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Stewart Lemon s’assied à son bureau, plongé dans un songe. Sa matinée a été minable, comme tous les jours ; Elsa lui a infligé son silence et erré à travers la maison, muette, comme une zombie nue… Combien de temps y a-t-il qu’elle a cessé de parler ? Lemon, assis, rêve de la quitter pour sa secrétaire, de s’engager dans une nouvelle alliance, dégagé d’une longue et douloureuse histoire. Mais s’il s’en va il perd la maison. Et Angela n’a-t-elle pas quelqu’un ? Ah, ce n’est qu’un fantasme ; vu sous l’angle réaliste, ça s’effondre. Ce qui signifie qu’il doit rester avec Elsa…

Ramona sonne à l’interphone. Donald Hereford est à Los Angeles pour l’affaire Argo/Blessman, et a décidé de faire un saut pour le voir. Il sera là dans une demi-heure.

Lemon grogne. Quelle journée ! Il est toujours tendu lors des visites de Hereford, surtout tardives. Étant donné les divers problèmes qu’a la L.S.R., ces visites ne peuvent avoir que la nature de jugements – de contrôles destinés à établir si la succursale aérospatiale d’Argo/Blessman vaut la peine d’être conservée…

C’est encore plus vrai lorsqu’il n’y a aucune raison particulière à la visite, comme dans le cas présent.

Et, en proportion inverse des efforts qu’il fait pour se calmer, il est sur les nerfs lorsque Hereford arrive. Il le conduit dans son bureau et ils s’asseyent. Hereford contemple l’océan en écoutant Lemon énumérer les derniers projets de la L.S.R. dignes d’intérêt.

— Comment se présente la décision en appel sur Abeille-Tempête ?

— L’arrêt du tribunal sera prononcé à la fin de cette semaine ou au début de la suivante. Vous avez vu le rapport de l’O.G.C. ?

Hereford fait brièvement non de la tête. Lemon décrit le rapport.

— Il est assez favorable, conclut-il, mais nos avocats ne peuvent pas dire si ce sera suffisant pour influencer le juge Tobiason. Ils pensent que ça devrait, mais, compte tenu des antécédents de Tobiason, ils ne promettent rien.

— Non, soupire Hereford. Je m’interroge sur cette affaire.

— À se demander si c’était…

Lemon s’apprêtait à poursuivre :… une bonne idée de contester la décision, quand il s’est souvenu que Hereford en était à l’origine.

Hereford lève les yeux vers lui sous des sourcils légèrement haussés.

— Une bonne idée ? Je crois. Nous devions montrer à l’Air Force qu’ils ne pouvaient pas faire fi des lois et nous piétiner comme ça. Mais nous y sommes arrivés, maintenant, je crois. Ils ont dû faire de sérieuses courbettes devant l’O.G.C. Aussi, quoi que dise Tobiason, il se peut que nous ayons atteint nos objectifs en la matière.

— Mais… remporter le contrat ?

— Vous croyez l’Air Force capable de laisser passer ça, maintenant ?

Lemon y réfléchit en silence.

— Racontez-moi les dernières nouvelles à propos du programme Foudre en Boule, dit Hereford.

À présent, c’est au tour de Lemon de soupirer. D’une voix neutre, il détaille la dernière série de problèmes que le programme a traversés.

— McPherson a fait en sorte qu’ils pistent les M.B.I.C. plus longtemps, en déploiement en phase, pour pouvoir venir à bout de leurs défenses, et ça s’annonce aussi prometteur que tout ce que nous avons essayé. Mais les spécifications de l’Air Force ne permettent pas vraiment de dépasser deux minutes après le lancement, et nous ignorons donc comment ils vont accueillir ça.

— Vous leur avez posé la question ?

— Pas encore.

Hereford fronce les sourcils.

— Mais l’Air Force dispose déjà de résultats d’essais qui indiquent que nous pouvons y arriver dans les deux minutes, non ?

— Dans certaines circonstances données, oui.

— Qui sont ?

— Eh bien, il faut une cible stationnaire, principalement…

Lentement et patiemment, Hereford arrache toute l’histoire à Lemon. Il parvient à lui faire admettre que les résultats des premiers tests rapportés par l’équipe de Dan Houston pourraient être considérés comme frauduleux si l’Air Force décidait de chercher la petite bête. Et comme la L.S.R. s’est montrée pointilleuse au sujet d’Abeille-Tempête…

Lemon, qui se tortille dans son fauteuil, acquiert la forte impression que Hereford connaissait déjà tous les détails, qu’il l’a poussé à les revoir l’un après l’autre, histoire de le faire suer un peu. Lemon tente de se détendre.

— McPherson est aussi mêlé à celui-ci ?

— Je lui ai confié la tâche d’assister Houston. McPherson est doué pour résoudre les problèmes.

« Et pour les créer, se dit-il. Les deux ne vont-ils pas toujours ensemble ? »

Hereford hoche la tête.

— Je désire voir les installations où l’on travaille sur le programme Foudre en Boule.

Il se lève. Lemon se dresse, surpris. Ils se dirigent vers l’ascenseur, l’empruntent pour descendre au rez-de-chaussée et quittent l’immeuble de l’administration. Vont jusqu’aux bureaux des ingénieurs et au grand bâtiment qui abrite les labos et la chaîne d’assemblage. C’est un exemple caractéristique de l’architecture industrielle du Triangle d’Irvine ; deux étages de deux cents mètres de côté, des murs faits d’immenses carrés de verre-miroir cuivré, qui reflètent les obligatoires pelouses et cyprès.

