73

Jim arrive chez ses parents peu de temps après Dennis.

Dennis est dehors, sous le petit auvent du garage, et travaille sur le moteur de sa voiture.

— ’soir, p’pa.

Pas de réponse. Jim se sent trop déprimé pour ce genre de choses, et il entre dans leur partie de maison sans ajouter un mot.

Lucy s’enquiert de Tom.

— Il a pris froid. Il ne va pas très bien.

Inspiration sifflante, contenue.

— Va parler à ton père. Il lui faut quelque chose pour arrêter de penser à son travail.

— Je viens de lui dire bonsoir et il n’a pas répondu.

— Sors et va discuter avec lui. (Farouche :) Il a besoin de te parler !

— D’accord, d’accord, soupire Jim, contrarié, et il ressort.

Son père se tient courbé sur le compartiment moteur, la tête sous le capot, ignorant délibérément Jim. Ignorant Jim et tout le reste, son Jim. Réfugié dans son propre univers privé.

Jim s’approche de lui.

— Sur quoi tu travailles ?

— Sur la voiture.

— Ça, je le sais, fait sèchement Jim.

Dennis lève brièvement les yeux vers lui, retourne à sa tâche.

— Tu veux un coup de main ?

— Non.

Jim grince des dents. Trop de choses se sont produites ; il a perdu toute patience vis-à-vis de ce type d’attitude.

— Alors, sur quoi tu travailles ? insiste-t-il, une pointe d’agacement dans la voix.

Cette fois, Dennis ne lève pas les yeux.

— Je nettoie les pointes du commutateur.

Jim regarde dans le moteur, examine les mains méthodiques de Dennis.

— Elles sont déjà propres.

Dennis ne répond pas.

— Tu perds ton temps.

Dennis lui lance un regard torve.

— Peut-être que je devrais travailler sur ta voiture. Je suppose que ça ne serait pas une perte de temps.

— Ma voiture n’a pas besoin qu’on travaille dessus.

— Tu l’as révisée depuis la dernière fois que je l’ai regardée ?

— Non. J’ai été trop occupé.

— Trop occupé !

— Parfaitement ! J’ai été occupé ! Il n’y a pas que dans les usines d’armement qu’on travaille, tu sais.

Dennis fait la moue.

— Abondance de cours du soir, je suppose.

— Parfaitement ! (En colère, Jim passe sur le côté de la voiture, où seuls le compartiment moteur et le capot le séparent de son père.) J’ai été occupé parce que je suis allé à l’enterrement de gens qu’on connaît, et que j’ai essayé d’aider mes amis, et que je travaille dans une agence immobilière, et que je donne un cours du soir. Un cours, parfaitement ! C’est le mieux que je puisse faire – j’apprends aux gens ce qu’ils doivent savoir pour s’en sortir dans ce monde ! C’est un bon boulot !

Le coup d’œil lourd de sens que lui lance Dennis montre qu’à l’évidence il a saisi ce que les paroles de Jim sous-entendaient. Il se replonge dans le moteur, se reconcentre sur les manœuvres extrêmement minutieuses de ses mains. Une minute s’écoule après qu’il a fini de nettoyer les pointes.

— Alors tu penses que je ne fais pas un bon boulot, c’est ça ? demande-t-il lentement.

— Papa, il y a des gens qui meurent de faim ! La moitié de la planète meurt de faim ! (Jim en tremble presque, à présent, les mots se bousculent dans sa bouche :) Nous n’avons pas besoin de bombes supplémentaires !

Dennis ramasse le couvercle du bloc-commutateur, le remet en place au-dessus des pointes, s’empare d’une clé et entreprend de resserrer l’un des boulons qui le fixent à la caisse.

— Tu crois que mon travail se limite à ça ? demande-t-il d’une voix douce. A la fabrication de bombes ?

— Il ne se limite pas à ça ?

— Non. Je fabrique surtout des systèmes de guidage.

— C’est la même chose !

— Non. Pas du tout.

— Enfin voyons, papa. Tout ça va ensemble ! C’est la Défense ! L’armement !

Dennis a les mâchoires crispées. Il présente le deuxième boulon, commence à le revisser, le tout avec des gestes très méthodiques.

