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Vient le moment pour le juge Andrew H. Tobiason de la quatrième cour d’appel du district de Columbia de rendre son verdict sur l’affaire qui oppose la Laguna Space Research à l’United States Air Force. Dennis McPherson est présent dans la salle d’audience en compagnie de Louis Goldman, assis juste derrière le banc des plaignants, qu’occupent trois collègues de la firme de Goldman. De l’autre côté se trouvent les avocats de l’Air Force, et McPherson est désagréablement surpris de voir derrière eux le major Tom Feldkirk, l’homme qui l’a embringué dans cette histoire. Feldkirk est assis au garde-à-vous, et regarde droit devant lui, vers rien de particulier.

Derrière les parties impliquées dans l’affaire, la salle néo-classique plutôt formelle et imposante est pleine de reporters. McPherson reconnaît l’un des principaux journalistes d’Aviation Week, au sein d’une foule importante d’autres membres de la presse aérospatiale. McPherson a du mal à se remettre en tête qu’une grande partie de tout cela se déroule en public ; il considère ce verdict comme quelque chose de très privé. Et les voilà cependant exposés aux yeux de tous, appelés sans doute aucun à figurer dans la rubrique économique du lendemain, sinon en première page. Des journaux et des magazines partout, pleins de l’affaire L.S.R. contre U.S.A.F. ! C’est trop étrange.

Et c’est trop rapide. McPherson vient à peine de s’asseoir, et de se faire à la salle et au grondement sourd des conversations marmonnées, quand le juge entre par sa porte latérale et que tout le monde se lève. Il s’est à peine rassis que l’huissier d’un quelconque officiel du tribunal déclare tout de go : « Laguna Space Research contre United States Air Force, affaire 2294875 », blablablabla… McPherson cesse d’écouter l’avis et observe avec curiosité Feldkirk, dont le regard ne quitte jamais le juge. Si seulement il pouvait se lever et lancer dans la salle : « Et l’époque où vous nous aviez confié ce programme à nous personnellement, Feldkirk ? Pourquoi ne parlez-vous pas de ça au juge ? »

Bon. Inutile de se mettre en colère. Le juge est certainement au courant de tout ça, de toute manière. Et il déclare maintenant quelque chose… McPherson abandonne toute résistance, concentre son attention, essaie d’ignorer son impression d’être pris dans un piège dont il ne comprend pas la nature.

Le juge Tobiason est en train de déclarer, d’une voix pressée, sèche :

— Aussi, dans l’intérêt de la sécurité nationale, je laisse le contrat prendre effet comme il a été convenu.

Goldman claque brièvement des mâchoires. Le marteau s’abat. Affaire terminée, fin de l’audience. Le brouhaha s’enfle, devient discussions à voix haute, emplissant la salle comme une rumeur venue de l’océan. McPherson se lève avec Goldman, ils descendent l’allée centrale encombrée.

Le hasard met McPherson nez à nez avec Tom Feldkirk. Le regard de Feldkirk le traverse sans même ciller, et l’homme s’éloigne au pas en compagnie des autres membres de l’Air Force. Pas un coup d’œil en arrière.

Il est assis dans une voiture avec Goldman. Goldman, réalise-t-il, est furieux ; il dit :

— L’ordure, l’ordure ! L’affaire était claire.

McPherson se rappelle le sentiment qu’il avait éprouvé lors de la cérémonie d’attribution du contrat ; ce n’est rien de semblable pour lui aujourd’hui, mais pour Goldman…

— Nous pouvons attaquer là-dessus, dit Goldman en regardant McPherson et en frappant le commutateur de direction. Le rapport de l’O.G.C. a éveillé l’intérêt du Comité des Finances de la Chambre, et plusieurs assistants de membres du Comité des Forces Armées de la Chambre sont en rébellion ouverte sur ce point. Nous pouvons déposer une demande dans les formes pour que le Congrès décide d’une enquête et, si certains représentants sont ouverts à cette idée, ils pourraient leur coller au train la Branche des Obtentions du Bureau des Accords Technologiques, et aussi faire monter la vapeur à l’O.G.C. Ça pourrait marcher.

