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Revenu dans le C. d’O., Jim n’arrive pas à se débarrasser d’un certain malaise. C’est comme si, quelque part, le programme et le champ magnétique qui le maintiennent sur son rail particulier s’étaient détraqués, avaient dérapé vers quelque épouvantable boucle qui recommence et recommence sans cesse.

Et de fait il prend l’habitude de tracer sans but pendant des heures chaque jour, consacrant tout son temps libre à tourner en rond d’autoroute en autoroute, de Newport à Riverside et à San Gabriel et à San Diego et à Santa Ana et à Trabuco et à Garden Grove et à Newport, et ainsi de suite. Et contemple par la vitre, en contrebas, la ville où il a grandi. Et tourne et tourne sur les autoroutes, piégé par un programme en boucle qui ressemble à un logiciel de recherche de bugs lui-même victime d’un bug. Le software qui déconne.

Une fois, il s’arrête pour traverser South Coast Plaza sans se presser.

Douze grands magasins : Bullock’s and I, Penney, Saks, Sears, Klothes AG, J. Magnin’s, I. Magnin’s, Ward’s, Palazzo, Robinson’s, Buffum’s, Neiman-Marcus.

Plus modestes, trois cents boutiques, restaurants, salles vidéo, halls de jeux, galeries…

Un poème est une liste de blanchissage.

On porte sa culture de la tête aux pieds.

Du chrome, et d’épaisses moquettes.

Des miroirs partout, qui répercutent les étalages à l’infini.

Est-ce un œil que je vois là-dedans ?

Escaliers mécaniques, ascenseurs, entresols de verre, fontaines.

Des plantes en quantité. Vraies, pour la plupart, venues des tropiques.

Épanouissements de serres.

Des raies du spectre, bande après bande après bande (réfléchie.)

Entrer chez Bullock’s, chez Magnin’s, chez Saks : treize stands de parfums chacun.

Des parfums ! Des boucles d’oreilles, des foulards, des colliers, des bas, des articles de papeterie, des cylindres de chrome, des rayons de chemisiers, d’articles de sport, de chaussures…

Tu complètes la liste (tous les jours).

Jim déraille à pied à travers cet endroit, son inquiétude renvoyée par chaque miroir, chaque feuille ou tissu luisants. Le souvenir de sa nuit en Égypte s’inscrit en surimpression sur ce qu’il voit, à la manière des indications qui apparaissent sur l’intérieur de la visière du casque d’un pilote de chasse. Images infrarouges baignant dans un vert pâle : les mendiants du Caire, trop pauvres même pour vivre dans les minables immeubles archi-surpeuplés autour d’eux. Combien pourrait-il habiter de gens dans une structure comme S.C.P. ? L’opulence qui l’environne, se dit-il, est un rejet délibéré, flagrant, de la réalité du monde. Une hallucination collective partagée par tous les Américains.

Jim erre dans ce dédale, passe devant les somnambules et les agents de sécurité, jusqu’à ce qu’il soit forcé de s’asseoir. Désorienté, pris de vertige, il va peut-être même vomir. Quelques gosses du mail qui glandent devant la vitrine d’un club vidéo l’examinent avec curiosité, soupçonnant une O.D. « Ils ont raison, se dit-il, abattu. J’ai fait une overdose de South Coast Plaza. » Les mômes restent plantés là dans l’espoir de quelque scène de guignol. Jim les déçoit en se levant et en s’éloignant par ses propres moyens. Son pilote automatique endommagé le dirige dans le labyrinthe d’escaliers mécaniques et d’accès aux niveaux, jusqu’aux parkings, jusqu’à sa voiture.

Il appelle Arthur.

— S’il te plaît, Arthur, donne-moi du travail. Il y a quelque chose en cours ?

— Oui, à vrai dire, il y a quelque chose. Tu peux le faire ce soir ?

— Oui.

Et Jim éprouve un immense soulagement à l’idée qu’il peut agir à partir de ce sentiment de dégoût.