Ils entrent et Lemon pilote Hereford, à sa demande, à travers les laboratoires et salles d’assemblage qui ont le moindre rapport avec le programme Foudre en Boule. Hereford n’examine rien de vraiment très près, mais semble s’intéresser à l’emplacement de chaque chose au sein du bâtiment, assez bizarrement. Quand il a fini avec ça, il manifeste le besoin d’explorer l’extérieur : les bancs de pique-nique dans les petites plantations de cyprès, l’enceinte sous haute surveillance qui clôt la propriété… Étrange. Lemon commence à avoir la migraine à force de s’interroger là-dessus, en plein soleil, alors que les effets du café s’estompent et que son estomac commence à gargouiller… Finalement, Hereford hoche la tête.

— Allons déjeuner.

Le Comté d’Orange ne saurait offrir le genre de raffinements culinaires dont Manhattan s’enorgueillit, ce qui exaspère Lemon au moment où il essaie d’impressionner Hereford. Il l’emmène à Dana Point, et ils mangent à la Charthouse, qui domine la rade. Hereford se concentre sur le buffet froid, mange avec une délectation évidente.

— Ils n’arrivent pas à préparer ça comme il faut à New York, je ne sais pas pourquoi.

Deux jeunes femmes en maillot de bain sont assises à la table voisine, et Lemon dit :

— Oui, la vie en Californie présente certains avantages.

Hereford a un bref sourire.

Quand ils ont fini de manger, Hereford demande :

— Et qu’est-ce que vous pensez de cette épidémie de sabotages contre des entreprises militaires dans la région ?

Ah ha. Voilà qui explique peut-être l’inspection du site.

— Notre sécurité, dit Lemon, croit qu’il s’agit d’un groupe de refuzniks local, et creuse cette idée en collaboration avec la police. Apparemment, ils n’attaquent pas les endroits où travaillent des gens, parce qu’ils ne veulent pas tuer ou blesser quelqu’un. Nous avons donc pris la précaution de placer plusieurs gardiens de nuit à l’intérieur des bâtiments, ainsi que des hommes de patrouille pour surveiller le périmètre et la plage en dessous de chez nous. Et nous l’avons annoncé dans une conférence de presse… L’information a été bien répercutée.

Hereford s’inquiète :

— Vous voulez dire que vous supposez que les saboteurs ne commettront pas d’erreur, ou ne changeront pas de politique ? Si c’est effectivement leur politique ?

— Eh bien…

Hereford secoue la tête.

— Sortez-moi tous ces gardiens de nuit du bâtiment.

— Mais…

— Vous m’avez entendu. Le risque est trop grand. Je n’aime pas l’idée d’utiliser la vie des gens comme écran, pas quand on a affaire à un ennemi inconnu. (Il marque une pause, se pince les lèvres.) À vrai dire, nous avons des raisons de croire que les sabotages en question sont commandités par un groupe très important, très professionnel.

Lemon hausse les sourcils en une imitation inconsciente de Hereford.

— Pas les Soviétiques !

— Non, non. Pas directement, en tout cas. En fait, il se peut qu’il s’agisse d’un de nos concurrents, pour ce qui est de fournir les fonds, tout au moins.

Les sourcils de Lemon se haussent pour de bon.

— Lequel ?

— Nous ne sommes pas sûrs. Nous nous sommes infiltrés dans l’organisation à un niveau inférieur, et naturellement les liens entre les différents niveaux sont bien camouflés.

— Je suppose qu’il devrait s’agir d’une des sociétés qui n’ont pas été touchées.

— Pas nécessairement.

Cette déclaration-là met en branle certains rouages dans la tête de Lemon. Il reste quelques instants silencieux, réfléchissant aux implications de ce qu’a dit Hereford. Une compagnie en attaque d’autres pour nuire à leur travail et, en fin de compte, entacher leur réputation d’efficacité aux yeux de l’Air Force. Puis elle s’attaque elle-même pour écarter les soupçons. Et, en même temps, elle a la possibilité de profiter de cette attaque pour se débarrasser de quelque chose en elle-même qui pourrait lui nuire. Évidemment, ça se tient.

Mais mettons qu’une autre compagnie apprenne qu’elle va être attaquée, mettons quelle travaille sur quelque chose, qu’elle travaille sur un programme qui connaît de très sérieuses difficultés pour une raison quelconque…

— Devrions-nous accroître nos mesures de sécurité sur le périmètre ? demande Lemon, mettant son hypothèse à l’épreuve.

— Aucune raison de le faire. (Un pli d’amusement souligne le regard de Hereford ; peut-être se dit-il que Lemon est bouché, peut-être s’amuse-t-il du fait que Lemon a fini par piger ; aucun moyen de le savoir.) Nous avons fait notre possible, je crois. Nous sommes assurés en bonne et due forme, et tout ce que nous pouvons faire, c’est espérer que tout ira pour le mieux.

— Et… et retirer les gardiens de nuit.

— Exactement.

— Est-ce que… est-ce que vous avez la moindre information qui indique que nous pourrions devenir…

— Une cible ? (Hereford hausse les épaules. Ceci va trop loin, on ne devrait pas en parler.) Rien d’assez défini pour qu’on aille chercher la police.

Mais ses yeux, se dit Lemon, ses yeux ; ils parcourent la carte des Caraïbes sur le dessus de la table, et ils savent. Ils savent.

Lemon se cale dans son fauteuil, sirote son pinot blanc. On l’a mis au courant, vraiment. S’il est assez malin pour mettre les choses bout à bout, il est dans le secret. Peut-être était-ce nécessaire. Tout de même, c’est bon signe.

Et cela veut dire que peut-être, juste peut-être, il va bientôt arriver à quelque chose qui le tirera d’affaire à propos du programme Foudre en Boule. Et tirera d’affaire la L.S.R. par la même occasion. Et les assurances… Incroyable. Il avale son vin.

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