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Ceci est le chapitre que je n’ai pas été capable d’écrire.

Durant les années 1950 et I960, on abattit les orangeraies à raison de plusieurs hectares par jour. Les propriétaires et leurs arbres avaient essuyé nombre de plaies diverses au cours des années précédentes – la cloque cotonneuse, la cloque noire, la cloque rouille, le « vieillissement prématuré » – mais n’avaient jamais essuyé ce type de revers auparavant, et cette fois le déclin fut plus rapide que jamais. En ces années-là, on ne récoltait plus les fruits, mais les arbres.

Voilà comment ils s’y prenaient.

Des équipes d’hommes arrivaient avec des camions et du matériel. Ils commençaient par abattre les arbres à la tronçonneuse. C’était la partie simple du boulot, l’affaire d’une minute. De trente secondes, de fait. Une simple entaille de haut en bas, retrait de la tronçonneuse, une entaille de haut en bas.

Les arbres tombent.

On jette des chaînes et des cordes sur les branches sectionnées, et des treuils électriques les halent jusqu’à de grosses bennes. Des hommes munis de tronçonneuses plus petites débitent les arbres coupés en morceaux, et ces morceaux sont jetés dans une broyeuse automatique qui bourdonne constamment, stridule et criaille quand on y introduit des branches. Des copeaux, c’est tout ce qu’il en ressort.

Il y a des feuilles et des oranges éclatées sur le sol ravagé. Il flotte dans l’air une odeur piquante, un partum d’agrumes poussiéreux ; la poussière incorporée à l’écorce des arbres a été dispersée dans le ciel.

Pour les souches, c’est plus dur. On achemine un tractopelle jusqu’à la souche. Le sol alentour est labouré, retourné, ameubli. On arrime des chaînes autour du tronc, juste à ras de terre, voire plus bas, autour de la plus grosse racine apparente. Puis l’engin recule, fait une embardée. Les vitesses craquent, le moteur diesel grogne et gronde, le pot d’échappement vertical crache une fumée noire vers le ciel. Par à-coups, la souche s’extirpe du sol. Les racines ne forment pas un réseau très important, et ne s’enfoncent pas très profond. Néanmoins, une fois l’intégralité de la chose arrachée et hissée jusque dans une des bennes toutes prêtes, il reste derrière un énorme cratère.

Les eucalyptus posent de plus gros problèmes. Abattre les arbres reste relativement facile ; plusieurs coups de gigantesque tronçonneuse, et des cordes attachées à l’arbre pour le faire tomber dans la direction souhaitée. Mais il faut ensuite débiter le tronc en gros billots, à la façon des bûcherons, et les énormes billes sont soulevées par des bulldozers et des petites grues puis déposées à l’arrière de camions en attente. Et les souches sont plus ennuyeuses ; il faut sectionner les racines, creuser un peu, avant que les tracteurs puissent arriver à les arracher. Les eucalyptus ont été plantés si près les uns des autres que leurs racines se sont enchevêtrées, et il est plus sûr de commencer par n’en couper qu’un sur trois avant de s’attaquer à ceux qui restent. L’odeur âcre de l’eucalyptus tend à couvrir le parfum piquant des orangers. Leur sève poisseuse encrasse les chaînes des tronçonneuses. C’est un rude boulot.

De l’autre côté du verger, là où les arbres ont déjà disparu, et où les cratères ont déjà été comblés au bulldozer, les géomètres ont planté des piquets enrubannés de banderoles de plastique rouge. Ceux-ci servent de repères aux hommes des bétonneuses, ces gros camions dont le chargement grogne en tournant sur lui-même à l’intérieur des cuves. Ils vont couler les fondations des lotissements avant même l’arrachage des derniers arbres.

C’est maintenant la fin d’une courte journée de novembre. Début des années 1960. Le soleil est bas, et l’ombre des eucalyptus restant sur la lisière ouest – un sur trois – tombe sur les vestiges du verger. Il ne reste plus rien que des trous, aujourd’hui ; des trous, et des amoncellements de bois à côté des bennes. Les tractopelles, tracteurs et bulldozers sont tous immobiles en une file jaune, paisibles comme des dinosaures. Des voitures passent. Les hommes qui ont fini leur journée de travail se sont rassemblés auprès du camion-cantine, ouvert sur un côté, et présentant un étal de dîners à emporter, burritos et sandwiches triangulaires sous cellophane. Certains ont sorti des canettes de bière de leurs camionnettes, et les clac cloc pschh des bouteilles qui s’ouvrent accompagnent leurs tranquilles discussions. Des voitures passent. Le lointain bourdonnement de la Newport Freeway les submerge, apporté par les vents. Des feuilles d’eucalyptus tombent des arbres encore debout.

Plus loin, dans les excavations, loin des hommes du camion-cantine, des gamins jouent. De jeunes garçons, qui utilisent les cratères comme des gourbis pour jouer à un quelconque jeu de guerre tout simple. Les cratères sont tout neufs, c’est super-excitant, on voit à quoi ressemblent les racines, un truc qui a toujours intrigué les gosses. Des voitures passent. Les ombres s’allongent. Un des gosses s’éloigne, tout seul. Les rails sur la terre labourée guident son regard vers l’une des bétonnières, qui émet encore son grondement de gadoue. Il s’assied pour la regarder, bouche bée. Des voitures passent. Les autres garçons se lassent de leur jeu et vont dîner, chacun chez soi. Les hommes autour des camions finissent leur repas et leurs histoires, et remontent dans leurs pick-up Tonk-Tonk, et s’éloignent. Deux contremaîtres parcourent l’étendue boueuse, établissant le plan de travail du lendemain. Ils s’arrêtent près d’une pile de bois à côté de la broyeuse. Tout est calme, on entend l’autoroute dans le lointain. Un garçon solitaire est assis au bord d’un trou et regarde au loin. Des voitures passent. Des feuilles d’eucalyptus tombent en virevoltant vers le sol. Le soleil disparaît. La journée est finie, et les ombres s’étendent sur notre territoire désert.

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