Ce soir-là, il se joint avec enthousiasme à Arthur pour passer une nuit blanche à préparer une attaque réussie de l’Airspace Technology Corporation, qui fabrique des pièces pour les réacteurs nucléaires orbitaux, qui fournissent la puissance aux vieux lasers chimiques basés dans l’espace. Départ pour le rendez-vous à l’angle de Lewis et de Greentree, sur le petit parking de l’entrepôt ; les mêmes hommes chargent les caisses dans la voiture d’Arthur, et ils se mettent en route pour la zone industrielle de San Juan Hot Springs. Malgré des dispositifs de sécurité incluant des missiles thermosensibles installés au sommet de la clôture, le coup réussit ; dans la principale usine de production d’Airspace Tech, tout ce qui était composite s’est désagrégé…

Mais le lendemain matin, de retour dans son appart, épuisé, vidé, Jim doit admettre que l’opération n’a pas changé tant de choses que ça pour lui. Il est toujours assis dans son petit appart sous l’autoroute, à regarder autour de lui. Il n’y a rien là qui puisse l’apaiser. Il a entendu ses disques trop souvent. Il a lu tous les livres. Les étiquettes de cageots d’oranges le narguent. Il a regardé les cartes au point de les connaître par cœur, il a vu toutes les vidéos, il s’est farci toutes les chaînes de l’histoire de l’humanité. Son logement est un piège, le piège complexe, articulé et serré de son ego. Il faut qu’il s’échappe ; il parcourt du regard le désordre poussiéreux de la pièce, avec son précieux rayon de lumière de 9 heures du matin, et se demande comment il a jamais pu supporter ça.

Le téléphone sonne. C’est Hana.

— Comment ça va ? demande-t-elle.

— Impeccable. Eh, ça me fait plaisir que tu m’appelles ! Ça te dit de venir dîner chez moi ce soir ?

— Bien sûr.

Et le torrent de soulagement qui l’envahit inclut d’autres éléments qu’il n’est pas aussi empressé de souligner ; c’est le genre de plaisir qu’il éprouve lorsque Tash ou Abe lui passe un coup de fil pour mettre au point quelque chose, l’impression que l’un de ses meilleurs amis lui retourne sa considération, et prend véritablement sur lui l’initiative d’une rencontre, soin qu’on laisse généralement à Jim.

Il sort donc et achète des spaghettis, de quoi faire la sauce et une salade. Une bouteille de chianti. Retour à la maison, quelques tentatives malheureuses, sans espoir, de faire le ménage, ou du moins de mettre un peu d’ordre.

Hana arrive vers 7 heures.

— Je suis vraiment content que tu aies appelé, dit Jim en touillant vigoureusement la sauce des spaghettis.

— Eh, ça faisait un bout de temps.

Elle est assise à la table de la cuisine, le regard fixé sur le sol derrière lui, lui lançant ses phrases par intermittence. Crise de timidité, apparemment. Ses cheveux noirs sont emmêlés, comme toujours.

— Je… Je crois que je suis en train de perdre les pédales, d’une certaine manière, dit Jim, les surprenant tous les deux. Ce voyage, ça n’a fait que renforcer tout ce que je ressentais avant !

Et ça jaillit de sa bouche en un flot de paroles précipitées ; Hana lève les yeux de temps à autre tandis qu’il jacasse à propos du Caire, de la Crète et de la Californie. Il s’emmêle tellement dans ses récits qu’il doit être impossible pour elle de déterminer de quel endroit il est en train de parler, mais elle ne l’interrompt pas avant que sa voix n’ait des accents de désespoir. Elle se lève alors, brièvement, lui pose la main sur le bras. Ça lui ressemble si peu que Jim en reste abasourdi.

— Je sais ce que tu veux dire, déclare-t-elle. Mais écoute. Ton dîner est presque prêt, et tu ne devrais pas manger quand tu es contrarié.

— Je crèverais de faim si je faisais ça.

Il verse les spaghettis dans la passoire avec un sourire forcé, se sentant déjà un peu plus détendu. Quelque chose de nouveau flotte au sein de la vapeur entre eux, et il aime bien ça. Au moment de s’asseoir pour manger, il va mettre l’un de ses amalgames de musique classique, et ils entament le repas.

— Qu’est-ce qu’on entend ? demande Hana quelques instants plus tard.

— J’ai pris tous les mouvements lents des cinq derniers quatuors à cordes de Beethoven, et aussi le mouvement lent de la sonate Hammerklavier en guise de pivot.

— Une minute. Tu veux dire que tous ces mouvements proviennent de quatuors différents ?

— Oui, mais ils sont unis par un style comparable et…

Elle rit comme une folle.

