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Sur la voie qui descend la 405 vers Seizure World, le parc à moisir, ex-parc de loisirs, il branche la radio, on passe le dernier morceau des Pudknockers et il s’explose avec cent vingt pleins décibels de volume, chantant sur le morceau aussi fort que possible :

Je nage dans le liquide amniotique de l’amour.

Nage comme un doigt vers le bout d’un gant

Quand j’arriverai en haut je plongerai en plein dedans

Je suis le sperme dans l’œuf – ai-je perdu ? ai-je gagné ?

Le parc à moisir s’étend sur les collines de Laguna, d’El Toro à Mission Viejo : « le monde des loisirs de Rossmoor », un domaine pour les personnes âgées qui n’était destiné qu’aux plus riches des vieux. Maintenant, il possède ses quartiers luxueux, ses bas quartiers et ses hôpitaux psychiatriques tout comme n’importe quelle autre « ville » du C. d’O., et il est surpeuplé, ça oui, il y a plus de personnes âgées maintenant que jamais auparavant, un énorme pourcentage de la population a plus de soixante-dix ans et 2 ou 3 % plus de cent, et il faut bien qu’ils aillent quelque part, pas vrai ? On en a donc entassé un demi-million ici.

Jim se gare, sort. Cet endroit… La déprime à l’état pur. Il déteste Seizure World du fond du cœur, et l’oncle Tom aussi, il en est sûr. Mais avec son emphysème, et le fait qu’il dépend totalement de la Sécurité sociale, le vieux bonhomme n’a pas tellement le choix. Ces apparts subventionnés sont les moins chers qu’on puisse trouver, et seuls les vieux y ont droit. Alors bon, c’est là qu’est Tom, dans ce qui ressemble à tout le reste, sauf que tout y est plus petit et plus minable, plus proche de la dissolution. Pas de faux-semblants, ici, pas de façades pseudo-méditerranéennes devant la réalité des logements. C’est d’un hospice de vieux qu’il s’agit.

Et Tom y vit dans l’enclave psychiatrique – bien qu’il soit assez lucide, en règle générale. La plupart des jours, il reste couché, très calme, et s’efforce de respirer. Et puis de temps en temps il pique une crise, et il faut qu’on le surveille pour qu’il n’attaque pas les gens – les infirmières, n’importe qui. Il a fonctionné sur ce principe au cours de la dernière décennie ou quelque chose comme ça, en tout cas. Il a plus de cent ans.

Jim ne supporte pas vraiment de penser à ça trop longtemps, alors il n’y pense pas. Quand il est dehors, dans le C. d’O., il ne lui arrive jamais de songer à l’oncle Tom et à la façon dont il vit. Mais lors de ces peu fréquentes visites, ça lui revient en pleine gueule.

Monter la rampe pour fauteuils roulants jusqu’au bureau d’enregistrement. L’infirmière arbore en permanence une expression aigrie, elle a une voix de garce. « Les visites se terminent dans quarante-cinq minutes. »

T’en fais pas.

Descendre le couloir obscur, qui sent l’antiseptique. Des fauteuils roulants cognent contre les murs comme des autos tamponneuses, les vieux qui sont dedans bavent, regardent dans le vide, abrutis par les drogues. Une jeune infirmière pousse un fauteuil dans le couloir, paupières battantes, sur le point de fondre en larmes. Oui, on est bien revenu dans la maison de santé. (« Ai-je perdu ? Ai-je gagné ? »)

Tom s’est vu attribuer une chambre à peine plus grande que son lit, avec une fenêtre orientée au sud qu’il adore. Jim frappe, entre. Tom gît là, contemplant le ciel au-dehors, en transe.

Pyjama de flanelle en tissu écossais en accordéon.

Barbe blanche de trois jours.

Tu habites ici ?

Tube de plastique transparent, qui va des narines jusqu’à un réservoir sous le lit. Oxygène.

Crâne chauve, tavelé de son. Dix mille rides. Une tête de tortue.

Celle-ci pivote lentement, et les yeux bruns éteints se portent sur lui, accommodent, clignent rapidement des paupières, tandis que l’esprit logé derrière quitte l’endroit quelconque où il était parti voyager pour regagner la pièce. Jim déglutit, mal à l’aise, comme chaque fois.

— Salut, oncle Tom.

Le rire de Tom sonne comme du plastique froissé.

— Ne m’appelle pas comme ça. Ça me donne l’impression que Simon Legree est sur le point d’entrer. Et de me fouetter. (Le rire, de nouveau ; il se réveille. La lueur amère, sardonique, revient dans son regard, et il change de position dans le lit.) Peut-être que c’est approprié. Tu m’appelles oncle Tom et je t’appelle Jim le Négro. Deux esclaves qui se causent.