— Tu penses que nous n’avons pas besoin de ce genre de systèmes ?

— Non, nous n’en avons pas besoin ! (Jim a perdu tout sang-froid, toute retenue.) Nous n’en avons pas besoin le moins du monde !

— Tu regardes les informations ?

— Bien sûr que je regarde les informations. Nous sommes engagés dans plusieurs guerres, on fait le décompte des victimes tous les jours. Et c’est nous qui fournissons les armes pour ces guerres-là. Et pour pas mal d’autres.

— Et donc nous avons besoin d’armements.

— Pour livrer des guerres ! s’écrie Jim, furieux.

— Nous ne déclarons pas les guerres tout seuls.

Nous ne fabriquons pas toutes les armes, et nous ne sommes pas à l’origine de toutes les guerres.

— Je n’en suis pas si sûr… On fait de sacrées affaires !

— Tu crois vraiment que ça se résume à ça ? (L’écrou est sûrement bien serré, maintenant.) Que les gens sont aussi cyniques que ça ?

— Je pense que je le crois, oui. Il y a des tas de gens qui ne s’intéressent qu’à l’argent, aux bénéfices.

Dennis dégage tout à coup la clé du boulon.

— Ce n’est pas si simple, dit-il dans le moteur, presque comme s’il parlait tout seul. Tu voudrais bien que ça soit aussi simple que ça, mais ça ne l’est pas. Une bonne partie du monde meurt d’envie de voir ce pays s’envoler en fumée. Ils travaillent tous les jours à fabriquer des armes supérieures aux nôtres. Si nous arrêtions…

— Si nous arrêtions, ils s’arrêteraient ! Mais qu’adviendrait-il des bénéfices ? L’économie serait sérieusement atteinte. Alors ça continue, nouvelle arme après nouvelle arme, et ça depuis un siècle !

— Un siècle sans nouvelle guerre mondiale.

— Quand on additionne toutes les petites guerres, on a une guerre mondiale. Et s’ils en viennent au nucléaire, on sera tous morts ! Et tu participes à ça !

— Faux !

Bang, la clé plate cogne le dessous du capot quand Dennis la brandit, la pointe vers Jim. Derrière la clé, Dennis a les joues rouges de colère, il est penché au-dessus du moteur, les yeux rivés sur Jim, le visage à quelques centimètres du capot ; et la clé frémit.

Ecoute ce que je fais, mon petit. Je participe à la fabrication de systèmes destinés à la guerre électronique de précision. Et ne me regarde pas comme si tout ça revenait au même ! Si tu n’arrives pas à faire la différence entre la guerre électronique et la destruction nucléaire massive de la planète, tu es trop stupide pour qu’on discute avec toi !

Bang, il frappe le dessous du capot d’un coup de clé. Sa voix a des accents rauques que Jim n’a jamais entendus auparavant, et il en est si impressionné qu’il fait un pas en arrière.

— Je ne peux rien faire sur le plan de la guerre nucléaire, ça n’est pas entre mes mains. Espérons qu’on n’en déclenchera jamais une. Mais on déclenchera des guerres conventionnelles. Parmi lesquelles certaines pourraient aboutir à une guerre nucléaire. Facilement ! Alors on en arrive à ça : si on parvient à rendre les guerres conventionnelles trop difficiles à livrer, sur le seul plan technique, alors bon Dieu on y met un terme. Et ça réduit la menace nucléaire, le principal risque que nous avons de sombrer dans la guerre nucléaire, dans des proportions réellement significatives !

— C’est ce qu’ils ont toujours dit, papa ! (Consterné par l’argument, Jim grimace :) Génération après génération… Les mitrailleuses, les tanks, les avions, les bombes atomiques, et maintenant ça… Tout ça était supposé rendre la guerre impossible, mais ça n’a pas marché ! Ça n’a fait qu’alimenter le cycle !

