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Mais le temps, bien sûr, ne s’arrête pas. Et ils finissent par ramener le camion au quartier général, et Xavier rentre chez lui.

Abe trace jusque chez Sandy, toujours aux anges. Plonge dans la fête sans fin, et pour une fois se retrouve synchro avec l’humeur dominante. Il y a eu un gros titre dans le Los Angeles Times, ce matin :

LA D.E.A. DÉCLARE LE COMTÉ D’ORANGE « CAPITALE MONDIALE DE LA DROGUE »

et Sandy a décrété qu’aujourd’hui serait un jour férié régional. Lui et Angela se sont donnés à fond pour décorer l’appart, avec des ballons, des rubans, des confettis, des fumigènes, des bruiteurs et de grandes banderoles de papier sur lesquelles on a reproduit le gros titre dans les diverses couleurs du spectre. Des échantillons de toutes les drogues récréatives sont présentés et utilisés. Sandy est dans la cuisine, où il accompagne au chant le mixer, qui malaxe des quantités de crème glacée, de sauce au chocolat, de lait et, euh, Abe n’est pas très sûr de quoi d’autre, mais il a sa petite idée. « Rron, rron rron, rron rron rron ! » chante Sandy, et il détache le bol du mixer de son socle. Verse les milk-shakes écumeux dans de grands gobelets en plastique, qu’il brandit à quiconque tend la main en premier. « Hé, buvez ça ! Essayez ça ! » Ses pupilles tressautent jusqu’au bord de ses iris bleus quand il aperçoit Abe et il lui tend un gobelet. Froid dans la paume. Sandy se sert du mixer lui-même pour trinquer et porter un toast : « Au travail de la journée ! » avec ce grand sourire typique qui flamboie vers San Onofre – à égalité de mégawatts. Maintenant, comment se fait-il qu’il ait su que ce toast serait approprié ce soir entre tous ? Un autre mystère de la drogue. Abe boit une longue gorgée. Pas d’autre goût que celui du chocolat, bien qu’il soit peut-être un peu corsé. Qu’est-ce que ça peut être ? Il ne va pas tarder à le savoir. Mieux vaut établir une période de transition en cillant un maximum.

Pas mal de gens sont déjà assez défoncés, ils ont les yeux comme des trous noirs et la bouche étirée comme s’ils cherchaient à imiter le sourire ordinaire de Sandy, ils grincent des dents, gloussent un peu et regardent autour d’eux comme si les murs avaient fait jaillir de fantastiques concrétions de l’habituel plafond en fromage blanc, dis donc, est-ce que c’est, est-ce que ça pourrait être une, une stalactite, là ? Abe ne peut qu’en rire. Mais Sandy bredouille de consternation.

— On zone pas, ici, ceci est une cérémonie, allez, debout !

Certains le regardent comme s’il pouvait faire partie des déformations du plafond.

— Hé, ho, Jim ! Jim ! Jim… Mets quelque chose d’inspirant sur le C.D.

Jim se précipite avec joie sur la collection de vieux compacts dépareillés acquis par caisses entières par Sandy et Angela lors des journées du troc, aucune idée de ce qu’il y a dans les caisses, situation parfaite pour Jim, qui nage dans la félicité à bondir de caisse en caisse et à fouiller. Abe rit de nouveau, cillant le contenu d’un compte-gouttes de Bourdon et sentant sa colonne vertébrale commencer à irradier de l’énergie. Jim, roi de la culture. Sautillant de caisse en caisse comme un oiseau, parlant aussi vite qu’il peut à des gens qui ne comprennent manifestement pas un mot de ce qu’il raconte. La tête raide comme celle d’un oiseau, passant instantanément d’une position à une autre exactement comme celle d’un pinson, sauf que Jim distingue maintenant une sorte d’image rémanente de Jim, comme une traînée derrière lui. Un hallucinogène, hein ? Parfait pour Abe. Il ne peut pas s’empêcher de rire de son bon copain Jim, qui chercherait sans doute la musique idéale jusqu’à l’aube ; mais Sandy revient et l’attrape par le coude.

— Maintenant, tu veux ? Désespérément besoin de musique maintenant !

