77

Quand Jim se réveille, ils sont en train de tracer à travers les Alabama Hills dans Owen’s Valley. Les plus vieux rochers d’Amérique du Nord ont l’air bizarres en cette heure qui précède l’aube, gros cailloux arrondis empilés les uns sur les autres en formations singulières, impossibles. Derrière, l’escarpement de l’est de la sierra Nevada s’élève comme un mur noir sous le ciel indigo. Tashi, assis sur le siège du conducteur, écoute de la musique planante japonaise, une flûte qui se promène sur fond de harpe orientale ; il semble réveillé, mais perdu en quelque royaume intérieur.

A Independence, ville de bord de route qui ressemble à un musée du siècle précédent, Tashi sort de sa torpeur.

— Faut qu’on rachète à manger.

Ils s’arrêtent dans une boutique ouverte toute la nuit et achètent des rations de secours, du fromage, du sucre candi. Dehors, Tashi gagne une cabine téléphonique et s’y enferme pour passer un coup de fil. On dirait vraiment un musée. Quand il ressort, il hoche la tête d’un air songeur, un léger sourire aux lèvres.

— Allons-y.

Ils bifurquent à l’ouest sur une route qui s’élève droit à travers les montagnes.

— C’est là que ça se corse, dit Tash. On n’a qu’un permis de nature pour deux, et va falloir qu’on ruse un peu pour rentrer.

— Il faut un permis pour aller dans les montagnes ?

— Ouais. On peut les retirer à Ticketron. (Tash rit de la tête que fait Jim.) C’est pas une mauvaise idée, en fait. Mais des fois c’est pas pratique.

Ils tracent donc sur la pente très raide de la face est de la chaîne de montagnes, longeant le lit creusé àu fil des siècles par un torrent fougueux. La voiture de Tashi grimpe la côte avec peine. Ils laissent derrière eux les arbrisseaux et les fleurs de l’Owen’s Valley, montent au milieu des pins. Leurs oreilles se débouchent brusquement. Ils suivent une série de virages, perdent de vue la vallée en contrebas. L’air qui filtre par la vitre de Tashi se rafraîchit.

Ils parviennent à un chemin de terre qui tourne vers le cours d’eau en bas sur la gauche. Tashi s’arrête, fait quitter le rail à la voiture, descend le chemin de terre sur la batterie du véhicule.

— Un point de pêche, dit-il. Et encore en dehors des limites du parc.

Ils mettent les vivres supplémentaires dans les sacs à dos, qu’ils enfilent, et reprennent la route goudronnée. Il commence à faire jour, le ciel est bleu clair et le soleil ne va pas tarder à se lever. La route se fait plus plate et Jim aperçoit un parking et quelques bâtiments encadrés sur trois côtés par les flancs escarpés de la montagne.

— Où est-ce qu’on va ?

— C’est le poste des gardes forestiers. On est censés pointer ici, et il va pas s’écouler beaucoup de temps avant qu’un ou deux gardes arpentent les pistes pour s’assurer qu’on l’a bien fait. Il y en a un autre à Kearsarge Pass ; c’est le principal point de passage ici, juste au sommet. (Il désigne l’ouest.) Alors on va aller vers le nord, et on va passer la crête du domaine par un sentier de contrebandiers que je connais.

— O.K.

Jim a l’impression que ça se présente bien ; il ne sait pas ce que c’est qu’un sentier de contrebandiers.

Ils contournent le parking et pénètrent à pied dans une forêt de pins et de sapins. Le sol est jonché d’odorantes aiguilles brunes. Le soleil tombe sur le versant des montagnes au-dessus d’eux, mais eux sont toujours dans l’ombre. Ils parviennent à une fourche du sentier et suivent un canyon vers le nord.

Ils longent un ruisseau qui glousse goutte à goutte.

— L’eau de L.A., rit Tashi.

Des geais et des bouvreuils chétifs voltigent au milieu des genévriers et des maigres étendues de prairie en bordure du ruisseau. Chaque tournant de la piste révèle une nouvelle perspective, végétation née d’une chute d’eau ou falaise de granité déchiquetée. Le soleil se lève au-dessus d’un contrefort à l’est, et l’atmosphère se réchauffe. Malgré le frottement de ses bottillons contre ses mollets, Jim sent un mince filet de calme s’insinuer en lui, puis se répandre. L’air frais sent le pin, le ruisseau est charmant, le roc nu en dessus grandiose.