— Pas impossible. On ne peut pas rendre la guerre impossible. Je n’ai pas dit ça. Rien ne pourrait y arriver. Mais on pourrait la rendre foutument difficile. Nous en sommes au stade où n’importe quelle force d’invasion peut être électroniquement détectée et électroniquement combattue, avec une telle rapidité et une telle précision que les chances de succès d’une invasion sont nulles. Nulles ! Alors pourquoi essayer ? Tu ne comprends pas ? On pourrait en arriver à ce que plus personne n’essaie !

— Peut-être essaieront-ils tout simplement avec des armes nucléaires, alors ! Tu peux en être sûr !

Dennis fait un signe de non-recevoir avec la clé plate, regarde celle-ci comme s’il était surpris de la trouver là, la pose soigneusement sur l’aile.

— Ce serait de la folie. Ça peut arriver, bien sûr, mais ce serait de la folie. Les armements nucléaires, c’est de la folie, je ne veux pas en entendre parler. Le seul travail que je fasse et qui ait un rapport avec eux, c’est pour essayer d’y mettre un terme. Je voudrais bien qu’ils disparaissent, et peut-être cela arrivera-t-il un jour, qui sait. Mais pour s’en débarrasser, il va falloir trouver une nouvelle forme de force de dissuasion, moins dangereuse. Et c’est à ça que je m’emploie – à fabriquer les armes électroniques de pointe qui sont notre seul substitut à la dissuasion nucléaire. C’est notre seule façon de nous en sortir.

— Il n’y a aucune façon de s’en sortir, dit Jim, envahi par le désespoir.

— Peut-être. Mais je fais ce que je peux.

Il détourne les yeux de Jim, les baisse sur le béton de l’allée.

— Mais je ne peux faire que ce que je peux, dit-il, la voix prise. (Ses lèvres se pincent en une moue amère.) Je ne peux pas changer le monde, et toi non plus.

— Mais on peut essayer ! Si tout le monde essayait…

— Si les porcs avaient des ailes, ils voleraient. Sois réaliste.

— Je suis réaliste. C’est du commerce, on exploite une quantité considérable de ressources pour rien. C’est corrompu jusqu’à la moelle !

Dennis regarde le moteur, saisit la clé, la tourne. L’examine très attentivement. Les muscles de ses mâchoires palpitent à intervalles réguliers, il semble éprouver des difficultés à déglutir. Quelque chose dans ce que Jim a dit…

— Ne viens pas me parler de corruption, pas à moi, dit-il lentement. J’en sais davantage à ce sujet que tout ce que tu pourras jamais imaginer. Mais ça n’a rien à voir avec le système.

— C’est le système, justement c’est le système !

Dennis se borne à secouer la tête, les yeux toujours fixés sur la clé.

— Le système est là pour qu’on l’utilise en bien ou en mal. Et il n’est pas si mal. Pas en lui-même.

— Mais il l’est !

Jim éprouve cette impression de sombrer que l’on éprouve quand on a le dessous dans une discussion, l’impression que l’adversaire recourt à des arguments rationnels alors qu’on s’appuie sur la force de l’affect ; et, comme font généralement les gens dans cette situation, Jim exploite son capital émotionnel, va droit au cœur du propos :

— Papa, le monde meurt de faim.

— Je sais ça, dit Dennis, très patiemment. Le monde est au bord d’une faillite catastrophique. Tu crois que je n’ai pas remarqué ?

Il soupire, considère le moteur.

— Mais j’ai acquis la conviction… Je crois, maintenant, que l’un des principaux obstacles à cette faillite, c’est la puissance des États-Unis. Nous pouvons empêcher bien des guerres par l’intimidation. Mais jusqu’à présent la majeure partie de notre pouvoir d’intimidation reposait sur le nucléaire, tu comprends, et le recours à celui-ci signifierait notre fin à tous. Alors des petites guerres n’arrêtent pas de se déclencher parce que les gens pensent que nous n’allons pas détruire le monde entier pour les arrêter. Et donc, si… Si nous pouvions rendre la dissuasion plus précise, tu vois – une sorte de coup de bistouri capable de concentrer tout son pouvoir de destruction sur les troupes d’invasion, et uniquement sur elles –, nous pourrions démanteler le parapluie nucléaire. Nous n’en aurions plus besoin, parce que nous disposerions d’une autre forme de dissuasion, une forme plus sûre.

