63

Quand Jim repiste jusque chez lui plus tard ce même soir, il se sent à peu près aussi abattu que dans le pire des moments d’abattement dont il se souvient. Il a dépassé le stade de la musique, n’essaie même pas d’en mettre. Juste les sons de l’autoroute à mesure qu’il rentre le programme pour retourner chez lui et se laisser tracer, avachi sur son siège. Même au milieu de la nuit, le light-show joue au flipper dans la cuvette, nuée d’hélicoptères silencieux planant au-dessus de la Marine Station, pareils à des soucoupes volantes, avions fonçant pour atterrir à John Wayne, autoroutes suspendues fonctionnant presque à plein…

Une fois de plus, il est frappé de voir son appartement comme une coquille vide, un petit studio crasseux sous une autoroute, envahi de paperasses et d’artifices en plastique pour conjurer la réalité. Ce n’est pas une si mauvaise idée. Il se dirige vers les cassettes vidéo, remarque la pile de celles que Virginia et lui ont faites à l’aide des appareils de la chambre, à l’époque où ils commençaient à sortir ensemble. Il éprouve l’envie perverse et puissante d’en regarder une. Virginia en train de se déshabiller, d’exécuter la routine triviale qui consiste à ôter ses vêtements, avec la même insouciance que quand on défait les lacets de ses chaussures. Se tenir nue devant un assemblage de miroirs, se brosser les cheveux en contemplant l’infinité de reflets d’elle-même…

— Non !

La répugnance que lui inspire ce désir croissant augmente plus vite que le désir lui-même, sentiment nouveau pour Jim. S’il devient prisonnier de son image vidéo ce soir, quelques heures à peine après leur dernière dispute, à quel point cela deviendra-t-il plus facile dans les semaines et les mois à venir ? Il sera si commode de se borner à se concentrer sur l’image… Et il se retrouvera esclave de ça, amoureux d’une femme vidéo, comme tant d’autres Américains.

Craintivement, il saisit la pile de cassettes.

— Je me barre pour de bon, crie-t-il à la vidéo, avant de partir d’un rire de dément.

Il tire un compte-gouttes de Bourdon de sa bibliothèque et cille jusqu’à l’aveuglement. Brouhaha instantané dans l’ensemble de son système nerveux, à la place de la lubricité. Comme des parasites sur une ligne de téléphone, ou sur les rails magnétiques des autoroutes, une sorte d’ivresse des nerfs, qui lui donne envie de s’enivrer pour de bon. Il gagne le frigo, ouvre une boîte de Bud, la descend. En descend une deuxième.

Retourne aux cassettes.

— Je vis une vie de gestes symboliques, et pas grand-chose de plus, déclare-t-il à la chambre. Mais quand on n’a que ça…

Il y a neuf cassettes de Virginia et de lui, étiquettes rédigées au stylo, certaines de la main de Virginia : NOUS, AU LIT. Ne devrait-il pas en conserver rien qu’une ? Non, non, non. Il les balance toutes dans le sac à dos qu’il utilise tous les jours, sort.

La nuit est chaude. Plus haut, l’autoroute gronde, en phase exacte avec les nerfs de Jim. Il voit filer le flanc des voitures sur la voie rapide, un phare par voiture. L’un des énormes piliers de soutènement en béton de l’autoroute se dresse sur le trottoir trois maisons plus loin. L’échelle de service pour les équipes d’entretien commence à trois mètres de hauteur, mais les gosses du quartier y ont attaché une échelle de corde en nylon. Non sans difficulté, conscient de ses bourdonnements de tête, de son ivresse, Jim enfile le sac à dos et entreprend de gravir l’échelle. Quand sa tête arrive au niveau de l’autoroute, il s’immobilise. Vrombissement des voitures qui passent, éclairs réguliers des phares, zoum zoum zoum zoum. Marrant de penser que seuls les petits dispositifs qui font saillie sur l’essieu avant, et qui ne font qu’effleurer la bande brillante du rail, guident les véhicules, et les empêchent de se caramboler, ou de passer par-dessus la tête de Jim pour aller s’écraser sur les demeures en contrebas. C’est quoi, le magnétisme, de toute façon ? Jim secoue la tête, confus. Se concentre sur la tâche qui l’attend. Le bras gauche passé autour d’un barreau de l’échelle, il libère le sac à dos de son épaule droite et le fait tournoyer pour ouvrir la fermeture Eclair. Et voilà une cassette sortie. Les roues de toutes les voitures passent à peu près au même endroit de la chaussée ; elles ont tracé deux bandes noires sur le béton blanc de l’autoroute, à environ soixante centimètres de part et d’autre du rail, elles-mêmes larges d’une soixantaine de centimètres. Il n’est pas très loin de la plus proche.

Il expédie une cassette qui glisse sur la chaussée et s’immobilise en plein sur la bande noire. La première voiture qui passe la fait voler en mille morceaux. Des boucles de bande jaillissent de côté.

— Ouais ! Joli coup !

Jim continue à s’échauffer à mesure que les cassettes se succèdent sur la trace de roues de la voie rapide et sont réduites en éclats de plastique et serpentins de bandes.

La dernière, cependant, file un peu trop loin, atterrit entre les marques de pneus et le rail de guidage. Sans prendre le temps de réfléchir, Jim grimpe sur l’autoroute, accrochant son sac à dos en enjambant le rail et manquant se foutre en l’air tout seul. Oups. Profitant d’une des rares brèches dans le flot de la circulation, il se précipite sur la voie rapide, ramasse la cassette, titube à la hâte, dépose celle-ci sur les marques, regagne précipitamment l’échelle.

Les roues d’une grosse voiture écrabouillent la cassette.

Prudemment, gauchement, Jim redescend. Quand il reprend pied sur la terre ferme, il inspire profondément.

— J’aurais peut-être dû en garder juste une. (Il rit.) Pas question de faire marche arrière maintenant, mon bonhomme ! T’es libre, que ça te plaise ou pas.

Plus haut, de longs rubans emmêlés de bandes vidéo flottent dans le ciel.

Загрузка...