Ils grimpent jusqu’à une petite cuvette où le cours d’eau se transforme en un modeste lac. Jim s’immobilise et contemple ça bouche bée.

— C’est magnifique. On reste là ?

— Jim, il est 7 heures du matin !

— Ah oui.

Ils poursuivent leur marche, sur un raide sentier rocailleux qui monte vers l’est. Dur labeur. Ils finissent par atteindre la berge rocheuse et moussue d’un autre étang d’une perfection surréaliste.

— Le Golden Trout Lake. Altitude trois mille deux cent quatre-vingt-onze mètres.

Tout à coup, Jim s’aperçoit qu’ils sont arrivés en bout de piste, au pied d’une cuvette qui ne possède qu’une seule issue, qui est le lit du ruisseau qu’ils viennent de remonter.

— Alors c’est là qu’on se pose ?

— Nan. (Tash pointe l’index vers l’ouest, vers l’endroit où la crête de la sierra Nevada se dresse au-dessus d’eux.) Le passage du Dragon est là-haut. C’est par là qu’on traverse.

— Mais où est le chemin ?

— C’est un sentier de contrebandiers.

Tout devient clair pour Jim.

— Tu veux dire qu’il y a pas de chemin qui conduit à ton prétendu passage ?

— Exact.

— Waow. Merde…

Ils passent leurs sacs à dos, entreprennent de gravir la pente. Il se met à faire très chaud sous le soleil matinal. Jim a la forte impression que chaque claquement de talon souligne une ampoule. Les bretelles de son sac lui scient les épaules. Il suit Tashi sur ce que celui-ci annonce être un ancien lit de glacier. Ils sont désormais dans le royaume de la rocaille, rocaille chamboulée et rechamboulée, au point de s’être par endroits transformée en gravier. Ils font halte de temps à autre pour récupérer et contempler ce qui les entoure. Derrière eux, à l’est, ils aperçoivent l’Owen’s Valley et les White Mountains à l’arrière-plan.

Puis ça recommence à monter. Jim marche sur les traces des longues enjambées de Tashi et évite les glissades en arrière. Il se concentre là-dessus. Quelle évidente et parfaite analogie entre cette interminable grimpée et l’existence. Deux pas en avant, un pas en arrière. Trouver le meilleur chemin, entre ces blocs de granité tavelés de plaques de mousse aux couleurs diverses, vert pâle, jaune, rouge, noir. Le but à atteindre, là-haut, semble proche mais ne se rapproche jamais. Oui, c’est une image très pure, très dépouillée de la vie – la vie réduite à son sens absolu, profond. Toujours plus haut. Le ciel est bleu foncé, le soleil réduit à un aveuglant éclat.

Ils poursuivent leur ascension. La répétition des pas de la montée, accompagnés chaque fois d’un léger élancement du talon, concentre l’esprit de Jim en un point minuscule, qui ne perçoit que les aspects visuel et cinétique des choses. Il a l’impression d’avoir les cuisses en caoutchouc. A un moment, il s’aperçoit qu’il n’a pensé absolument à rien depuis une demi-heure, à part au roc qu’il gravit. Il sourit ; puis il faut se concentrer sur un passage glissant. La sueur lui coule dans les yeux. Il n’y a pas de vent, aucun bruit sauf celui de leurs chaussures sur la pierre, de leurs haleines dans leurs gorges.

— On y est presque, dit Tashi.

Jim lève les yeux, surpris, et constate qu’ils sont sur l’ultime corniche avant le sommet, au bord de la chaîne de montagnes dont toutes les cimes s’étendent de gauche à droite au-dessus d’eux, aussi loin que porte leur regard. Ils se dirigent vers une zone plate entre deux sommets.

— Comment ça va ?

— Super, dit Jim.

— Bon petit gars. Il y a des mecs que l’altitude incommode.

— Moi j’adore ça.

Ils continuent de grimper. Jim est victime de la fièvre des sommets et se hâte derrière Tashi jusqu’à ce que son haleine lui racle la gorge. Tashi doit être dans le même cas. Puis ils atteignent le sommet de la corniche, une crête très abrupte, large, constituée de gros affleurements de granité rosâtre. La corniche forme une sorte de route orientée nord-sud, ponctuée de fréquents promontoires imposants, de passages en dents de scie, d’éperons qui dévalent vers l’est, vers l’ouest… A l’ouest, il y a des montagnes à perte de vue.

— Bon Dieu ! fait Jim.

