon, à jeudi.
Les étudiants s’en vont, discutant par petits groupes. Jim reste assis et l’observe. Elle fourre son matériel dans un grand porte-documents, presque une valise. Fait claquer le fermoir.
— Alors ? fait-elle à Jim.
— J’apprends à voir.
Elle fronce le nez.
— Faites attention à ne rien vous casser.
Jim hésite.
— Vous voulez boire quelque chose à la Coffee Hut ?
Elle détourne les yeux avec gêne. Il se dit qu’elle est timide, et sourit presque ; ses étudiants croiraient-ils cela possible ?
— D’accord.
Elle prend la valise sur la table et franchit la porte sans plus de façons.
Jim la suit. Ils se présentent. Elle s’appelle Hana Steentoft. Elle habite Mojeska Canyon, pas si loin que ça du collège.
— Et vous êtes artiste ? demande Jim.
— Oui.
Elle semble amusée pour une raison ou pour une autre.
Ils entrent dans la pathétique imitation de café de style bohème du Junior College de Trabuco : poutres de bois en plastique au plafond, lumière tamisée, vieilles affiches représentant des châteaux européens, tout un mur de distributeurs automatiques de nourriture et de boissons. Rien ne peut dissimuler le fait que Trabuco n’est qu’un collège de banlieue. L’endroit est désert. Ils s’asseyent dans le coin opposé à celui où le gardien lave le plancher en faux bois.
— Vous peignez dans le style que vous enseigniez ce soir ?
— Non. Je considère ça comme un outil, une ressource stylistique. J’aime la manière de certaines dynasties, et la dynastie Ming est parfaite pour certaines choses que je fais, mais… Vous enseignez l’écriture ? C’est comme si vous donniez un cours sur l’écriture des sonnets et que je vous demandais si vous écrivez des sonnets. Ce n’est sans doute pas le cas, mais vous pourriez vous servir de ce que les sonnets vous ont appris pour écrire d’autres poèmes.
Jim acquiesce.
— Et vous vendez vos toiles ?
— Certainement. On ne peut pas vivre avec ce qu’ils nous paient ici, pas vrai ?
Elle rit.
Jim élude la question.
— Et qui sont vos clients ?
— Des particuliers, pour la plupart. Un groupe dans les canyons, et à Laguna. Et aussi quelques banques. Des trucs à accrocher aux murs de leurs bureaux. (Elle change de sujet.) Et qu’est-ce que vous écrivez ?
— Ah… De la poésie, surtout. Mais j’enseigne un anglais d’abrutis.
— Vous n’aimez pas ça ?
— Oh, ça va, ça va.
Il regrette sa formule.
Elle siffle la plus grande partie de sa bière. Ils parlent enseignement. Ils parlent peinture. Jim connaît les impressionnistes, et l’habituelle sélection intello parmi les autres. Ils partagent un enthousiasme pour Picasso. Hana parle de Cassatt, puis de Bonnard, son génie de prédilection.
— Même maintenant, nous n’avons pas encore pleinement compris certains aspects de son œuvre. Cette coloration qui semble bizarre au premier abord et qu’ensuite, quand on regarde le monde réel de plus près, on trouve là, comme en dessous de la surface des choses.
— Même ces ombres blanches dans son fameux tableau ?
Elle rit.
— Le Cabinet de toilette ? Eh bien… Je ne sais pas. C’était pour la composition, je suppose. Jamais vu d’ombres blanches, personnellement. Mais peut-être que Bonnard l’a fait, je n’en douterais pas. C’était un génie.
Ils parlent du génie en art, de ce en quoi il consiste et de la manière pour ceux qui en sont dépourvus d’en tirer des enseignements. Jim, qui est prêt à concéder dans l’instant qui suit qu’il n’a rien d’un artiste génial, et se contente d’espérer qu’il ne sera pas davantage poussé dans ses retranchements et contraint d’avouer qu’il n’a en fait rien d’un artiste tout court, s’aperçoit que Hana ne fait jamais aucune de ces concessions. Elle ne prétend pas non plus à quoi que ce soit. Fascinant. Ils continuent de partager leurs enthousiasmes, se retrouvent à se couper mutuellement la parole pour développer à partir des remarques de l’autre. Jim est intrigué, séduit.
