Et Jim fait demi-tour et reprend l’autoroute. Quelque part à hauteur de Costa Mesa, il prend une décision. « Oh, merde ! » Il décroche le téléphone de la voiture, appelle Arthur. Son cœur bégaie sur la même fréquence que le téléphone qui sonne : Dr-r-r-r-r-r-r-ring ! Dr-r-r-r-r-r-r-ring !
— Allô ?
— Arthur ? C’est Jim. Je pourrai pas venir à temps chez toi pour partir au rendez-vous. Je te retrouve au parking où on prend les caisses.
Silence. D’un ton cassant, Arthur dit :
— Très bien. Tu sais à quelle heure.
— Oui. J’y serai.
Retour sur la Newport Freeway, direction nord vers la Garden Grove Freeway (il entre les instructions dans le cerveau de la voiture), sortie ouest puis route vers Haster, sous le niveau supérieur du City Mail.
Trouble univers de vieilles rues, caniveaux jonchés d’ordures.
Arbres morts. Un verger de rebuts.
Vieux pavillons de banlieue, qui abritent une famille par pièce.
Les lampadaires non cassés sont du type halogène ancien : orange mélancolique,
Un orange qui tapisse tout.
Un monde sous couvercle. Le rez-de-chaussée de la Californie.
Tu n’as jamais habité là, pas vrai ?
S’hyperventilant les poumons, Jim regarde pour une fois autour de lui. Parkings, laveries automatiques, magasins de vente au rabais. « Et il a fallu que tu ailles au Caire pour voir ça ! » crie-t-il, et pendant un instant sa détermination est perturbée ; il a l’impression que d’invisibles géants braquent d’invisibles lance-flammes sur lui, le renvoyant de-ci de-là dans un match dont il ignore tout ; tout ce qu’il peut faire, c’est s’en tenir à ses plans, tâcher de ne plus réfléchir. « Arrête de réfléchir ! Arrête de réfléchir ! C’est l’heure d’agir ! » Pourtant son estomac le torture, son cœur frémit comme s’il était ballotté par des idées contradictoires, des certitudes contradictoires vis-à-vis de ce qui est bien…
Lewis Street est toujours pareille, une sorte d’allée en tunnel à l’ouest derrière le City Mail, flanquée des deux côtés, du sol au plafond, d’entrepôts aux portails prévus pour des camions et cadenassés pour la nuit.
Il arrive sur Greentree, qui s’arrête net sur Lewis comme un égout se déversant dans un autre. Du plafond de béton pendent quelques ampoules halogènes, quelques ampoules à vapeur de mercure. Sans configuration particulière. Jim avance doucement, entre dans le petit parking entre les entrepôts, vingt places aménagées autour de deux gros pylônes de béton qui soutiennent les niveaux supérieurs du mail. Il y a la même voiture que d’habitude, une fourgonnette bleue, sur un rail de garage au fond du parking.
Jim fait demi-tour sur le parking, clignote trois fois des phares. Il arrête sa voiture à côté de la fourgonnette, descend.
Quatre hommes l’entourent, l’acculent à sa voiture. Il a déjà vu toutes ces têtes, et ils le reconnaissent aussi.
— Où est Arthur ? demande le grand type noir.
— Il sera là dans quelques minutes, répond Jim. En attendant, chargeons l’équipement dans ma voiture. On peut pas utiliser celle d’Arthur, ce soir, et il veut qu’on se tire aussitôt qu’il arrivera.
L’homme acquiesce et Jim déglutit. Plus moyen de reculer.
Il suit les quatre hommes jusqu’à l’arrière de la fourgonnette, dont le hayon se soulève en grinçant. Dans la pénombre orange, Jim ne distingue que les contours des six caisses en plastique. Il en soulève une quand vient son tour ; elle est plus lourde que dans son souvenir. Il gagne sa voiture en tanguant.
— Le siège arrière, dit-il, et elles échouent sur le vinyle élimé, cinq sur la banquette arrière, une à la place du passager.
Jim ferme la portière de sa voiture, regarde sa montre. 10 h 50. Arthur ne va pas tarder. Il se penche par la vitre côté chauffeur et presse le bouton qui déclenche le programme qu’il a tapé sur l’autoroute. Les quatre hommes n’y font pas attention. Jim retourne à la fourgonnette.
— Gros chargement, ce soir.
— Gros boulot à faire.
— Ah ?
