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Le patron de McPherson, Stewart Lemon, se tient dans son bureau (devant la grande baie vitrée qui surplombe la mer), et regarde le Pacifique par la fenêtre. La journée touche à son terme, et le soleil couchant fait virer Santa Catalina à l’abricot, dore les voiles des bateaux qui regagnent en glissant les rades de Dana Point et de Newport Beach. Son bureau est au dernier étage de la tour de la L.S.R., sur la falaise côtière entre Corona del Mar et Laguna, qui surplombe Reef Point. Lemon dit souvent de la vue qu’il a de son bureau que c’est la plus belle du Comté d’Orange et, compte tenu du fait qu’elle n’inclut aucune autre terre que la lointaine proéminence de Catalina, il se peut bien que ce soit vrai.

Dennis McPherson monte à l’instant lui transmettre les détails de sa rencontre avec Feldkirk, et Lemon, envisageant l’entretien, soupire. Obtenir de ses employés qu’ils consacrent le maximum de leurs efforts à leur travail est une forme d’art ; il lui faut adapter ses méthodes à chaque personnalité qu’il a sous ses ordres. McPherson travaille pour Lemon depuis longtemps, et Lemon a constaté que cet homme est plus productif quand il est sous pression. Qu’on le mette en colère, qu’on l’emplisse de ressentiment, et il se plonge dans son travail avec une furieuse énergie vraiment productive, pas de doute. Mais comme cette relation est devenue fatigante ! L’antipathie réciproque est des plus authentiques, désormais. Lemon observe l’insolence contenue, l’arrogance de cet ingénieur inculte, avec une irritation que domine à peine son amusement. Vraiment, cet homme est insupportable. C’est presque devenu un plaisir de le malmener.

Ramona appelle sur l’interphone pour lui dire que McPherson est là. Lemon se met à aller et venir devant la baie vitrée, neuf pas et on tourne, neuf pas et on tourne. Entre McPherson, l’air fatigué.

— Alors, Mac ! (Il lui indique un fauteuil, continue de faire les cent pas en prenant tout son temps, regardant par la fenêtre autant qu’il peut.) Vous nous avez décroché un programme super-secret, hein ?

— On m’a chargé de transmettre la proposition, c’est exact.

— Bien, bien. Racontez-moi ça.

McPherson décrit le système qu’a demandé Feldkirk.

— La plupart des composants du système sont tout ce qu’il y a de plus simple, le problème consiste juste à les relier par un programme de management et à les faire entrer dans un conditionnement assez petit. Mais les systèmes senseurs – à la fois le guidage de vol en rase-mottes et le détecteur de cible –, il pourrait y avoir quelques risques sur ce point. Le laser à CO2 que Feldkirk a évoqué n’a jusqu’à présent été testé qu’en laboratoire. Par conséquent…

— Mais c’est un super-noir, non ? Ça ne se passe qu’entre l’Air Force et nous.

— C’est exact. Mais…

— Chaque méthode a ses inconvénients. Ça ne signifie pas que nous y renoncions. En fait, nous ne pouvons pas vraiment refuser une offre de super-noir – on pourrait ne jamais nous en offrir d’autre. Et le Pentagone sait qu’il s’agit d’un programme à haut risque, c’est la raison pour laquelle ils s’y sont pris de cette manière. Et ce sont toujours les projets à haut risque qui rapportent les bénéfices les plus conséquents. Quelle tournure a votre emploi du temps, Mac ?

— Eh bien…

— Vous avez suffisamment de temps libre. Je vais confier le contrat Canadair à Bailey, et vous serez disponible pour cette histoire. Écoutez, Mac. (C’est le moment de planter une ou deux banderilles.) Ça fait maintenant deux fois de suite que vous portez la responsabilité de l’échec de certaines de nos propositions. Elles étaient trop chères, trop compliquées, et vous avez failli dépasser la date limite pour les déposer, les deux fois. Il est important d’être en avance d’une semaine ou deux sur la date limite arrêtée, pour montrer à l’Air Force que nous dominons la situation. Maintenant, ce que vous avez ici, c’est un programme super-noir, et il n’y a pas de calendrier en soi. Mais avec une chose en dehors des canaux normaux comme celle-ci, l’astuce consiste à faire vite, pendant que les conditions tiennent toujours. Vous me suivez ?