— On va déjeuner là. (Tash pose son sac à dos, défait sa chemise pour en faire sécher le dos trempé de sueur au soleil. Il n’y a toujours pas de vent, aucun nuage dans le ciel.) Une journée de sierra parfaite.

Ils s’asseyent et mangent. En dessous d’eux, le monde tourne. Le soleil les chauffe comme des lézards sur les rochers. Jim s’entaille le pouce en essayant de couper du fromage, et suçote la plaie jusqu’à ce qu’elle cesse de saigner.

Quand ils ont fini, ils remettent leurs sacs à dos et entreprennent de dévaler le flanc ouest de la crête. Ce flanc-là est plus escarpé que l’autre, mais Tashi trouve un éboulis de rochers en pente raide – un talus, lui apprend Tashi – et ils commencent à descendre très lentement, s’accrochant à la paroi de la déclivité, prenant pied sur des rocailles qui menacent de filer sous eux. De fait, Jim en envoie bouler une qui passe à côté d’un Tashi dégoûté et tombe sur le postérieur, s’éraflant les fesses. Ses orteils se boursouflent durant la descente. L’éboulis débouche sur une corniche moins pentue, qui conduit à un petit étang glacial, entièrement entouré de roc : bleu-vert sur les bords, bleu cobalt au centre.

Ils s’abreuvent copieusement dans cet étang quand ils l’atteignent. C’est déjà le milieu ou la fin de l’après-midi.

— Le lac suivant est une splendeur, déclare Tashi. Plus grand que celui-ci, et bordé de parois rocheuses, à part en deux ou trois endroits où il y a de l’herbe qui tombe en plein dans l’eau.

— Bien.

Jim est fatigué.

Le flanc ouest de la crête a une magie grandiose. Sur le flanc est, ils avaient vue sur Owens Valley, et par conséquent sur le monde que Jim connaissait. Ce lien est désormais rompu et c’est dans un nouveau monde qu’il se trouve, sans relation avec celui auquel Tashi l’a arraché. Il ne peut pas encore définir ce paysage, c’est trop neuf, mais il y a quelque chose dans sa complexité, dans son anarchique profusion de formes, qui possède un pouvoir de fascination. Rien n’a été organisé et c’est néanmoins très complexe. Il n’y a pas deux choses semblables et cependant tout participe d’une intense cohérence.

Des nuages viennent s’installer au-dessus de l’ouest de la grande crête. Ils descendent, traversent une très rude étendue de rochers éclaboussés de lichens. La mousse envahit les failles – la mousse, puis de minuscules buissons. L’ombre des nuages se rue sur eux. Jim se débrouille parallèlement à Tashi de façon à se frayer son propre chemin. Ils arpentent durant un long moment l’immensité de granité fracassé, chacun dans son univers de pensées et de mouvements. Déjà, il semble qu’ils fassent cela depuis longtemps. Rien que cela, depuis que les rochers reposent ici.

En fin d’après-midi, ils parviennent au second lac, déjà plongé dans l’ombre des éperons rocheux qui l’encerclent. Sa surface lisse reflète les pierres comme un miroir bleu.

— Waow. Superbe.

Tashi plisse les yeux.

— Oh la ! On peut pas camper ici… Il y a des gens là-bas !

— Où ça ?

Tashi pointe le doigt. Jim distingue deux minuscules points rouges, tout à fait de l’autre côté du lac, la tache légèrement plus grande d’une tente orange.

— Et alors ? On les entendra pas, ils vont pas nous déranger.

Tashi regarde Jim comme s’il venait de lui proposer de manger de la merde.

— Pas question ! Allez, viens, on va suivre le ruisseau de décharge qui va au lac du Dragon. On trouvera sûrement un bon endroit pour camper avant ; sinon, c’est un chouette lac.

Jim rehausse avec lassitude son sac à dos sur ses épaules et suit Tashi dans la crevasse qui ébréche la cuvette où se trouve le lac, où l’eau chante sur du granité jaune érasé et ravine le coteau pour tomber dans un vaste bassin.

Ils marchent jusqu’au crépuscule. Le soleil est encore brillant, mais la terre et l’air autour d’eux sont sombres et enténébrés. Des fleurs des hauteurs resplendissent comme des hallucinations sur la mousse noire des berges aplanies du ruisseau. De noueux genévriers sortent en se contorsionnant des failles de la pierre. Chaque tournant du mince cours d’eau révèle un univers miniature qui pousse Jim à remuer la tête : au-dessus, le ciel de velours bleu ; en dessous, le monde obscur des rochers, déchiré par le ruisseau semblable à une bande de lumière aux couleurs du ciel. Il est fatigué, ses pieds lui font mal, il trébuche de loin en loin, mais Tash marche lentement, et il serait honteux de mettre fin à cet infini panorama de beauté montagnarde.

