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De l’intérieur de la maison, Dennis entend la vieille voiture de Jim cliqueter en s’engageant sur la piste et s’éloigner en bourdonnant. Ça le fait presque rire. Quand il était gamin, les fils en colère contre leurs pères pouvaient emballer le moteur d’une voiture jusqu’à sept mille tours/minute et brûler de la gomme pour partir dans un rugissement, un crissement de pneus ; maintenant, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est bourdonner, bourdonner.

— C’est Jim ? fait Lucy. Il n’est pas rentré dire au revoir.

Merde. Dennis va s’asseoir devant le mur vidéo sans mot dire.

— J’aimerais que vous ne vous disputiez pas, tous les deux, dit Lucy d’une petite voix déterminée. Il n’y a pas tellement de travail à décrocher, tu sais. La moitié des gosses de l’âge de Jim sont au chômage.

— Et alors ?

Dennis est plus en colère que jamais. Maintenant le gamin a réussi à tracasser sa mère aussi, et il n’aime pas, lui, se chamailler avec son fils et le voir partir comme un bolide avec cette expression de ressentiment blessé sur le visage : qui aimerait ça ? Mais qu’est-ce qu’on y peut ? Et après une journée comme celle qu’il a eue… Rien que s’en souvenir, ça aggrave son état. Après un essai réussi comme celui de White Sands, voir le projet rebalancé dans les incertitudes d’une compétition ouverte… Les orgueilleuses remontrances de Lemon… Putain. Foutue journée.

— Je n’ai pas envie d’en parler.

Au bout d’un moment, il s’extirpe de son siège, éteint la vidéo ; il est resté devant comme un aveugle, n’a rien vu du tout. Il se dirige vers la porte vitrée coulissante, contemple à travers son reflet les lumières des immeubles de Citrus Heights, les feux clignotants avant et arrière sur le viaduc de la Foothill Freeway, qui se dresse au-dessus des marécages de Tustin. Des gens partout. Il aimerait bien sortir, aller dans la petite cour à l’arrière de la maison, mais elle appartient aux Aureliano, qui possèdent l’autre moitié de la baraque. Ils s’en moqueraient, mais pas lui.

Il pense à leur terrain, plus haut sur la côte californienne, près d’Eureka. De beaux pins balayés par le vent, sur un flanc de colline rocailleux qui tombe dans une mer sauvage. Il y a dix ans, ils ont acheté deux hectares pour faire un investissement, et Dennis a même envisagé de se retirer là-bas et de construire une maison sur le terrain.

— Quelquefois j’aimerais envoyer tout ça promener, déménager sur notre terrain et me mettre à travailler là-bas, dit-il à haute voix.

Bâtir quelque chose de ses propres mains, quelque chose de physique que l’on peut voir prendre forme, jour après jour… C’est un travail qu’il pourrait adorer, un travail en contraste total avec les tâches abstraites, décousues et indéfiniment différées qu’il accomplit pour la L.S.R.

— Hon-hon, fait prudemment Lucy.

C’est le ton qu’elle emploie lorsqu’elle désire le ménager, mais qu’elle n’est pas d’accord avec ce qu’il est en train de dire. Comme Dennis le sait pertinemment, Lucy déteste l’idée d’aller dans le Nord ; ça signifierait quitter toutes ses amies, l’église, son travail… Dennis fronce les sourcils. Il sait que ce n’est qu’un rêve, de toute façon.

— Tu crois que les arbres ont déjà repoussé ? demande Lucy.

Juste un an après qu’ils ont acheté leur terrain, un feu de forêt a brûlé plus de deux mille hectares dans la région d’Eureka, tout ce qu’ils avaient acheté inclus. Ils avaient tracé jusque là-haut pendant les vacances pour se rendre compte ; le sol était noir. Un spectacle épouvantable. Mais les gens du coin lui avaient dit que tout reviendrait à la normale en l’espace de quelques années…

— Je ne sais pas, dit Jim, irrité. (Il soupçonne Lucy de ne pas s’être tracassée tant que ça au sujet de l’incendie, puisque cela leur rendait impossible d’aller habiter dans le Nord pendant un bon bout de temps.) Je suppose que oui, quand même. Les nouveaux arbres seront petits, mais ils seront là. La terre récupère vite après quelque chose de ce genre – ça fait partie du cycle naturel.

— Sauf qu’on a découvert que c’étaient des gamins qui avaient allumé l’incendie, non ?

Dennis ne réplique pas à ça. Au bout d’une minute ou deux, il soupire, répond à ce qu’il croit que Lucy veut vraiment dire.

— Bon, on ne peut pas aller là-bas, de toute façon.

Son humeur sombre se concentre en une grosse boule dans son estomac. Il se sent mal ; il a sûrement transféré une partie de son animosité envers Lemon sur son imbécile de fils, qui le méritait certainement, mais quand même… l’expression de son visage…

Quelle journée.

— Est-ce que Jim t’a dit qu’il cherchait un travail ?

— Je n’ai pas envie d’en parler.

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