McPherson regarde par la fenêtre, dédaignant Lemon. Il a les lèvres serrées aux commissures. Lemon sourit presque. McPherson reste sans doute persuadé que ses propositions ratées étaient les meilleures en lice, mais la vérité, c’est qu’on ne peut pas se permettre d’être perfectionniste dans ce métier. Les projets doivent être rentables, et cela exige un certain réalisme. Bon, c’est la contribution de Lemon. C’est ce qui l’a amené là où il est. Et cette fois il va lui falloir mener son troupeau un petit peu plus serré que d’habitude.

Il cesse de faire les cent pas et pointe l’index vers McPherson, prenant celui-ci au dépourvu.

— Vous êtes chargé de ça parce que je crois que les gens du Pentagone l’ont voulu ainsi. Mais je veux que ce soit fait rapidement. Vous comprenez ?

— Oui.

Le fait de serrer les dents ne contribue en rien à dissimuler la colère et le mépris dans les yeux de McPherson ; on peut lire en lui aussi aisément que sur un panneau de sortie d’autoroute. TOURNEZ ICI POUR SORTIR. PAR-DESSUS LA FALAISE. Il va maintenant redescendre et travailler à s’en rendre malade pour achever rapidement le projet, l’enfoncer dans la gorge de Lemon. Parfait. C’est ce type de travail qui fait de la division de Lemon l’une des plus productives de la L.S.R., malgré la myriade de difficultés techniques qu’ils rencontrent. Le travail est fait.

— Prévenez-moi quand vous aurez établi une proposition préliminaire. Vous prendrez l’avion pour aller la présenter aussitôt que ce sera fait.

— Le système de visée et le programme de management risquent de prendre un certain temps…

— Très bien. Je ne nie pas qu’il y ait des problèmes à résoudre, il y en a toujours, n’est-ce pas ? Je veux simplement qu’on les règle le plus tôt possible. (Un soupçon d’irritation directoriale :) Plus d’enlisements ! Plus d’excuses et de retards ! Je suis fatigué de ce genre de choses !

McPherson continue de serrer si fort la mâchoire que c’est à peine s’il peut marmonner ses au revoir. Lemon ne peut s’empêcher de rire, même s’il y a une part de lui qui est sincèrement en colère. Arrogant connard. C’est drôle ce qu’il faut pour amener certains hommes à donner tout ce qu’ils ont.

Vient ensuite Dan Houston, dernière conférence de la journée de Lemon. Ils procèdent souvent comme ça. Dan est un cas complètement différent de McPherson : plus limité techniquement, mais infiniment supérieur avec les gens. Lui et Lemon sont amis depuis qu’ils ont tous deux commencé à travailler pour Martin Marietta, des années plus tôt. C’est le même chasseur de têtes qui les a attirés à la L.S.R., mettant Lemon au rang le plus élevé, distance que Lemon n’a fait qu’accroître au fil des ans. Mais Houston ne lui en veut pas, il n’est pas jaloux. Lemon sait lui faire du charme. En fait, si Lemon devait rudoyer Dan, cela ne ferait que le blesser, le rendre taciturne et le ralentir. Il est nécessaire de le dorloter un peu, d’attirer plutôt que de pousser. Et à vrai dire Lemon aime bien cet homme. Houston l’admire, ils passent de bons moments à faire du bateau ou à jouer au racket-ball, à sortir avec leurs compagnes Dawn et Elsa. Ils sont amis.

Il s’assied donc lorsque Houston arrive, et ils regardent par la baie et critiquent la façon de tirer leurs bords des navires qui reviennent du sud vers Newport. Ils rient de quelques aulofées particulièrement ratées. Puis Lemon lui demande ce qu’il y a de neuf au sujet du projet Foudre en Boule. Houston recommence à râler.

