Et donc, le soir même, Jim se retrouve à tracer avec Arthur à travers l’entrelacs des petites rues de la partie est du City Mail, à Garden Grove. Ils bifurquent vers Lewis Street, une ruelle qui ressemble à un tunnel et qui traverse le niveau inférieur, encadrée des deux côtés par les quais de déchargement des entrepôts, tous fermés à cette heure tardive. Arthur éteint et rallume trois fois ses phares au moment où ils s’engagent sur un parking de dix places entre deux entrepôts. Il y a un break garé dans ce mouchoir de poche. Quatre hommes qui se tenaient à côté, un Noir, un Blanc et deux Latino-Américains, bondissent à l’arrière du break lorsque Arthur et Jim s’introduisent dans le parking. Ils déchargent quelques caisses en plastique, petites mais apparemment lourdes, les mettent sur la banquette arrière d’Arthur. Quelques mots marmonnés, un salut rapide, et il reprend la ruelle, repart à la trace vers l’autoroute.
— C’est la méthode habituelle, dit-il sur le ton de la conversation. Le principe, c’est d’avoir ce truc en sa possession le moins longtemps possible. Personne ne garde ça plus d’une ou deux heures, et ça se déplace tout le temps.
Et moins d’une heure après, Jim se retrouve à ramper sur le ventre pour remonter le lit asséché de la Santa Ana River, se coulant sur du sable, du gravier, des cailloux, des éclats de plastique, des fragments de polystyrène, des bouts de métal et des flaques de boue. Il porte la combinaison de commando intégrale qu’Arthur a tirée d’une des caisses en plastique. Cette combinaison, comme l’a expliqué Arthur, offre un camouflage total. Elle retient la chaleur du corps de Jim, pour qu’il n’émette pas de signal infrarouge ; l’une de ses couches est faite de filaboy-37, le tout dernier tissu créé par Dow Chemical et Plessey, une résine synthétique en nid-d’abeilles dont les molécules irrégulières non seulement déforment mais aussi « mangent » les ondes radar ; et elle est d’une couleur mate et douce baptisée caméléon, très difficile à repérer.
Il regarde à travers des oculaires qui semblent avoir un genre de visuel panoramique, paysages en vert et violet engendrés par d’irrepérables senseurs à basses fréquences qui lui donnent un assez bon aperçu du monde nocturne, même si les couleurs sont issues d’une méchante hallucination sous acide. Et il ne voit pas du tout Arthur. L’effet de sauna de la combinaison est intense, il est trempé de sueur.
Ils se relèvent pour gravir la berge est du lit du fleuve. Jim est en train de cuire. L’univers semble baigner dans un vert très turbide et dans une eau violette. « Ainsi ils traversèrent le Lac de Feu… » Oh, ça fait bizarre, bizarre !
Ici, du côté de Newport Beach, sur le site d’un vieux gisement pétrolifère désormais épuisé, se dresse la représentation physique de la Parnel Airspace Corporation : éclairée pleins feux (chaque lampe est un éclat de magnésium blanc-vert dans le curieux champ de vision de Jim), ceinte d’une clôture électrifiée avec une telle méticulosité que les fils de fer barbelés qui couronnent celle-ci ne peuvent être là qu’à des fins de décoration, ou par nostalgie – un symbole, comme la représentation de la marque d’un fer rouge sur une usine à bétail moderne.
Jim bouscule Arthur, s’accroupit près de lui, pose la caisse qu’il a portée ou tramée derrière lui. Elle est lourde. Les bâtiments du complexe de la Parnel sont encore à trois ou quatre cents mètres, masses sombres sur une verte plaine de béton ponctuée çà et là de voitures lavande.
Arthur rampe jusqu’à la clôture et y accroche doucement ce qui ressemble à une raquette de tennis privée de manche. Le cadre adhère à la clôture, et le grillage pris à l’intérieur s’effrite. Le cadre envoie maintenant les informations appropriées aux senseurs de la clôture et les convainc qu’il n’existe aucune brèche – comme l’a expliqué Arthur alors qu’ils préparaient leur expédition.
— Où est-ce que tu t’es procuré tout ça ? avait alors demandé Jim.
— Nous avons nos fournisseurs, avait dit Arthur. Et voilà le principal article, le missile dissolvant…
Il revient maintenant vers Jim et ils installent promptement un lance-missiles, avec le missile déjà dedans. Ils en fixent l’assise au sol. Il possède un viseur laser et, tout bien considéré, c’est le fin du fin en matière d’armement : on dirait une fusée pour le Quatre-Juillet ou un joujou de gosse. Quand ils tireront, la fusée filera par le trou qu’ils viennent de faire dans la clôture et se comportera comme un petit missile de croisière, suivra son fil d’Ariane laser pour passer la porte du siège de la Parnel ; l’impact crèvera la porte et libérera un gaz contenant des enzymes dégradants et des solvants chimiques, et surtout un puissant mélange appelé le Styx-90, un autre produit Dow ; et tout le plastique, tout le filaboy, tout le carbone renforcé, tout le graphite, toute la résine époxyde et tout le kevlar qu’il atteindra seront réduits en poussière, ou bousillés de façon moins spectaculaire. Et la Parnel, principal fournisseur de la troisième couche de la construction de défense antimissiles balistiques, et qui essaie actuellement de rendre les stations-satellites miroirs invisibles ou en partie invisibles, va se voir offrir le plus gros de son stock à terre sur un plateau. Réduit à de la poussière et à de petits tas bizarres sur le sol.