— Vous lirez ça dans les journaux.
— J’en doute pas.
Jim marche de long en large entre les deux voitures, nerveux. A deux reprises, il va jusqu’à Lewis et scrute le long tunnel de la rue. Plusieurs entrepôts plus bas, il y a un accès au mail rarement utilisé ; Jim l’a remarqué au cours d’une de leurs virées précédentes. On dirait presque une porte de service, mais ce n’en est pas une.
Les quatre hommes se tiennent près de la fourgonnette, l’observent avec ennui, amusement, Dieu sait quoi. Jim se réjouit d’avoir des raisons d’être nerveux, parce qu’il n’est pas sûr de pouvoir s’en empêcher. En fait, il se sent prêt à vomir, son pouls lui cogne dans tout le corps, il a même du mal à respirer sans gros efforts…
Des phares, qui approchent. Jim regarde sa montre. C’est l’heure, c’est l’heure, l’adrénaline le transperce.
— Hé ! crie-t-il aux autres. Voilà la police !
Et sa voiture s’élance toute seule, sort du parking et part sur Lewis en direction du nord, accélérant au maximum. Jim s’enfuit en courant vers le nord, vers la petite entrée retirée du mail.
Monte les degrés d’accès, manque s’affaler ; il est fou de panique ! Entre dans le dédale du mail, monte au niveau le plus fréquenté, puis grimpe un escalier large, en pente douce, jusqu’à la mezzanine ; une fois là, il peut fuir dans dix directions différentes, et il prend ses jambes à son cou en se contentant d’un seul regard en arrière.
Deux des hommes le poursuivent.
Jim file à fond de train au milieu de la foule des gens qui font leurs courses, zigzague et fait des écarts désespérés pour esquiver les groupes de badauds, les aérations à ciel ouvert, les bacs à fleurs, les fontaines, les stands en plein air et les terrasses de restaurants. Grimpe un petit escalator trois à trois, fait le tour du vaste espace ouvert de la fontaine laser. Regarde en bas, de l’autre côté, constate que ses poursuivants sont déjà perdus. Mais l’un des deux le repère et les revoilà déjà partis à courir. Ils sont à rude épreuve, à pourchasser quelqu’un dans un mail ; si Jim connaissait mieux le mail, il les sèmerait en une seconde. Là, il est lui-même paumé. Etages et entresols, escaliers mécaniques ou non s’étirent dans tous les sens, au sein de cet espace cassé, réfléchi… Tous les jours il y a des magasins qui ferment parce que les gens n’arrivent jamais à trouver deux fois le même endroit ; quelles chances ont deux hommes qui poursuivent un individu paniqué et très mobile ? C’est un labyrinthe en 3 D, et Jim n’a qu’à suivre un chemin au hasard, il prend vers l’ouest, et les voilà semés.
C’est du moins ce que Jim, affolé, se dit en courant. Mais quand il parvient à l’est du mail et jaillit à travers l’entrée, du diable si les deux hommes ne sont pas en train de monter à toute vitesse un escalator, là-bas !
Dehors, cependant, dans la rue qui longe le parking, il aperçoit sa voiture, qui est venue là toute seule. Bon programme. Il se dirige au pas de course vers l’endroit où elle s’est rangée, et ne remarque qu’au dernier moment les trois policiers qui s’en approchent pour l’inspecter.
Panique sur panique ; les fusibles de Jim manquent sauter quand il voit ça, mais ses poursuivants sont maintenant sur le parking et il n’y a pas de temps à perdre. Sans réfléchir, il se précipite vers sa voiture et crie aux policiers :
— Elle est à moi ! Ils m’ont volé, tiré de force de la voiture, et maintenant ils me pourchassent !
Les trois agents le considèrent avec attention, puis regardent l’endroit qu’il désigne, les deux hommes qui traversent le parking en courant.
— C’est eux !
Les deux hommes réalisent ce qui se passe, et font promptement demi-tour pour retourner à l’intérieur. Parfait.
Mais voilà Arthur et les deux autres fournisseurs, qui arrivent dans la voiture d’Arthur, prise dans la circulation. Jim se hâte de dire :
— Il y a les autres dans la voiture là-bas ! Vite, juste là ! Oui !
Et il tend le doigt. Et Arthur le voit tendre le doigt.