C’est l’un de leurs trois plus gros contrats, et Lemon bouillonne intérieurement ; ils ne peuvent se permettre de le voir trop s’enliser. Mais il hoche la tête avec bienveillance.

— Personne n’a résolu le problème du temps de latence dans l’instant, dit-il, réfléchissant à voix haute. Les forces énergétiques requises sont tout simplement trop importantes. L’Air Force ne peut pas s’attendre à de la magie.

— Le hic, c’est qu’ils croyaient que nous avions réglé la question quand ils nous ont accordé le contrat.

— Je sais. (Bien sûr qu’il sait. Qui serait mieux placé pour ça ? C’est Lemon qui a approuvé l’inclusion de ces résultats de tests de Huntsville. Dan sait faire preuve d’un peu d’idiotie, par moments…) Dis-moi, est-ce que tu connais l’opinion de McPherson là-dessus ?

— Eh bien, je la lui ai demandée. Il n’aime pas beaucoup ça.

— Je sais. (Lemon secoue la tête.) Mais Dennis est une sorte de prima donna. (Il doit jouer ce coup-ci prudemment, compte tenu du fait que Dan et McPherson sont également amis.) Un petit peu, en tout cas. Demande-lui de discuter avec ton équipe de concepteurs et les programmeurs. Vois ce qu’il peut proposer. Il sera pris par une nouvelle proposition de son côté, mais je lui dirai de prendre du temps pour ça. Tu ne peux pas passer la totalité de tes journées à travailler sur un seul projet, après tout.

— Non, c’est vrai. Faut attendre beaucoup.

Dan semble satisfait ; il aimerait bien qu’on lui donne ce coup de main. Et McPherson a un certain flair pour les problèmes techniques, pas de doute.

Non seulement ça, mais de cette manière Lemon peut commencer à embringuer McPherson dans le projet Foudre en Boule, et dans toutes ses difficultés. Lemon est juste assez agacé par McPherson pour trouver agréable l’idée de ce coup-là. Il lui forcera un peu la main et, qui sait, McPherson arrivera peut-être à démêler la crise du projet Foudre en Boule, même s’il n’aime pas celui-ci. Excellent.

Ils bavardent encore un peu, commentant avec force détails le gréement d’un bâtiment qui file vers Dana Point. Un beau yacht. Puis Lemon désire rentrer chez lui.

— Je fais du navarin de mouton[1] ce soir, et c’est long à préparer.

Une fois Houston renvoyé, Lemon descend vers sa voiture rangée sur le parking réservé aux cadres. La porte de la Mercedes-Benz claque avec un clang lourd, satisfaisant. Il enclenche un compact de la Symphonie rhénane de Schubert, allume un cigare de tabac cubain légèrement mêlé de M.D.M.A, et trace au sud sur la nationale côtière qui va vers Laguna Beach.

La journée a été bonne, et ils en avaient bien besoin. La L.S.R. est une division d’Argo AG/Blessman Enterprises, l’une des corporations géantes de dimensions mondiales ; le patron de Lemon, Donald Hereford, président de la L.S.R., est basé à New York parce qu’il est aussi vice-président de l’A/BE. Un homme fascinant, mais qui n’a pas été satisfait des résultats de la L.S.R. l’année ou les deux années précédentes. La nouvelle de ce super-noir devrait atténuer un peu la pression sur les problèmes de Foudre en Boule et de la récente série d’offres ratées. Et c’est une bonne chose. Lemon passe sur la voie rapide, laisse la Mercedes partir à la trace.

Il décide de couper deux gousses d’ail au lieu d’une dans le navarin de mouton, et peut-être d’y mettre une feuille de basilic ou deux. Il était un peu fade la dernière fois. Il espère qu’Elsa s’est débrouillée pour trouver du bon agneau. Si elle a pris la peine de sortir de la maison.

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