McPherson, momentanément épuisé par la complexité de tout cela, se contente de dire :

— Je suis sûr qu’on va vouloir essayer ça. (Puis il prend une profonde inspiration, expire.) Allons boire un verre.

— Bonne idée.

Ils se rendent dans un restaurant de Georgetown et s’installent à une table minuscule disposée près de la vitre côté rue. Les amateurs de lèche-vitrines les détaillent pour s’assurer que ce ne sont pas des mannequins. Ils avalent un verre en silence. Goldman décrit de nouveau son plan pour influencer les comités du Congrès, et ça semble bien se présenter.

Au bout d’un moment, Goldman change de sujet :

— Je peux vous dire ce qui s’est passé dans les coulisses de l’Air Force. Nous avons fini par avoir le fin mot de l’affaire.

Intrigué malgré sa lassitude, McPherson hoche la tête.

— Racontez-moi.

Goldman se carre sur son siège, ferme brièvement les yeux. Il surmonte sa colère face au mépris de l’esprit de la loi manifesté par le juge, il est persuadé qu’ils peuvent gagner au Congrès, et il est séduit par le côté cancanier de l’histoire qu’il a découverte : McPherson distingue tout cela très bien. Il commence à connaître son homme.

— O.K., ça a commencé, pour autant que vous le sachiez, au moment où le major Feldkirk s’est amené avec un programme super-noir.

— Exact.

Le froid salopard.

— Mais en vérité, cela faisait partie d’une histoire qui remonte à plusieurs années. Votre major Feldkirk travaille pour le colonel T.D. Eaton, chef de la Division des Systèmes Electriques au Pentagone – et Eaton travaille pour le général George Stanwick, un général à trois étoiles également basé au Pentagone, et responsable de la majeure partie du système de défense balistique. Bon, votre programme super-noir a été présenté au secrétaire de l’Air Force comme faisant partie d’une campagne destinée à rapprocher un peu du cœur le pouvoir d’acheter des armes, si je puis m’exprimer ainsi – le ramener complètement entre les mains du Pentagone. La raison officielle pour ce faire était que l’armement était en totale perdition, parce que tant de programmes de défense par missiles balistiques subissent de sérieux dépassements de devis, ou rencontrent de profonds problèmes techniques.

— J’en ai conscience, fait McPherson d’un ton morne.

— En fait, tout le système d’acquisitions est si salement entamé que le Congrès est sur le point d’intervenir de nouveau, ce qui constitue une des raisons pour lesquelles nous avons très bon espoir dans cette affaire.

— C’est la raison officielle, avez-vous dit. Et l’officieuse ?

— C’est là que ça devient intéressant. Stanwick, O.K., il est au Pentagone. Général à trois étoiles. Et le général Jack James, à l’Air Force Systems Commands de la base aérienne d’Andrews, est général à quatre étoiles. Et ils se connaissent.

Goldman considère la paume d’une de ses mains, secoue la tête.

— Curieux comme ces choses-là peuvent durer. Ils sont allés à l’Air Force Academy ensemble, voyez-vous. Ils sont entrés la même année, ils étaient dans la même classe. Et vous savez qu’on attribue leurs diplômes aux officiers issus des écoles militaires par ordre de mérite ? Eh bien, c’étaient eux deux qui se bagarraient pour la place de major de promotion. La dernière année, la lutte a été plutôt vive.

— Vous me faites marcher ! s’exclame McPherson. Depuis l’école ?

— Je sais. C’est assez incroyable, ce qu’il y a derrière ce genre de conflits, mais cela a été confirmé par plusieurs sources. Je suppose que cette histoire était de notoriété publique à Boulder, à l’époque. Personne ne connaît exactement l’origine de cette rivalité… Certains parlent d’une blague, d’autres d’un différend à propos d’un cadet féminin, mais personne n’est vraiment sûr… C’est juste un de ces trucs qu’on lance et qui continuent de rouler. En ce qui me concerne, je pense que c’est sans doute à cause de cette volonté d’être le premier, la compétition autour de ça. Et James a fini premier de la classe et Stanwick deuxième.