Tash trouve enfin un à-plat sablonneux en bordure du ruisseau, et déclare que c’est là qu’ils camperont. Ils déposent leurs sacs à dos.

Quatre ou cinq genévriers.

A l’ouest, on voit loin :

Un aileron de granité, qui émerge de l’obscurité.

« Le Fin Dôme », déclare Tashi.

A l’est, la crête monumentale du sommet qu’ils ont passé resplendit,

D’un abricot vibrant dans la tardive lumière du crépuscule.

Chaque rocher souligné, illuminé.

Chaque instant, long et paisible.

Le ruisseau parle et parle de sa petite voix.

Eau bleu clair dans les ombres massives.

Deux minuscules silhouettes qui marchent sans but :

« Waow. Waow. Waow. »

Lentement la lumière quitte les airs.

Et tu as toujours vécu là.

— Si on dînait ? fait Tashi, et il s’assied à côté de son paquetage.

— D’accord. On fait du feu ? Il y a du bois mort sous les genévriers.

— Contentons-nous d’utiliser le réchaud. Il y a vraiment pas assez de bois pour qu’on se permette de faire un feu, enfin pas à cette altitude.

Ils font cuire des nouilles japonaises sur un petit réchaud à gaz. Jim se débrouille pour faire tomber la casserole en cuisant les siennes et quand il rattrape celle-ci pour éviter que les pâtes ne se répandent il se brûle la paume et les doigts de la main gauche.

— Ah. (Suçotis.) Oh bon.

Tashi a amené une tente, mais la nuit est si belle qu’ils décident de ne pas s’en servir, et ils disposent leurs sacs de couchage sur des matelas de camping étalés sur la plage de sable. Ils enfilent les sacs et – ah ! – s’allongent.

La lune, cachée par la crête à l’est, éclaire cependant la folie déchiquetée des cimes environnantes, produisant une impression de distance monochrome, et une infinité d’ombres. Le ruisseau fait du bruit. Il y a des étoiles éparpillées partout dans le ciel ; Jim n’en a jamais vu autant, ne savait pas qu’il en existait autant. Elles sont nettement plus nombreuses que les satellites et les miroirs, de beaucoup.

Tashi ne tarde pas à s’endormir, le souffle paisible.

Mais Jim n’arrive pas à dormir.

Il renonce à essayer, s’assied, le sac de couchage remonté sur les épaules, et… regarde. Un instant, sa vie passée, sa vie en dessous, lui revient ; mais son esprit se dérobe devant elle. Ici, à cette altitude, son esprit se refuse à entrer dans le royaume dément du C. d’O. Il ne parvient pas à y songer.

Des rochers. Les masses sombres des genévriers, aiguilles noires qui se découpent sur fond d’étoiles. Clarté lunaire sur les pentes en dents de scie, dessinant leurs contours. Ah, Jim… Jim ne sait que penser. Son corps est douloureux, il a des élancements en une douzaine d’endroits. Tout cela semble faire partie des montagnes, être un des éléments du tableau. Ses sens grondent, il est presque étourdi à force de tenter de tout réellement absorber d’un seul coup : la musique de la chute d’eau et le vent dans les aiguilles de pin, l’étendue immense et étonnamment complexe des pointillés de granité blanc au premier plan, les cimes baignées de lune à diverses distances… Il ne sait que penser. Il lui est impossible de tout assimiler, quand il essaie il n’arrive qu’à frissonner. C’est trop.

Mais il a toute la nuit ; il peut regarder, et écouter, et regarder encore… Il réalise avec un afflux de chaleur dans ses terminaisons nerveuses, avec un enchantement étrange, physique, que cette nuit va être la plus longue de sa vie. Chaque instant, long et paisible, consacré à la découverte d’un monde dont il n’avait jamais su qu’il existait… Un foyer. Il s’était dit que c’était un rêve perdu ; mais ça aussi c’est la Californie, tout aussi réelle que le roc sous ses fesses endolories. Il racle le granité avec ses phalanges égratignées. La lune ne tardera pas à se lever au-dessus de la crête.

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