— Mais vous ne voulez sûrement pas dire que tout se résume à accorder plus d’attention à ce que l’on voit, n’est-ce pas ? demande Jim, faisant allusion à son discours à ses élèves. Je veux dire, c’est juste comme régler correctement la focale sur un appareil-photo, ou un télescope…
— Non, non, fait-elle. Nous n’avons pas du tout le même regard qu’un appareil-photo. C’est en partie ce qui rend la photographie aussi intéressante. Mais focaliser sa vision et focaliser son regard, ça n’est pas la même chose, vous voyez. Focaliser son regard, ça implique un changement dans la façon dont on prête attention aux choses. Une clarification du sens esthétique, ainsi que du sens moral.
— Le regard comme acte moral ?
Elle acquiesce avec vigueur.
— Alors ça, ça n’est pas du post-modernisme.
— Non, ça ne l’est pas. Mais nous sommes en train de sortir du post-modernisme, non ? En train de le modifier. C’est une bonne époque pour les artistes. On peut profiter de l’espace laissé libre par la mort du post-modernisme, et de l’absence de toute solution de rechange. Ça aide à façonner ce qui vient après, peut-être. J’aime bien participer à ça.
Jim rit.
— Vous êtes ambitieuse !
— Certainement. (Elle lui jette un coup d’œil ; la plupart du temps, elle regarde la table quand elle parle.) Tout le monde est ambitieux, ce n’est pas votre avis ?
— Non.
— Mais vous… Vous ne l’êtes pas ?
— Ah ! (Jim rit de nouveau, gêné.) Si, je suppose que si.
Bien sûr qu’il l’est ! Mais s’il le déclare, cela ne soulignera-t-il pas son absence de résultats, son absence d’efforts ? Ce n’est pas un sujet qu’il aime aborder.
Elle hoche la tête, fixant de nouveau la table.
— Tout le monde l’est, je crois. Ceux qui n’arrivent pas à le reconnaître, c’est qu’ils ont peur de quelque chose.
Et un rien de télépathie, un ! Et Jim s’entend dire :
— Ouais, j’ai peur, c’est vrai.
— Bien sûr. Mais vous l’avez reconnu quand même, non ?
— Je le suppose. (Jim sourit.) J’aimerais voir quelques-unes de vos œuvres.
— D’accord. Et peut-être pourrais-je lire quelques-unes des vôtres ?
Éclair de frayeur.
— C’est très mauvais.
Elle sourit à la table.
— C’est ce qu’ils disent tous. Eh là, regardez. Ils ferment.
— Bien sûr, il est 11 heures.
Ils rient.
Ils rassemblent leurs affaires et s’en vont. Alors qu’ils passent sous l’éclairage de l’entrée, Jim remarque combien elle semble farouche. Cheveux dépeignés, pull tricoté à la va-vite, elle a vraiment l’air bizarre. Pourrait pas être moins à la mode si elle essayait. Jim suppose que c’est justement le but recherché, mais tout de même…
— Nous devrions renouveler l’expérience, dit-il.
Elle a les yeux perdus au loin, à ras de terre ; peut-être examine-t-elle les projecteurs au sol qui bordent la cour carrée et éclairent les buissons par en dessous. Ça produit un effet curieux. Ha… Voilà que Jim se met à voir des choses, tout à coup.
— Oh, bien sûr, fait-elle d’une voix indifférente. Nos cours finissent à la même heure.
Il l’accompagne jusqu’à sa voiture.
— À jeudi, alors ?
— Bien sûr. Ou à un autre moment.
— D’accord. Salut.
Jim monte dans sa propre voiture et s’éloigne, songeant aux choses dont ils ont parlé. Est-il réellement ambitieux ? Et si oui, pourquoi ? « Tu veux créer la différence, se dit-il. Tu veux changer l’Amérique. En écrivant, en travaillant pour la résistance, en enseignant, en faisant tout ce que tu fais ! Changer l’Amérique, waow – on ne peut pas faire plus grandiose. » Remarquable, alors, à quel point il est paresseux, et combien est énorme le fossé entre ce qu’il désire et ce qu’il obtient ! Gros soupir. Mais tiens, vise-moi un peu ce chapelet de phares qui serpente le long de la berge de Rattlesnake Reservoir, et qui se reflète dans l’eau noire comme toute une suite courbe de vagues gribouillis en S…
C’est une question de regard.