— Tu parles d’une idée. Ha ! Ha ! Ha ! Ha !… Pourquoi tu as fait ça ?

— Eh bien… (Jim réfléchit.) J’ai constaté que quand je mettais les derniers quatuors, c’était en principe pour écouter les mouvements lents. Ça correspond à un état d’esprit que j’aime bien, je suppose. Une bande-son ; ou un renforcement ; ou la transformation en quelque chose de plus élevé.

— T’es sûrement en train de te foutre de moi, Jim ! Tu sais parfaitement que Beethoven doit se retourner dans sa tombe rien qu’à cette idée. (Elle se moque de lui.) Chaque quatuor est une expérience complète, non ? Tu les amputes de tout le reste ! Allez. Mets-en un en entier. Choisis celui que tu préfères.

— Eh bien, ce n’est pas facile, dit Jim en se dirigeant vers la vieille platine C.D. C’est curieux. Sullivan dit dans son livre sur Beethoven que l’opus 131 est de loin le plus grandiose de tous, avec son septième mouvement et son ouverture ample et tout ça.

— Pourquoi devrais-tu en tenir compte ?

— De ce que dit Sullivan ? Euh, je ne sais pas… Je suppose que je tire pas mal de mes idées des bouquins. Et celui de Sullivan est l’une des meilleures biographies au monde.

— Et tu t’en es remis à son jugement ?

— C’est ça. Au début, du moins. Mais en fin de compte j’ai dû m’avouer que je préférais l’opus 132. Beethoven l’a écrit après avoir guéri d’une grave maladie, et le mouvement lent est une action de grâces.

— O.K., mais si on l’écoutait en entier ?

Jim met le C.D. de l’enregistrement par le quatuor LaSalle, et ils l’écoutent en finissant de manger.

— Comment est-ce que tu as pu sauter ce morceau ? demande Hana pendant le dernier mouvement.

— Je ne sais pas.

Après le dîner, elle flâne dans son appart et regarde un peu tout. Elle examine les étiquettes de cageots d’oranges encadrées en mettant presque le nez dessus.

— Elles sont vraiment belles. (Dans sa chambre, elle marque un temps et rit.) Ces cartes ! Elles sont géniales ! Où tu les as eues ?

Jim lui explique, ravi d’en parler. Hana admire la solution des frères Thomas au problème des cartes en quatre couleurs. Puis elle remarque les caméras vidéo dans les coins, juste sous le plafond ; elle plisse le nez, frissonne. Retour au salon, où elle détaille la bibliothèque volume par volume, et ils parlent des livres, et de toutes sortes de choses.

Elle aperçoit l’ordinateur sur le vieux pupitre délabré de Jim, et les piles de sorties-papier à côté.

— Alors, c’est ça, les poèmes ? Je peux en lire un peu ?

— Oh non, non, dit Jim en se précipitant vers le bureau comme pour cacher la chose. Enfin, je veux dire, pas encore. Je n’ai aucun dernier jet, et, eh bien, tu sais…

Hana fronce les sourcils, hausse les épaules.

Ils s’asseyent sur le canapé de bambou et de vinyle et abordent d’autres sujets. Et soudain elle se lève, baisse les yeux à terre.

— Faut que j’y aille, je travaille demain.

Et elle s’en va. Jim l’accompagne jusqu’à sa voiture.

Revenu dans son appart, Jim regarde autour de lui, soupire. Là-bas, sur le bureau, tous ces demi-poèmes faiblards qui traînent, les reins cassés, abandonnés… Il compare ses habitudes de travail à celles de Hana et a honte de sa paresse, de son manque de discipline, de son dilettantisme. Attendre l’inspiration – quelle absurdité ! C’est vraiment stupide. Il n’aime même plus réfléchir à sa poésie. Il est un activiste de la résistance, l’heure est désormais à la pratique et non aux mots, et il n’écrit que quand il en a le temps, l’envie. Pour lui, c’est différent, maintenant.

Mais il ne croit pas vraiment ça. Il sait que c’est de la paresse. Et Hana… Comment pourra-t-il jamais lui montrer un peu de son travail ? Ça n’est pas assez bon ; il ne veut pas la voir s’éloigner à cause de son absence de talent. Il en a honte. Il identifie ce sentiment et ne s’en sent que plus mal. N’est-ce pas écrire son travail, son vrai travail ?

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