Jim fait un effort pour sourire.

— Je suppose que c’est vrai.

— Tu crois ? Alors, qu’est-ce qui t’amène ? Lucy ne vient pas, cette semaine ?

— Euh, eh bien…

— Ça ne fait rien. Moi-même, je ne viendrais pas ici si je pouvais l’éviter. (Froissement de plastique.) Raconte-moi ce que tu deviens. Tes cours, comment ça se passe ?

— Bien. Enfin… C’est dur d’apprendre à écrire aux gens. Ils lisent pas beaucoup, alors bien sûr ils savent pas tellement comment on fait pour écrire.

— Ça a toujours été comme ça.

— Je suis sûr que c’est pire maintenant.

— Pas convaincu.

Tom le dévisage. Soudain, Jim se rappelle son expédition archéologique.

— Eh ! Je suis allé déterrer un bout de l’école primaire d’El Modena. Zut, j’ai oublié de l’apporter.

Il raconte l’histoire à Tom, et Tom glousse de son rire alarmant.

— Tu as probablement récolté un morceau du matériel de construction du machin de beignets. Mais c’était une bonne idée. L’école primaire d’El Modena. Quelle idée ! C’était vieux quand j’y suis allé. On l’a fermée dès qu’on en a eu terminé avec La Veta. Deux longs bâtiments en bois hauts de deux étages, avec une cave sous chacun. Une grosse cloche dans l’un des deux. C’est la fac qui l’a récoltée, plus tard, et le principal, qui avait été directeur de l’école primaire des années plus tôt. Est devenu dingue lors de l’inauguration. A fait une crise de nerfs juste sous nos yeux. Un grand terrain vague entre les deux bâtiments. C’étaient de vrais brûlots, on faisait des exercices d’alerte-incendie tous les jours. J’ai fait beaucoup de base-ball, là-bas. Une fois, je suis parti sur un coup de base et j’ai porté la balle en deuxième, ils l’ont relancée et je suis allé en troisième, ils l’ont relancée et je suis retourné en base. On m’a fait un triomphe cette fois-là, et je jouais la partie les doigts dans le nez, mais M. Beauchamp m’a fait sortir. Parce qu’il n’appréciait pas que je m’éclate comme ça. C’était un salaud. On jouait toujours les swings à la pointe du lancer. En plein vol. Je ne comprends pas comment on faisait pour pas se casser un bras ou une jambe, mais ça nous arrivait pas.

Tom soupire, regarde par la fenêtre comme s’il pouvait jeter un coup d’œil sur le siècle précédent. Il raconte son passé avec une fébrile, erratique amertume, comme en colère de voir que c’est parti si loin. Jim trouve ça à la fois intéressant et déprimant.

— Il y avait deux filles qui ne se quittaient jamais, on était tous tout le temps après elles. Impitoyables. On les appelait Popeye et Mabusa – à la place de Medusa, je suppose. Quoique je sois surpris qu’aucun des gosses de là-bas ait pu savoir autant de choses. Elles étaient retardées, tu vois, et elles étaient moches. Popeye toute ratatinée. Mabusa grande et laide, mongolienne. Les garçons leur faisaient la chasse à la récré, pour s’amuser. (Tom secoue la tête, regarde de nouveau par la fenêtre.) J’avais mon jeu à moi, auquel je jouais avec l’institutrice chargée de la surveillance pendant les récréations. Un genre de cache-cache. Une guerre psychologique, en réalité. Je profitais des caves pour passer d’un côté à l’autre de la cour et sortir la surprendre. La surveillante me voyait ici, puis là – ça la rendait dingue. Une fois, j’étais en train de faire ça, et j’ai trouvé Popeye et Mabusa en bas ; elles se cachaient dans la cave, serrées l’une contre l’autre…

Il cligne des yeux.

— Les enfants sont cruels, dit Jim.

— Et ils le restent ! Ils le restent. (Une amertume cuivrée lui rend la voix grasseyante.) Ici, les infirmières nous appellent les O et les Q. Les O sont ceux qui ont la bouche ouverte. Les Q sont ceux qui ont la bouche ouverte avec la langue qui pend. Rigolo, hein ? (Il secoue la tête.) Les gens sont cruels.

Jim grince des dents.

— Peut-être que c’est ça qui t’a poussé à devenir avocat de l’assistance judiciaire, non ?