Le pointage de l’engin est simple mais un peu risqué, parce qu’il les oblige à renoncer en partie à leur camouflage pendant la mise en place de la visée laser. Arthur s’en charge, puis ils rampent sur une cinquantaine de mètres le long de la clôture et répètent toute l’opération, visant la porte d’un autre bâtiment.
C’est maintenant que ça se corse. Les missiles possèdent des démarreurs manuels secondaires, pour le cas où les signaux radio s’avéreraient brouillés ou déclencheraient une quelconque riposte. Arthur a estimé que les deux possibilités n’étaient que trop probables, et ils utilisent donc les démarreurs manuels, c’est-à-dire des boutons au bout de cordons reliés aux mini-missiles. Les cordons font une centaine de mètres de longueur. Jim rampe donc à reculons à travers l’armoise et les détritus aussi loin que l’y autorise la longueur du cordon, et Arthur fait de même au niveau du second missile. Ils se rapprochent l’un de l’autre, mais Jim ne voit pas Arthur lorsqu’il parvient au bout de son cordon. Dans leurs combinaisons, ils sont invisibles l’un pour l’autre.
Arthur a anticipé cette difficulté, toutefois. Il a confié à Jim une extrémité d’une longueur ordinaire de fil, et Jim sent maintenant qu’on tire trois coups secs sur celle-ci. Ils sont prêts à y aller. Quand il reçoit trois autres violentes secousses, il presse le bouton au bout du cordon de mise à feu, laisse tomber en même temps cordon et fil, et se met à courir.
C’est vraiment un boulot très simple.
Appuyer sur le bouton, c’est comme déclencher tous les systèmes d’alarme du monde au même instant ; un hurlement de sirènes, et la lumière éblouissante de projecteurs supplémentaires inonde l’extérieur des bâtiments de la Parnel, là-bas. Il n’y a pas moyen de savoir exactement ce que les missiles ont fait – aucune chance d’entendre un seul des petits craquements qu’ils ont déclenchés, au moment de l’impact – mais, à en juger par la réaction, quelque chose s’est passé, c’est sûr.
Jim se retrouve à dévaler le lit du fleuve, tellement accroupi qu’il risque de se filer un coup de genou dans le nez, et devançant Arthur d’une bonne longueur. Ils parviennent à la voiture d’Arthur, qui est garée sur le parking de la plage à l’embouchure de la rivière ; ils sautent dedans et s’en vont à toute vitesse, direction Newport Beach. Les combinaisons de commando sont ôtées avec une précipitation panique. Ils s’insèrent dans le trafic, Arthur prend la voie lente et jette les combinaisons par la vitre quand ils passent au-dessus de la Balboa Marina. Hop ! par-dessus le pont, à la flotte. À partir de maintenant, ils redeviennent deux citoyens sur les rails, aucun lien entre eux et les bâtiments remplis d’armes réduites à des débris sur l’ancien gisement de pétrole.
Ils sentent tous deux fortement la sueur, l’intérieur de la voiture d’Arthur ressemble à la salle d’entraînement du gymnase. Les serviettes qu’Arthur a emportées sont trempées avant qu’ils n’aient fini de se sécher, et ils bataillent pour passer des tenues de ville, encore poisseux et oppressés par la montée de chaleur. Jim a les mains qui tremblent, il arrive à peine à boutonner les boutons de sa chemise. Il se sent un peu malade.
Arthur s’esclaffe.
— Et voilà ! Les services de renseignements estiment les armements spatiaux que nous venons d’avoir à environ quatre-vingt-dix millions de dollars. Ils trouveront les lance-missiles, mais ça ne leur apprendra rien. (Submergé par l’énergie qui afflue encore en lui, il passe la tête par la vitre et hurle :) Laissez… le ciel… propre !
Jim rit comme un fou, et l’adrénaline de leur fuite effrénée dans le lit du fleuve circule dans ses veines – l’une des drogues les plus puissantes dont il ait jamais fait l’expérience. Le meilleur stimulant du monde.
— C’était génial. Génial. J’ai vraiment… fait quelque chose.
Il s’interrompt, réfléchit.
— J’ai vraiment fait quelque chose. Tu sais… (Il hésite, ça a l’air idiot.)… J’ai l’impression que c’est la première fois de ma vie que j’ai vraiment fait quelque chose.
Arthur hoche la tête, le dévisage avec une acuité de rapace.
— Je sais très bien ce que tu veux dire quand tu dis ça. Et c’est ça que la résistance peut t’apporter. On a le sentiment d’être dans un système si grand et si bien ancré que rien, rien du tout, ne pourra l’abattre. À coup sûr, rien de ce qu’on peut accomplir sur le plan individuel ne fera la moindre différence. Si on s’en tient à cette conviction et qu’on ne fait rien, le système tourne tout seul – on crée la condition même que l’on perçoit.
» Mais qu’on fasse le tout premier pas ! (Il éclate de rire.) Qu’on fasse ce premier pas, qu’on accomplisse un acte de résistance même tout ce qu’il y a de minime, et soudain on ne perçoit plus les choses de la même manière. La réalité change. On s’aperçoit qu’on peut y arriver. Ça peut prendre du temps, mais… (Il se remet à rire.) Ouais ! On peut y arriver ! Allons fêter ta première action. (Il frappe le tableau de bord, fort.) À la résistance !
— À la résistance !