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Jim attend maintenant avec impatience de revoir Hana Steentoft, mais il ne peut assurément compter que ça se produise : elle semble loin d’être aussi intéressée par une rencontre. Certains soirs, elle part avant que Jim ait relâché ses élèves. D’autres soirs, elle a du travail. « Désolée, dit-elle de façon embarrassée, fixant le sol. Il faut que ça soit fait. » Et puis il y a les soirs où elle acquiesce de la tête, lève brièvement les yeux pour sourire, et où ils vont à la pitoyable Coffee Hut, pour parler, parler et parler.

Un soir, elle dit :

— On m’a donné un studio sur le campus. Il va falloir que j’aille travailler dans un moment, mais est-ce que vous voulez venir le voir d’abord ?

— Oh oui, bien sûr.

Ils empruntent des chemins sombres, entre des bâtiments de béton éclairés par-dessous. De temps en temps, ils aperçoivent un bout du grand light-show qu’est le C. d’O. Il n’y a personne d’autre sur le campus ; c’est comme un grand plateau vidéo après la fin d’un tournage. L’un des blocs de béton renferme le studio de Hana, et elle les fait entrer. Lumière, éclat aveuglant, mélange xénon/néon.

Empilées contre le mur, des rangées de toiles. Jim regarde dans une pile pendant que Hana entreprend de mélanger des couleurs, dans la lumière violente. Les toiles, qui représentent des paysages, sont de style vaguement chinois, mais réalisées dans des bleus et des verts brillants, avec une couche d’or mat pour le toit des pagodes, les cours d’eau, les pommes de pin, les cimes enneigées dans le lointain.

Les résultats sont… bizarres. Non, Jim n’est pas immédiatement bouleversé, il n’est pas victime d’une expérience mystique en les regardant. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. D’abord, il lui faut s’habituer à leur étrangeté, essayer de comprendre ce qui s’y passe… L’une d’entre elles semble totalement abstraite, un truc génial, puis Jim réalise qu’il la tient à l’envers. Oups. Tu parles d’un amateur d’art ! Renversée, elle reste intéressante, et il comprend maintenant qu’il faut les considérer autant comme des motifs abstraits que comme des montagnes, des forêts, des cours d’eau, des champs.

— Waow. Elles sont magnifiques, Hana. Mais… euh… et le Comté d’Orange ?

Elle rit.

— Je savais que vous me demanderiez ça. Regardez dans la pile, dans le coin. La petite. (Rire.) C’est plus dur, évidemment.

Bon. Jim trouve ça extrêmement intéressant. Parce qu’elle a utilisé la même technique, mais inversé la proportion des couleurs. Ici, c’est l’or qui domine dans les toiles : des ors assombris, éclaircis, tirant vers le bronze, laissés tels quels, mais toujours disposés en blocs qui se chevauchent, carrés qui dégringolent les uns sur les autres dans le plus pur style du condomundo. Et, ici et là, se trouvent des taches pareilles à des moisissures bleues, vertes ou bleu-vert, des arbres, des lits de cours d’eau asséchés, un coteau désert (avec une machinerie de construction dorée), des parcs, une bande de mer au loin, qui retient la barre d’or de Catalina. « Waow ! » On voit une autoroute surélevée, gros ruban doré déchirant un ciel vert, un mail bronze s’étendant à côté. Comme ici, sous l’autoroute ! « Waow, Hana ! » Un autre motif abstrait, le port de Newport, avec le bleu-vert complexe de la baie, les bateaux et la péninsule représentés par des pâtés dorés.

— Et combien vous demandez pour celles-ci ?

— Plus que vous ne pourriez vous le permettre, monsieur le professeur.

— Sandy pourrait se le permettre. Je parie qu’il aimerait en avoir une dans sa chambre.

— Hon-hon.