Voir deux gosses attardées pelotonnées l’une contre l’autre dans une cave : est-ce que ça peut façonner une vie ?

— Peut-être bien que oui. (La chambre exiguë prend une teinte cuivrée, l’air a goût de cuivre.) Peut-être bien que oui.

— Alors, c’était comment, avocat de l’assistance judiciaire ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? C’était le genre de travail qui te déchire le cœur. On arrête de pauvres gens pour des crimes. La plupart des crimes sont commis par des gens vraiment pauvres, ils sont désespérés. Exactement l’idée qu’on peut s’en faire. Et ils ont le droit d’être représentés même s’ils n’en ont pas les moyens. Alors un juge désignait l’un d’entre nous. Des casiers judiciaires interminables, tout ce qu’on peut imaginer, mais beaucoup de répétitions. Une bonne formation, c’est vrai. Mais… je ne sais pas. Il faut bien que quelqu’un fasse ce boulot. Nous ne sommes pas dans une société juste et c’était une façon de s’y opposer, tu me comprends, mon petit ?

Jim hoche la tête, très surpris par cette coïncidence avec ses propres réflexions récentes. Ainsi, le vieux a essayé de faire de l’opposition !

— Mais au bout du compte ça n’a pas d’importance. La plupart de tes clients te haïssent parce que tu fais partie du système qui les a coincés. Et un bon pourcentage d’entre eux sont coupables des charges qui leur sont reprochées. Et les casiers… (Le froissement de plastique, on dirait vraiment que quelque chose en lui doit être en train de se casser.) Au bout du compte, ça n’a aucune importance. Quelqu’un d’autre aurait pu le faire, oui ! Et aussi bien. J’aurais dû devenir huissier ou avocat-conseil dans la finance. J’aurais maintenant assez d’argent pour être dans une villa quelque part. Une infirmière et une secrétaire privées…

Jim frissonne. Tom sait exactement dans quoi il habite, il en a parfaitement conscience. Et qui mieux que lui ? C’est à désespérer, tous ces Q et ces O, dans cet hospice pour vieux gâteux…

— Mais tu as fait du bien ! J’en suis certain. (Dubitatif :) Tu as évité la prison à certaines personnes qui t’en ont été reconnaissantes…

Peut-être. (Crac crac crac.) Je me rappelle… J’ai eu ce type, un immigré russe qui parlait à peine l’anglais. Il n’était dans le pays que depuis un mois ou deux. Il se sentait seul et il est allé dans un théâtre porno de Santa Ana. La police essayait de fermer ces endroits-là, à l’époque. Ils ont fait une descente et arrêté tous ceux qu’ils pouvaient attraper. Et ils ont chopé le Russe en question et l’ont inculpé d’outrage public aux bonnes mœurs. Parce qu’ils ont dit qu’il était en train de se masturber à l’intérieur. Tu crois ça, toi ? La première fois que je l’ai vu, il était vraiment terrifié. Je veux dire, il avait l’habitude du système soviétique où, quand on t’arrête, tu es cuit. Inculpé ? Coupable. Et il ne comprenait pas les chefs d’inculpation et, je veux dire, il était terrorisé. Alors j’ai porté l’affaire devant le tribunal et j’ai bousillé le dossier de l’assistant du D.A., qui n’était de toute façon qu’un ramassis de conneries. Je veux dire, comment peut-on prouver quelque chose comme ça ? Et alors le juge a prononcé le non-lieu. Et l’expression de ce Russe quand on l’a libéré… (Crac ! Crac !) Oh, ça pourrait justifier quelques jours dans ce trou, je suppose. Quelques jours.

— Alors… (Jim songe à ses propres problèmes, à ses propres choix.) Alors, qu’est-ce que tu ferais aujourd’hui, Tom ? Je veux dire, si tu voulais t’opposer aux injustices, aux gens qui dirigent tout ça… Qu’est-ce que tu ferais ?

— Je ne sais pas. Apparemment, rien ne marche. Je suppose que je serais enseignant. Sauf que ça ne marche pas non plus. Ou j’écrirais, peut-être. Ou bien je serais juriste à un plus haut niveau. Pour modifier les lois elles-mêmes d’une façon ou d’une autre. C’est là-dessus que tout repose, mon garçon. Tout cet édifice de privilèges et d’exploitation. Tout ça s’appuie solidement sur la loi du pays. C’est ça qu’il faut changer.

— Mais comment ? Est-ce que tu ferais de la résistance active ? Par exemple… sortir la nuit et saboter une usine d’armements spatiaux, ou quelque chose comme ça ?