» Par conséquent… (il lève les yeux vers Jim, le regarde bien en face)… Par conséquent, dans la mesure où je suis concerné, je fais le travail qui a le plus de chances de libérer les gens de la menace d’une guerre nucléaire. Maintenant dis-moi… (voix tendue)… Dis-moi quel meilleur travail je pourrais faire ?

Il détourne les yeux.

— C’était un bon programme.

Jim ne sait pas quoi répondre à ça. Il discerne la logique de l’argumentation. Et cette peur qui tend la voix de son père… Sa colère le quitte, et il est stupéfait, et même effrayé, de ce qu’il a dit. Ils ont tellement outrepassé les bornes de leur discours ordinaire qu’il semble impossible de faire machine arrière.

Et il se remémore tout à coup ses projets pour la soirée : le rendez-vous avec Arthur, l’attaque de la Laguna Space Research. Il ne peut pas faire face à Dennis avec de telles idées en tête, ça le fait trembler comme un malade.

Dennis s’appuie sur la voiture, visage enfoui, son expression oblique figée comme du marbre. Il est perdu dans ses propres pensées. Ses mains s’affairent avec méthode sur le capot de la pointe suivante, dévissant un boulon à coups de clé. Jim essaie de dire quelque chose, mais les mots lui restent coincés dans la gorge. De quoi s’agissait-il ? Il n’arrive pas à se souvenir. Le silence s’éternise, et il n’est vraiment rien qu’il puisse dire. Rien qu’il puisse dire.

— Je… je vais rentrer dire à maman que tu es prêt à manger ?

Dennis acquiesce.

Jim rentre d’une démarche incertaine. Lucy est en train de hacher des légumes pour la salade, à côté de l’évier, face à la fenêtre de la cuisine qui donne sur le garage. Par la fenêtre, il aperçoit le flanc et le dos de Dennis.

Lucy renifle, et Jim se rend compte qu’elle a les yeux rouges.

— Alors il t’a dit ce qui lui est arrivé au travail ? demande-t-elle en tranchant à forts coups irréguliers.

— Non. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je vous ai vus parler, dehors. Tu ne devrais pas te disputer avec lui un jour comme aujourd’hui !

Elle va se moucher.

— Pourquoi, (qu’est-ce qui s’est passé ?

— Tu sais quils ont perdu ce gros marché sur lequel papa travaillait ?

— Vaguement, je crois. Ils n’étaient pas allés en appel ?

— Si. Et ils s’en sortaient plutôt bien, oui, jusqu’à aujourd’hui.

Et Lucy lui raconte tout ce qu’elle sait sur le sujet, ce qu’elle a reconstitué à partir des remarques cassantes, amères de Dennis.

— Non ! fait plus d’une fois Jim durant son récit. Non !

— Si. C’est ce qu’il a dit. (Elle porte un poing à sa bouche.) Je ne crois pas l’avoir jamais vu aussi bas qu’aujourd’hui, de toute ma vie.

— Mais… il était là… Il était là, dehors, et il prenait la défense de tout ça ! De tout !

Lucy hoche la tête, renifle, se met à découper des légumes.

Abasourdi, Jim regarde son père de l’autre côté de la fenêtre, qui resserre méticuleusement un boulon, comme s’il assemblait les dernières pièces d’un puzzle.

— Faut que j’y aille, maman.

— Hein ?

Il est déjà à la porte d’entrée. Faut qu’il s’en aille.

— Jim !

Mais il est parti, sorti presque au pas de course. Il est resté un moment incapable de retrouver la clé de sa voiture. Puis il a mis la main dessus, démarré et filé. Tracé loin à fond la caisse.

Dennis va croire qu’il est parti à cause de leur discussion. Non ! Jim distingue à peine les rues, il ne sait pas ce qu’il fait, il est juste sur le rail qui le reconduit chez lui. A mi-chemin, il repasse en manuel et trace vers la Newport Freeway. Direction sud, sous la grande rampe de béton des voies nord, dans la lueur trouble du monde à ras de terre, dans la jungle des lampes halogènes… Il martèle le tableau de bord, sort à Edinger pour repartir vers le nord, puis reprend les voies sud. Où aller ? Où peut-il aller ? Que peut-il faire ? Peut-il retourner dîner chez ses parents ? Prendre un repas avec eux et aller faire sauter la compagnie de son père après ? Bordel de merde !… Comment a-t-il pu en arriver là ?