Jim la regarde mélanger deux peintures dorées dans des bols bleus, la peinture clapotant, brillante et métallique dans la lumière, les cheveux noirs emmêlés de Hana lui tombant sur le visage et presque jusque dans le bol. C’est un tableau en soi. Un sentiment non identifié, qui le remue à l’intérieur…

Pendant qu’elle fait ses mélanges, il parle de ses amis. Voilà Tashi en train d’écrire ses histoires de surf avec une clarté et une vivacité qui font honte au travail de Jim.

— Parce qu’il n’essaie pas de faire ça pour l’art, déclare Hana, qui sourit au bol. C’est un état d’esprit d’une grande valeur.

Jim acquiesce. Et il poursuit, parle du grand refus de Tashi, de sa secrète générosité ; de l’énergie énorme, galvanisante de Sandy, de ses exploits compliqués de dealer, de ses retards légendaires. Et d’Abe. Jim décrit le visage hagard d’Abe quand il arrive dans une fête après une nuit de travail, la façon dont il transforme celui-ci par un effort de volonté pour en faire un masque de noceur, débordant de rires discordants. Et la façon dont il se tient désormais à l’écart de Jim, ridiculisant son manque d’un quelconque talent utile, s’associant avec Tash ou Sandy comme pour exclure Jim ; et ce, combiné avec des éclairs des vieilles sympathie et intimité qui existaient autrefois entre eux.

— Parfois, je parle et Abe me décoche un regard comme si c’était une flèche, rejette la tête en arrière et rit, et d’un seul coup je réalise à quel point chacun de nous en sait peu sur ce que sont ses amis, sur ce que chacun pense des autres.

Hana hoche la tête, le regardant pour une fois bien en face. Elle sourit.

— Vous aimez vos amis.

— Oui ? Eh bien, sans doute.

Jim rit.

— Voilà, je suis prête à travailler. Écartez-vous de la lumière, voulez-vous ? Asseyez-vous, ou tracez, ou faites ce que vous voudrez, à votre guise.

— Je vais jeter un coup d’œil sur les autres, là.

Il examine toile sur toile, sans cesser de l’observer. Elle a posé la toile à plat sur une table basse et se tient assise à côté, penchée et donnant de petites touches à l’aide d’un minuscule pinceau. Visage perdu dans la chevelure noire. Corps toujours imposant, main évoluant avec adresse, infimes mouvements… Il doit lui falloir des heures pour une seule toile, et il y en a ici, combien, soixante ?

— Waow.

Au bout d’un moment, il s’assied à côté d’une pile et la regarde. Elle ne s’en aperçoit pas. De temps en temps, elle respire profondément, comme si elle poussait un gros soupir ; puis elle retient pratiquement son souffle. « Technique de Cheynes-Stokes », songe Jim. Elle plane. A un moment, il reprend ses esprits et réalise qu’il regarde sa silhouette tranquille sans réfléchir depuis… Il ne sait pas combien de temps. Comme pour la méditation qu’il n’arrive jamais à faire ! Sauf qu’il est sur le point de s’endormir.

— Hé, je vais aller tracer.

— Très bien. À bientôt ?

— Ça, sûrement !

Sur le chemin du retour, il entend un poème se débobiner dans sa tête, un grand truc long plein d’autoroutes dorées et de ciels verts, avec une silhouette corpulente penchée au-dessus d’une table basse. Mais une fois chez lui, les yeux rivés à l’écran de l’ordinateur, il n’entend que des fragments mélangés les uns aux autres ; les images refusent de se laisser fixer par des mots, et il reste là, le regard immobile, jusqu’à ce qu’il finisse par aller se coucher et sombre dans un sommeil agité d’insomniaque. Il rêve une fois de plus qu’il fait à pied le tour du sommet d’une colline ravagée, murs bas abîmés et menaçant ruine, terres désertiques jusqu’à l’horizon… Et la chose jaillit de la colline pour lui dire ce qu’elle a à lui dire, ça peut être n’importe quoi, il ne comprend pas. Et il lève les yeux et voit une autoroute d’or dans le ciel vert.

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