Sur la piste de retour vers le nord, Jim s’assoupit. Il est assis sur la banquette du milieu, appuyé contre la vitre droite. Arthur est à côté de lui, Abe et Tash sont derrière, sur la banquette arrière. Jim constate qu’il lui est difficile de blaguer avec Arthur ; plus facile de s’assoupir. L’action de s’endormir lui apporte souvent des visions hypnagogiques, et l’impression de tomber d’une falaise noire le réveille en sursaut. « Whaow ! » Arthur et Raymond, sur la plate-forme à flanc de falaise. Bribes de conversation. Chaleur d’un corps dans la froideur de l’océan. La nuit a été étrange.
Derrière la vitre s’étend le seul ruban de la côte californienne à avoir été laissé vierge de constructions : le centre du camp Joseph H. Pendleton de l’U.S. Navy. Collines plongées dans l’obscurité, étroite plaine côtière entrecoupée de ravins asséchés, couverte de sombres broussailles. Herbe grise dans la clarté lunaire. Il y a là-dedans quelque chose de si paisible, de si vide, de si pur… « Mon Dieu, se dit-il. La terre. » Le sentiment d’une perte lui pince douloureusement le cœur : cette terre sur laquelle ils vivent, cette terre sous sa gangue de béton, d’acier et de lumière – c’était un bel endroit, jadis. Et il n’y a désormais aucun moyen de faire machine arrière.
Un instant, tandis qu’ils remontent la côte à la trace et quittent les collines auxquelles nul n’a touché pour s’enfoncer parmi les bizarres et inquiétantes mégastructures cancéreuses de l’usine de désalinisation, des installations de traitement des eaux usées et des bâtiments du centre nucléaire, Jim rêve d’un cataclysme qui conduirait cette Amérique suréclairée à la ruine, et ne laisserait derrière lui que terres, terres, terres… Et peut-être – peut-être – quelques survivants, épargnés pour qu’ils colonisent les dures forêts nouvelles d’un nouveau monde froid et humide, dans de petits Missouri dignes d’Hannibal qu’ils habiteraient comme des renards, comme des cerfs, comme de vrais êtres humains…
Ils continuent de pister et abordent les collines du condomundo de San Clemente, et l’absurdité de cette vision, associée à son côté impossible, à sa cruauté et à son poignant attrait, enfonce Jim encore plus profond dans la déprime. Il n’y a pas moyen de reculer ; parce qu’il est impossible de reculer. L’Histoire est une route à sens unique. On ne peut qu’avancer, vers la catastrophe, ou l’enfer des pistes et du mail, ou… Ou rien. Rien que Jim puisse imaginer, du moins. Mais en aucun cas on ne peut rebrousser chemin.
Humphrey leur fait remonter les autoroutes désertes jusque chez Sandy, et ils descendent tous pour gagner leurs véhicules respectifs. Humphrey dit :
— Ecoutez, l’odomètre indique environ deux cent vingt-cinq kilomètres, on divise ça entre nous six et ça fera vraiment pas cher…
— Vraiment pas cher, font en chœur Tashi et Abe.
— Ouais ; laissez-moi faire le calcul et comme ça on pourra régler ça avant que vous n’ayez oublié.
— Fais ton calcul et envoie-moi la facture, dit Sandy en s’éloignant vers l’ascenseur. (Même lui semble un peu las.) Nous te récompenserons pleinement. (Arthur s’en va sans un mot. Tashi et Abe vident leurs poches et donnent leur monnaie à Humphrey.)
— T’es sûr que ça couvre l’usure des plaquettes de freins, Humph ?
— Oublie pas l’huile, Bogie, ce gros veau qui t’appartient tète littéralement de l’huile.
— Sans déconner.
— Ouais, ouais, fait Humphrey, sérieux, en rassemblant leurs pièces. J’ai tenu compte de tout ça dans mes calculs.
Il disparaît en voiture sans tiquer face aux railleries de Tash et de Abe, parfaitement inconscient de celles-ci. Jim en rit. Ce type manque si parfaitement de conscience de soi ! Et de sa principale caractéristique !
Alors qu’il se dirige vers sa voiture, Jim s’interroge à ce sujet. Et, sur la piste du retour, il se demande si tout le monde n’est pas, peut-être, inconscient du principal aspect de sa personnalité, trop proche de soi pour qu’on le distingue. Oui, c’est sans doute vrai. Et si c’est le cas, quelle partie de sa propre personnalité ne voit-il pas ? De quel aspect de lui-même Tash et Abe ricanent-ils, derrière son dos ou même devant lui, puisqu’il ne réalise même pas qu’on se moque de lui ?
Ça lui vient en un éclair : il n’a pas le moindre sens de l’humour !
Hmm. Est-ce vrai ? Eh bien, il est certainement exact qu’il est à peu près aussi spirituel qu’un réfrigérateur. Le cerveau de sa voiture aurait la repartie plus rapide, s’il disposait seulement d’un haut-parleur. Oui, c’est exact. Jim n’y a jamais vraiment songé de cette manière auparavant, mais nombreuses sont les fois où il s’est rappelé une conversation drôle, Abe, Sandy et Tash improvisant tour à tour sur un thème comique, et où un superbe trait d’esprit susceptible d’être inséré dans la suite de répliques hilarantes lui est venu – avec juste une semaine environ de retard. Un peu lent de ce côté-là, on peut le dire.
Bien sûr, ses amis en sont parfaitement conscients ; maintenant, Jim s’en aperçoit nettement. Quand ils se mettent à picoler et que tout le monde rit aux éclats, il y a cette lueur qui s’allume dans la prunelle de Sandy avant qu’il ne s’empresse de demander à Jim : « Et toi, mon Jim, qu’est-ce que t’en dis ? », et Jim surmonte son hilarité et sue sang et eau à essayer de trouver un seul trait d’esprit du genre de ceux que lancent ses amis avec le même naturel que des pensées, et il finit par dire un truc du genre : « Euh… ouais ! » et ses trois amis s’écroulent en poussant des hurlements de Dame blanche[4]. Laissant Jim sourire stupidement, à peine conscient du fait que dans une bande de malins un nigaud peut être plus estimé qu’une autre langue bien pendue.
Quelle joie ce serait de faire se convulser la foule avec un thème unique développé ad libitum, balancé ligne après ligne en une longue séquence ! Mais c’est une chose que Jim, M. Lenteur, n’est jamais parvenu à faire. Il n’est qu’un chatouilleux du verbe, un public à lui tout seul, un grand rieur ; quand ils ont fait démarrer Jim, ils peuvent le faire se coucher par terre de rire, il hoquette, glousse, pousse des cris et martèle le plancher, les muscles de l’estomac noués par les crampes, pendant que Sandy, Tash et Abe ricanent debout au-dessus de lui, improvisant sur un thème comique ou sur un autre, Sandy déclarant :
— Vous croyez qu’il faut l’achever tout de suite ?
Vous croyez qu’on devrait le faire crever d’asphyxie sur place ?
Soupir. La nuit a été longue. Faire la fête, ça peut être un sacré boulot. Et perturber pas mal, aussi.
M. le Raseur franchit le seuil de son petit appart juste avant l’aube. Dans la lumière grise, celui-ci a l’air sale, stupide. L’air d’avoir une place retenue dans la ville que l’on construira demain. Soupir. Dodo.