» Depuis lors, James a toujours accompli ce petit plus au niveau des promotions. Mais Stanwick s’est vu récemment affecter au Pentagone. Et il exerce depuis une considérable influence en matière de développement des avions télépilotés pour les missions de combat. Comme vous le savez sans doute, la plupart des huiles de l’Air Force nourrissent un vif préjugé à l’encontre des véhicules automatiques, quelle que soit leur pertinence en termes de technologie d’armement actuelle.

— Évidemment. Si tous les avions de chasse deviennent téléguidés, ça coûtera moins cher et il y aura moins de tués, mais où sera la gloire ?

— Exactement. Si cela se produit, la totalité de l’Air Force deviendra une compagnie de simples aiguilleurs du ciel, et ils ne peuvent pas le supporter. Finis les as de l’aviation, finie l’étoffe des héros, toute la tradition au vide-ordures. Alors les raisons pour lesquelles ils sont hostiles à cela sont évidentes. Et James entre autres, parce que c’était un grand aviateur, un de ceux qu’on appelait les colonels volants à l’époque où l’on cherchait un concept pour les A.T.F. de deuxième génération. Mais Stanwick, lui, est resté à terre depuis un bout de temps. Il ne pourrait espérer mieux que de voir tous ceux qui volent devenir des rampants comme lui, et a informé James qu’il était derrière tout ça. Entièrement la faute de James, donc.

» Non seulement ça, mais Stanwick fait partie au Pentagone du groupe de ceux qui tentent de centraliser toutes les forces armées, ce qui affaiblirait l’autonomie de l’Air Force, et ôterait par la bande tout pouvoir réellement indépendant à l’Air Force Systems Commands d’Andrews.

McPherson secoue la tête.

— Nous ne sommes donc que des pions dans une bataille entre deux éléments de l’Air Force ? Ce n’était même pas interservices ?

Goldman marque un temps de réflexion.

— Si, au fond. Mais c’est le programme qui était le pion, en fait. Et d’après ce que nous savons, j’ai le sentiment que c’était un pion que Stanwick avait l’intention de sacrifier depuis le début. Parce que… (il s’interrompt pour boire une gorgée)… c’est Stanwick en personne qui a appris à James l’existence du programme Abeille-Tempête. Ça s’est passé après que vous aviez déjà passé quelque temps à travailler sur votre offre super-noire, vous voyez, après que Stanwick avait acquis la certitude, par l’intermédiaire de taupes au sein de la maison, ou d’enquêtes de Feldkirk ou je ne sais quoi, que vous disposiez d’un bon système, exploitable. C’est à ce stade-là seulement, alors que la mécanique des super-noirs tournait déjà pour accorder le contrat à la L.S.R., que Stanwick en a parlé à James, à l’occasion, on suppose, d’une réponse à une demande d’informations. Mais je crois que c’était prévu, je crois que c’était la façon d’avancer le pion en position exposée, pour déclencher le sacrifice.

— Vous voulez dire que Stanwick désirait qu’on s’empare du programme pour en faire un programme blanc ?

— Eh bien, réfléchissez à ce qui devait résulter de son initiative. James se met dans une colère noire et, comme c’est un général à quatre étoiles, il a autorité pour transformer le programme en programme blanc, et prendre en main la partie administrative du processus d’appel d’offres. À ce stade, vous autres, à la L.S.R., vous êtes foutus, parce que peu importe de quoi ont l’air les offres des autres compagnies, James est bien déterminé à ce que la L.S.R. n’emporte pas le marché, parce que vous êtes la compagnie que Stanwick a choisie. En même temps, comme Stanwick le sait pertinemment, la L.S.R. a mis au point un putain de bon système. Alors… Vous saisissez ?

— Il pousse James à mettre en route des falsifications dans le processus d’estimation, dit McPherson. (Il éprouve à la fois la satisfaction abstraite de comprendre et un dégoût lui tenaille de nouveau l’estomac.) Si tel était le cas, et que nous portions plainte avec succès, James perdrait alors tout pouvoir.

— Il pourrait même perdre sa place ! Ils pourraient le mettre à la retraite d’office, il n’y a pas à en douter. Au stade actuel, James est le dos au mur ; c’est un fait.