Continue de rouler. Il sait que l’industrie d’armement est une chose malfaisante qui fait de l’argent avec la mort, en se moquant de la souffrance, il sait qu’il doit la combattre par tous les moyens à sa disposition, il sait qu’il a raison. Et pourtant, pourtant, pourtant, pourtant. Cette expression sur le visage de Dennis, pendant qu’il fixait le moteur immaculé de sa voiture. Lucy, qui regardait par la fenêtre, à deux doigts de se trancher le pouce. « C’était un bon programme. » Sa voix.

Sans faire attention, Jim remonte la San Diego Freeway. Mais merde, qu’est-ce cjue L.A. a à lui offrir ? Il pourrait rouler toute la nuit, s’enfuir… Non. Il bifurque vers l’est sur la Garden Grove Freeway, vers le sud sur Newport. Reparti sur la boucle, à tourner en rond. En triangle, plutôt. Furieux quand il trace au sud jusque dans Newport Beach, le fait de passer devant le Hungry Crab le rend malade, physiquement malade. Il a bousillé la moindre parcelle de son existence, et il continue. Barré pour un nettoyage par le vide complet.

Tout au bout de la péninsule de Newport, il descend de voiture, avance sur la jetée. Le coin ne s’enfonce pas, ce soir, les vagues vont et viennent sur le sable comme si le Pacifique était un lac.

Quelqu’un a allumé un feu dans un fourneau de barbecue, et une lueur jaune et des ombres jouent sur les silhouettes noires dressées alentour alors que le vent agite les flammes de-ci de-là. Il fait trop sombre pour s’aventurer très loin sur les énormes rocs de la jetée. Une partie de lui-même se demande bien pourquoi il voudrait le faire, d’ailleurs. La jetée a une fin, il lui faudra de toute façon revenir vers le monde, l’affronter.

Il regagne sa voiture. Il reste un long moment assis, comme ça, la tête sur le commutateur de direction. Odeur familière, vision familière du tableau de bord fendu et poussiéreux… Parfois, il a l’impression que cette voiture est son seul foyer. Il a déménagé une douzaine de fois dans les six dernières années, essayant de gagner plus d’espace, un meilleur ensoleillement, de payer moins cher, et Dieu sait quoi. La voiture reste sa seule constante, ainsi que les heures passées dedans chaque jour. Son vrai foyer, en autopie ; c’est tellement vrai. Trop vrai.

Hormis la maison de ses parents. Jim ne peut s’empêcher d’y songer. Ils ont emménagé dans le petit duplex quand Jim avait sept ans. Son père et lui jouaient au catch dans l’allée. Une fois, Jim avait raté un coup facile et touché l’œil. Ils balançaient des balles sur l’auvent du garage et Jim les rattrapait quand elles retombaient en roulant. Papa avait installé un panneau de basket. Il avait repeint un vieux vélo qu’il avait acheté pour Jim, repeint en rouge et blanc. Ils étaient tous partis se promener, pour aller visiter le musée d’Histoire et voir les derniers arpents de vraie orangeraie (ceux qui font partie du cimetière de Fairview, oui).

Le dépotoir du passé, les étranges détritus de la mémoire. Pourquoi faut-il que ce soit ça qu’il se rappelle ? Et en quoi est-ce que ça a de l’importance ? Dans un monde où la majeure partie des gens qui naissent vont mourir de faim ou à la guerre, après avoir vécu des existences dégradantes dans des bidonvilles, comme des animaux, comme des rats qui se bagarrent pour arriver à l’heure d’après, au repas d’après… Est-ce que ses souvenirs de la banlieue petite-bourgeoise du Comté d’Orange ont la moindre importance ? Devraient-ils en avoir ?

Il est 10 heures du soir ; Jim a un rendez-vous bientôt. Il allume la voiture, part sur le rail vers l’appart d’Arthur Bastanchury.

Загрузка...