Tom regarde par la fenêtre, les yeux brillants. Comme souvent, son amertume l’a galvanisé, l’a fait paraître plus jeune.

— Bien sûr. Si je pouvais le faire sans blesser personne. Ou sans me faire blesser moi-même. (Crac !) Libéral jusqu’au bout. Je suppose que ça a toujours été mon problème. Mais oui, pourquoi pas ? Ça nécessiterait un tas d’interventions de ce genre. Mais il faut les arrêter d’une manière ou d’une autre. Ils saignent le monde à blanc pour alimenter leurs jeux.

Jim hoche la tête, réfléchit à tout ça.

Ils évoquent les parents de Jim, association d’idées assez naturelle, bien qu’aucun d’eux ne fasse allusion aux occupations de Dennis. Jim parle un peu de son travail et de ses amis, jusqu’à ce que les yeux de Tom commencent à se voiler. Il fatigue, s’affaisse, parle dans un affreux crissement respiratoire. Jim constate une fois encore que l’esprit, cet esprit vif et aigri, est emprisonné dans un vieux débris de corps que l’on maintient à peine en état de fonctionnement par de constantes infusions d’oxygène, de drogues. Un corps qui intoxique à l’occasion cet esprit, en émousse le tranchant… Une main noueuse glisse après l’autre sur le dessus-de-lit, comme une paire de crabes ; tavelées, décharnées, avec des jointures si enflées que les doigts ne redeviendront plus jamais droits… Ça doit faire mal ! Tout doit faire mal. Il doit vivre avec la douleur au quotidien, comme si c’était une simple composante de l’existence.

Jim n’arrive pas vraiment à imaginer ça, et il ne s’attarde pas sur cette idée. Trop dur. Faut qu’il s’en aille, maintenant. Vraiment.

— Raconte-moi une dernière histoire sur le Comté d’Orange, Tom. Après, il faut que j’y aille.

Le regard de Tom le traverse, sans le reconnaître. Jim frissonne.

Les yeux focalisent de nouveau, Tom fixe le ciel derrière la fenêtre.

— Avant qu’ils ne construisent le port de Dana Point, il y avait une belle plage là-bas, au pied de la falaise. Peu de gens y allaient. Le seul accès pour descendre, c’était un vieil escalier de bois branlant construit à flanc de falaise. Cette année-là, il y avait des marches qui foutaient le camp, et il devenait de plus en plus risqué de descendre. Mais nous le faisions. Le grand truc, c’était d’y aller après qu’une grosse tempête avait balayé la côte. La plage était toute fraîche ; le sable avait été emporté, lavé et rapporté. Et dans le sable il y avait de minuscules éclats de pierres colorées. Le sable aux joyaux, nous l’appelions. C’était vraiment un truc extraordinaire. Je ne sais pas s’il s’agissait réellement de tout petits bouts de saphirs, de rubis et d’émeraudes – mais ça y ressemblait, ça oui, et c’est comme ça que nous les appelions. Pas du verre apporté par la marée, non, de vraies pierres. Quand on avançait vraiment tout doucement sur la grève, on apercevait de petits brasillements de lumière colorée, verte, rouge, bleue – d’une intensité et d’une clarté parfaites sur le sable mouillé. On pouvait en récolter une petite poignée dans la journée et, quand on les gardait dans un bocal d’eau… J’en avais un à la maison. Me demande ce qu’il est devenu. Qu’est-ce que deviennent toutes les choses qu’on possède ? Les gens qu’on connaît ? Je suis sûr que je n’aurais pas jeté ça…

Et Tom sombre dans la rêverie, puis dans un sommeil troublé, et s’agite de telle sorte que le tube d’oxygène lui comprime le cou. Jim, qui a déjà entendu parler du sable aux gemmes, arrange de son mieux le tube et les draps. Il se sent triste. Il y avait une plage ici, autrefois. Et une personne, avec toute une vie. Désormais renvoyée dans le passé, dans tous les sens du terme. Cet épouvantable parc – une prison pour les vieux, une sorte de camp de concentration ! Ça fout vraiment le cafard. Il faut qu’il vienne plus souvent. Tom a besoin de compagnie. Et c’est un puits de connaissances historiques, vraiment.

Mais en remontant la 5 à la trace, Jim commence à oublier tout ça. La vérité, c’est que l’expérience lui est désagréable de bout en bout. Il ne supporte pas ça. Alors il oublie d’aller là-bas, et évite l’endroit.

Allez, on va dîner chez les vieux ! Et après, son cours ! Décidément, cette journée s’annonce carrément longue.

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