Jim hoche la tête, le visage soudain déformé par la nervosité. On va vraiment passer ce qu’il va choisir ? Et s’il s’était laissé emporter par une spirale de raisonnement qui l’avait conduit à faire un choix complètement stupide ? Il ne peut pas du tout être sûr que ça n’est pas le cas ! Abe peut parfaitement lire tout cela dans l’expression de panique comiquement exagérée de Jim, et il part d’un rire hystérique. Jim tire Sandy qui se dirige vers le lecteur de C.D., changeant d’avis, tâchant de gagner du temps pour réfléchir, mais Sandy le repousse d’une main tout en insérant le C.D. de l’autre, et tout à coup les enceintes crachent en grondant une grosse fanfare symphonique.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Pump and Circumstance ! crie Jim à Sandy et Abe, grimaçant d’incertitude désespérée.

Sandy sourit, hoche la tête, monte le volume pour que les gens sur Catalina puissent en profiter aussi. Puis la marche commence et Sandy passe de pièce en pièce au pas cadencé, s’inclinant pour crier à la figure de tous ceux qui sont restés assis. Bientôt tout le monde est debout et tous marchent au pas comme des petits soldats aux circuits bousillés, se cognant aux murs et culbutant sur les plantes et les uns sur les autres. Abe marche derrière Jim et commence à sentir s’envoler en lui la poussière dans le sang, la vieille marche idiote a d’une certaine manière acquis cette immense majesté, maintenant tout le monde est sur le balcon, au pas : vingt tambours-majors, un alignement de french cancan le long du garde-fou, quelques amateurs de pas de l’oie risquant quelques coups de boxe française… Abe fait des bonds sur place, sentant la majesté de l’Etre pur monter dans tout son corps. Incroyable bouffée d’allégresse, visage tourné vers les étoiles, c’est dégagé ce soir et là-haut, sur le crêpe noir de la voûte nocturne, il y a les gros satellites rapides, les panneaux solaires sur leurs orbites polaires, les émetteurs à micro-ondes, les miroirs à missiles balistiques au nord – toutes les nouvelles constellations artificielles, nageant là-haut et éclipsant presque les vieilles petites étoiles scintillantes. Et les avions qui tombent vers l’aéroport John Wayne comme des stations spatiales en train de se poser, comme des lucioles en formation : quel ciel ahurissant ! Abe se renverse en arrière et hurle. C’est le cri d’extase du coyote, ça, les autres le reprennent, et ils hurlent et jappent vers le ciel nocturne clignotant.

Angela, toujours la première pour ce genre de choses, enlève son chemisier et le jette sur le sol du balcon, au milieu des marcheurs. Soutien-gorge ensuite. Peut-elle enlever son jean tout en dansant le cancan ? Pour ainsi dire. Les hurlements escaladent le ciel. Les vêtements se mettent à voler sur le tas, rafales de chemises, de pantalons, de chemisiers, de dessous de soie, de caleçons. Vite, ils forment une ronde de danseurs nus, comme dans quelque rite du printemps païen, ils peuvent tous le sentir et pour une fois il y a là cette qualité de sensualité primitive, pas la moindre conscience lubrique typiquement américaine chez Abe ce soir, rien que la joie propre d’avoir un corps, d’être capable de danser, d’être et de devenir. La façon dont le rose de la peau jaillit de l’obscurité semée de taches de la nuit ne constitue qu’une partie du plaisir. Sandy, couvert de taches de rousseur, balance tous les coussins des canapés de l’appart sur la pile de vêtements puis plonge dedans, nage dans le tas, ah ah, un tas-bas, oui. Nu, Humphrey danse avec son attaché-case à la main, peut quand même pas balancer ça dans la pile de vêtements des autres, non ? Abe se remet à hurler, à hurler et à rire, il n’arrive pas à se remettre du fait que tout soit aussi bien, que chaque visage lui semble aussi heureux, voilà Jim heureux, Sandy heureux, Angela heureuse, Tashi et Erica heureux, Humphrey heureux, tous dansant en rond et hurlant vers le ciel. Abe plonge au sein du vaste amas de vêtements, de personnes et de coussins. Odeur de propre de blanchisserie. Il est enseveli, il remonte chercher de l’air, remonte naître, comme le bébé qu’il a aidé à venir au monde il n’y a que quelques heures – naître de leurs vêtements, nu, choqué par la pure présence brillante des choses, par leur voluptueuse réalité, leur être-là. Pour la deuxième fois de cette nuit, Abe Bernard ferme fort les yeux et souhaite que l’instant s’arrête, s’arrête pendant que lui et tous ses amis sont heureux, qu’il s’arrête, s’arrête, s’arrête, s’arrête, s’arrête.

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