Arthur voit les policiers qui lui font signe et passe sur la voie rapide. Cela éveille l’attention des flics, et deux d’entre eux disparaissent dans leur fourgon, garé juste derrière la voiture de Jim. Le troisième reste en arrière, et il regarde dans la voiture de Jim avec curiosité.
— Revoilà les autres, monsieur l’agent, dit Jim, et il indique les portes est du mail.
Pendant que le policier scrute dans cette direction, Jim ouvre brusquement la portière de sa voiture, saute dedans et écrase le champignon. La voiture fait un bond en avant sur la voie de droite, laissant le flic planté derrière à brailler.
Jim bifurque brutalement à droite, parce que sur City Avenue, devant lui, le fourgon de police est aux trousses d’Arthur et de ses deux copains, Arthur…
Jim prend le rail direction sud sur la Santa Ana Freeway. Il a échappé à ses poursuivants, pour autant qu’il le sache. Sa réaction consiste en une douleur aiguë dans l’estomac. Il se pourrait même qu’il vomisse dans la voiture. Et cette expression sur le visage d’Arthur, quand il a vu Jim le désigner à la police… « Non, non ! Ce n’est pas ça que je voulais !… »
Plus rien à faire. Il y a de fortes chances pour qu’Arthur se fasse coincer, ainsi que les deux fournisseurs. Mais les flics trouveront-ils un motif pour les retenir ? Jim n’en sait rien. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il est dans un véhicule qui contient six caisses d’armement, ce qui relève de la haute trahison, et que les flics ont probablement relevé le numéro de sa plaque d’immatriculation. Et qu’il vient de livrer un de ses amis à la police, sans raison. Sans raison ? Bon Dieu, il n’en sait rien ! Il a l’impression d’avoir, en fait, trahi tous ceux qu’il connaît, d’une manière ou d’une autre.
Il regarde nerveusement dans le rétroviseur, guettant des flics de la route, la police locale, des shérifs, des militaires… Qui sait qui ils vont envoyer aux trousses des saboteurs industriels ? Il aperçoit son propre visage pas rasé, l’expression de peur maladive que celui-ci revêt. Et il est soudain furieux, tape du poing sur le tableau de bord, empli de dégoût vis-à-vis de lui-même. « Trouillard. Traître. Putain d’imbécile ! » Enfin délivrées, toutes ses colères aveugles se déversent d’un seul coup, s’expriment par de grands coups de poing contre le tableau de bord, par des injures incohérentes proférées dans des sanglots. « Tu sais… tu sais… ce qu’il faudrait… faire… et t’es pas capable de… le faire ! »
Ayant perdu tout self-control, il se rappelle sa cargaison et trace comme un fou furieux jusqu’à South Coast Plaza. Il s’arrête en calant sur un parking en plein air en face de la tour administrative de S.C.P., bondit hors de la voiture, arrache le couvercle de la caisse sur le siège du passager, sort un missile Harris Mosquito chargé au Styx-90. Là, au milieu des voitures garées en ordre dispersé, il colle le socle du petit missile à même le sol du parking et le braque vers les fenêtres obscures de la tour. Il installe le mécanisme de mise à feu, l’actionne. Le missile émet tout à coup un retentissant whoosh de flammes et disparaît. En haut de la tour administrative, une vitre casse, et il y a un bruit de verre brisé, le tintement d’une sonnerie d’alarme retentit. Jim pousse un hourra, remonte en voiture et s’en va.
Part à Santa Ana, jusqu’au siège de la First American Title Insurance and Real Estate Company. Il fait noir, il n’y a personne. Nouveau missile installé sur le parking, braqué sur les portes de l’entrée principale ; ça va faire fondre tous les ordinateurs, là-dedans, toutes les archives. Il va perdre un job ! Il rit, hystérique, en mettant le mécanisme en place, puis le déclenche. Cette fois, le missile casse une grande porte de verre blindé, et les alarmes sont des sirènes.
Au loin, des hululements résonnent. Qu’est-ce qu’il peut casser d’autre ? Le conseil d’administration du Comté d’Orange, ouais, ces gens qui ont systématiquement aidé les promoteurs à tailler en pièces le Comté d’Orange, durant plus de cent années de mauvaise gestion et de corruption. Redescente sous le triangle jusqu’au vieux centre administratif municipal de Santa Ana. Là aussi il fait noir, et il a tout loisir de mettre son Mosquito en place. Il n’a qu’à amorcer le dispositif de lancement, et le petit engin pareil à une fusée entrera là-dedans et fera voler en éclats toute l’administration corrompue du comté. Alors il le fait et rit comme un petit fou.