— Alors, le gambit de Stanwick a marché. Le pion s’est fait prendre, mais le roi est en difficulté.

— Oui. (Goldman acquiesce sans laisser place au doute.) Et comme vous pourriez le supposer, ce sont des gens du commandement de Stanwick au Pentagone qui ont laissé filtrer une bonne partie du matériel que nous et l’O.G.C. avons utilisé. Maintenant, soit le juge Tobiason est du côté de James, soit il ne se rend pas compte du conflit et protège simplement l’Air Force. Ou alors il désapprouve le conflit et cherche seulement à y mettre fin. Impossible de le dire. Nous ne savons pas vraiment. Ça n’a pas réellement d’importance, maintenant que le stade de la bagarre est dépassé.

— Et d’où tenez-vous ces informations à propos de Stanwick et de James ?

— Des subordonnés de James. Il n’est pas très aimé, et l’histoire est largement répandue à Andrews. Et des hommes de Stanwick, qui veulent que ça se sache.

Hmpf.

Ils commandent une autre tournée, puis discutent des tactiques à adopter dans leur campagne pour amener le Congrès à agir. Goldman manifeste à ce sujet un enthousiasme dont McPherson n’a jamais été témoin auparavant ; apparemment, Goldman avait fait une croix sur leurs chances au procès dès l’instant où le juge Tobiason avait été désigné pour s’occuper de leur affaire, et ce n’est que maintenant qu’ils peuvent travailler avec quelque espoir de succès.

Mais McPherson se découvre une extrême lassitude vis-à-vis de tout ça. La vérité, c’est que la journée a consacré la disparition d’une de leurs dernières chances. Une fois qu’un pion a été sacrifié avec succès et retiré du plateau, quel réel espoir peut-il avoir de réclamer à revenir, de protester contre la manière dont on s’est servi de lui, de voir ses torts réparés ?

Bon, Goldman pense que leurs chances sont plutôt bonnes. Ils ne sont pas vraiment en échec, après tout. Beaucoup plus ambigu et incertain que ça. Mais McPherson regagne le Hyatt Regency de la Cité de Cristal d’humeur déprimée, et plus qu’un petit peu éméché.

Face à l’un des grands murs de verre-miroir du Hyatt Regency se trouve l’annexe du Pentagone, massif bunker de béton défendu contre le reste du monde. Impénétrable. Qui croirait vraiment qu’il pourrait être vaincu ?

Il se perd sur le chemin de sa chambre, doit consulter trois mauvais plans et arpenter huit cents mètres de couloirs avant de la retrouver. Quand il y parvient, il n’y trouve rien qu’un lit, la vidéo, une fenêtre qui donne sur le Potomac noir comme de l’encre. Est-il en état d’allumer la vidéo ?

Non. Il s’assied sur le lit. Demain, il peut prendre l’avion pour rentrer chez lui. Retrouver Lucy. Plus que quatorze heures à tirer d’ici là.

Environ deux heures plus tard, alors qu’il s’endort devant l’écran vidéo aveugle, le téléphone sonne. Il se lève d’un bond comme si on lui avait tiré dessus. Décroche.

— Dennis ? Tom Feldkirk à l’appareil. Je… je voulais simplement vous dire que je suis navré de ce qui s’est passé dans cette affaire. Je n’avais rien à y voir et je n’avais aucun moyen d’intervenir. Et je tenais à ce que vous sachiez que je n’ai pas du tout aimé ça. (Il a la voix si tendue qu’elle en chevrote.) Je suis terriblement désolé, Dennis. Ce n’est pas comme ça que je voulais que ça se passe.

McPherson s’assied avec lassitude, le téléphone collé à l’oreille. Il songe à ce que Goldman lui a raconté ce soir même. Il est possible, et même probable, que Feldkirk n’ait pas été au courant de la manière dont Stanwick entendait utiliser le programme super-noir. Un autre pion dans la partie. Sinon, pourquoi se donner la peine d’appeler ?

— Dennis.

— Ça va, Tom. Ce n’était pas votre faute. Peut-être que ça se passera mieux la prochaine fois.

— J’espère. J’espère.

Au revoir embarrassé. McPherson raccroche, consulte sa montre.

Plus que douze heures.

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