A qui le tour ? Il est incapable de réfléchir. Quelque chose s’est cassé en lui, et il semble absolument incapable de penser.
Il y a un Fluffy Donuts fermé ; pourquoi pas ?
Un autre cabinet de promoteur ; pourquoi pas ?
Une des usines de micro-puces militaires Irvine ; pourquoi pas ?
En fait, il est tout près de la Laguna Space Research. Et il est désormais assez grisé par la colère pour avoir envie de les punir de ses trahisons, commises dans leur intérêt. Ils méritent un coup de semonce, il faut qu’ils sachent à quel point ils ont frôlé la destruction totale. Leur foutre les jetons.
Après, ils auront appris à se méfier, à se tenir sur leurs gardes.
Aussi confus en action qu’en pensée, Jim se perd dans un condomundo de Muddy Canyon, mais quand il en ressort c’est pour se retrouver à proximité d’une école primaire au bord d’un canyon, et de l’autre côté du canyon se dresse la L.S.R. Il déballe deux Mosquitos et les emporte jusqu’à un terrain de foot qui surplombe le canyon. Les installe, vise la grosse enseigne LAGUNA SPACE RESEARCH à l’entrée du site. Il met en marche le mécanisme de mise à feu et regagne sa voiture en toute hâte.
N’en reste plus que deux. Il bousille deux autres agences immobilières à Tustin.
Il n’y a plus que les caisses, maintenant ; il les balance par la portière sur la Santa Ana Freeway, observe la circulation dans son dos. Retour dans les rues de Tustin, gorge nouée au point d’avoir le souffle difficile, entrecoupé d’irréguliers sanglots hystériques. Le mail de Redhill le nargue malgré tous ses efforts, même quand il sort et jette des pierres dans les vitres. Elles sont à l’épreuve des chocs et les pierres rebondissent. Il ne peut pas faire disparaître le C. d’O., pas avec son vandalisme idiot, pas même en sombrant dans la folie. Le C. d’O. est partout, il investit toutes les réalités, même celles qui sont folles. Surtout celles-là, Jim ne peut pas s’échapper.
Il rentre chez lui, toujours hors de lui de rage et de dégoût. Son appart le rend dingue, il se rue sur la bibliothèque et la renverse, la regarde écraser la chaîne C.D. en tombant. Il donne des coups de pied dans les livres, mais ils sont trop indestructibles et il se rabat sur son ordinateur. Un grand coup du gauche et l’écran se fendille, ainsi peut-être qu’une phalange. « Sale connard ! » Il va chercher une poêle pour finir le boulot. Crac ! Crac ! Crac ! Au tour des disquettes. Chaque fois qu’il en écrase une, c’est un ou deux milliers de pages de ses écrits totalement inutiles qui disparaissent pour de bon – Dieu merci ! Des tiroirs pleins de pages sorties sur imprimante, pas tant que ça, faciles à déchirer en quatre et à envoyer en l’air comme s’il s’agissait de confettis. Quoi d’autre ? Les C.D. Possible de casser à coups de poêle tous les collages de symphonies pour les réduire en miettes de plastique, de réassembler tous les fragments éparpillés et d’obtenir le méli-mélo aléatoire que justifie la méthode. Et ensuite ? Un dessin de Hana, déchiré en deux. Les étiquettes de cageots d’oranges, enfoncées et lacérées. La pièce commence à avoir une bonne gueule.
La chambre. D’abord, l’installation vidéo, il peut décrocher ces caméras et les massacrer. Et les cartes ! Il saute en l’air, agrippe le haut d’une des grandes cartes des frères Thomas, l’arrache. Elle se déchire dans un bruit long, sec. Les autres cartes viennent aussi facilement, il finit par se retrouver assis sur un tas de bouts de cartes, qu’il déchire en morceaux toujours plus petits, aveuglé par les larmes.
Soudain, il entend une voiture arriver et s’arrêter dans la rue devant chez lui. Juste en face de son appart. La police ? Arthur et ses amis ? La panique reprend le pas sur la rage stupide, et il se tortille dehors par la petite fenêtre de la chambre, traverse la cour encombrée de bacs à ordures. Il lui vient à l’esprit qu’Arthur et ses amis pourraient vouloir ravager son appart à cause de sa trahison, et cette idée le fait se plier en deux de rire. Ils ne vont pas avoir une surprise ? Il continue cependant de traverser l’aplex, titubant, gloussant de fou rire, courbé par le nœud serré que fait son estomac…
Pas de mal à semer quelqu’un dans ces terriers. « Ces clapiers dans lesquels on vit ! se dit-il. Ces clapiers ! » O.K., il va les coiffer au poteau, ils ne le retrouveront jamais. Les voitures de police sont en route, direction Tustin et le théâtre de ses attaques. Nuit bien remplie, pas vrai, m’sieur l’agent ? Jim éprouve soudain le besoin urgent de se précipiter en pleine rue et de crier : « C’est moi qui ai fait ça ! C’est moi qui ai fait ça ! » Il s’aperçoit qu’il est réellement debout sur le rail quand la peur le fait bondir, et il déhotte en vitesse vers l’obscurité entre les lampadaires, agité de tremblements incontrôlables. C’est pas des piétons, là-bas ? Pas normal. Il faut qu’il se remette à courir. Peut pas retourner chercher sa voiture, pas de transports publics, peut aller nulle part à pied. Il éclate de rire, essaie de faire du stop. Tourne à droite vers Hewes. Il laisse tomber le stop, personne ne prend jamais de stoppeurs, et en plus où est-ce qu’il va ? Il descend Hewes au petit trot jusqu’à la Dix-septième, haletant. Emprunte Tustin, puis Newport, puis Redhill. De temps en temps, il s’arrête pour ramasser de bons cailloux, et les balance ensuite dans les fenêtres des agences immobilières devant lesquelles il passe. Il va presque jusqu’à tenter une banque mais se rappelle toutes les alarmes. Il doit maintenant avoir déclenché une vingtaine de systèmes d’alarme moins importants, est-ce que les ordinateurs sont en train de reconstituer sa course en ce moment même, de prédire les mouvements désordonnés qu’il fait dans son désespoir aveugle ?
Les gens qui passent en voiture le regardent : les piétons sont suspects. Il lui faut un véhicule. Coupé de sa voiture, il est immobilisé, impuissant. Il empoigne un enjoliveur abandonné, le lance comme un frisbee dans la vitrine d’un Diable-en-Boîte. Beau lancer, même si la vitrine n’est que fêlée. Mais c’est comme s’il avait bousculé une ruche : employés et clients surgissent en l’espace d’une seconde et se lancent à sa poursuite. Il repart à fond de train vers l’aplex, au sein duquel il se faufile sans bruit. Il trébuche sur un vélo, qu’il relève avec la volonté bien arrêtée de le voler et de s’enfuir en pédalant, abandonne et le laisse retomber quand il voit la tête de Mickey Mouse, qui lui sourit au milieu du guidon.
Revenu sur Redhill, plus loin au sud, il aperçoit un bus. Incroyable ! Il saute dedans, paie, et les voilà partis. Un seul autre passager, une vieille dame.
Il fait tout le trajet jusqu’à Fashion Island, en essayant vainement de retrouver son souffle normal. Plus il a de temps pour réfléchir, plus il est furieux contre lui-même. « Et plus j’ai envie d’aller commettre des actes encore plus stupides ! se dit-il. Ce qui me rendra encore plus furieux, ce qui me poussera à faire quelque chose d’encore plus con !… » Descendu d’un bond à Fashion Island, il se dirige immédiatement vers un jardin japonais de bonsaïs en plastique qui contient quelques vrais, quelques vraiment solides cailloux. Des cailloux pareils à des boulets de canon. Après avoir mis en pièces quelques-uns des arbres en plastique, il s’empare des cailloux en question. Il en tient un gros dans chaque main lorsqu’il arrive à proximité de Bullock’s and I. Et de I. Magnin’s. Immenses vitrines, qui représentent des pièces qui pourraient héberger une centaine de pauvres pendant cinq cents ans. Montées dans le seul but d’exposer, rayon après rayon, des vêtements aux couleurs de l’arc-en-ciel. Il vise et s’apprête à envoyer les deux cailloux à la fois quand retentit derrière lui un grognement de surprise et qu’on l’empoigne pour le soulever de terre.
Il se débat comme un fou furieux, tente de frapper un double coup de caillou dans son dos, où les pierres s’entrechoquent et lui échappent des mains ; il donne des coups de pied, se tortille, siffle…
— Hé, Jim, arrête ça ! Détends-toi !
C’est Tashi.