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En 1940, la population était de 130 000 habitants. En 1980, elle était de 2 000 000.

À ce stade, la moitié nord-ouest du comté était saturée. La Habra, Brea, Yorba Linda, Placentia, Fullerton, Buena Park, La Mirada, Cerritos, La Palma, Cypress, Stanton, Anaheim, Orange, Villa Park, El Modena, Santa Ana, Garden Grove, Westminster, Fountain Valley, Los Alamitos, Seal Beach, Huntington Beach, Newport Beach, Costa Mesa, Corona del Mar, Irvine, Tustin : toutes ces villes s’étaient agrandies, fondues les unes dans les autres, confondues, jusqu’à ce que l’idée selon laquelle il existait vingt-sept villes sur le terrain se résume à une simple fiction administrative, à une série de panneaux indicateurs passant inaperçus, et délimitant des frontières qui n’existaient que sur les cartes. La ville était une.

Cette nouvelle mégapole, le « Comté d’Orange Nord », avait les autoroutes comme système de transport. La voiture individuelle en constituait l’unique moyen ; le petit réseau ferré des premiers temps avait été démembré, comme le réseau électrifié de Los Angeles, plus vaste, pour faire plus de place aux voitures. À la fin, il n’y avait ni trains, ni bus, ni trams, ni métro. Les gens devaient conduire pour se rendre à leur travail, pour aller faire les courses, pour se divertir – pour faire n’importe quoi.

Ainsi, après l’achèvement de la Santa Ana Freeway à la fin des années 1960, les autres ne tardèrent-elles pas à suivre. Les autoroutes de Newport et de Riverside divisèrent le comté en ses deux moitiés nord-ouest et sud-est ; la San Diego Freeway longea la côte, prolongeant au sud la Santa Ana Freeway jusqu’à San Diego ; les autoroutes de Garden Grove. Orange et San Gabriel vinrent ajouter des mailles au réseau, si bien qu’il était possible de se rendre à quelques kilomètres seulement de l’endroit où l’on désirait se rendre en n’empruntant que les autoroutes.

Bientôt, la moitié nord-ouest parvint à saturation, le moindre hectare de terrain acheté, bétonné, construit, rempli. Rien d’épargné, à l’exception du lit asséché de la Santa Ana River, et même celui-ci se vit endiguer et paver.

Puis une compagnie immobilière acheta l’Irvine Ranch. Pendant des années, le gouvernement du comté avait accablé le ranch de taxes autant qu’il le pouvait, pour tâcher de le contraindre à abandonner l’agriculture, à se tourner davantage vers la construction de lotissements. Leur vœu était désormais exaucé. Les nouveaux propriétaires établirent un plan général qui fut (au début) inhabituellement lent et réfléchi par rapport aux standards du Comté d’Orange ; on octroya quatre hectares et demi à l’université de Californie, autour de laquelle on construisit une ville, on élabora un programme d’urbanisation pour le reste des terres. Mais le coin était enfoncé dans la moitié sud-est du comté, et le désir d’expansion l’enfonçait sans cesse davantage.

Dans l’intervalle, la congestion de la moitié nord-ouest avait empiré malgré la progression vers le sud-est ; l’expansion vers le sud avait provoqué l’afflux de milliers d’usagers sur les autoroutes, ce qui ne faisait qu’aggraver les choses. La vieille Santa Ana Freeway, trois voies dans chaque sens, était embouteillée tous les jours ; la même chose était vraie de la Newport Freeway, et dans une moindre mesure de toutes les autoroutes. Et cependant il ne restait plus de place pour les élargir. Que faire ?

Dans les années 1980, on avança un projet pour construire un deuxième étage aérien sur la Santa Ana Freeway, entre Buena Park et Tustin ; et, dans les années 1990, avec la perspective d’un nouveau doublement de la population du comté dans les dix ans. Le conseil directeur l’entérina. On aménagea huit voies sur un viaduc surélevé, reposant sur d’imposants pylônes à trente-cinq mètres au-dessus de l’ancienne autoroute ; on les ouvrit à la circulation vers le sud en 1998. Trois ans plus tard, on fit de même pour les autoroutes de Newport et de Garden Grove et, dans les triangles des autoroutes aériennes, de cinq kilomètres de côté, les voies surélevées furent rejointes par des stations-service aériennes, des aires de repos, des restaurants, des cinémas et tout le reste. Ce fut le début du « deuxième étage » de la ville.

La génération d’autoroutes suivante fut celle de Foot-hill, de l’Eastern et de San Joaquin, toutes conçues pour faciliter l’accès au sud du comté. Lorsque celles-ci furent là, il devint sensé de relier les extrémités des autoroutes de Garden Grove et de Foothill, qui n’étaient séparées que de quelques kilomètres ; on les abouta donc à l’aide d’un grand viaduc qui enjambait Cowan et Lemon Heights, qui laissait les maisons en dessous dévaluées mais intactes. Puis on construisit les nouvelles autoroutes de Santiago et de Cleveland sur le même principe, les jetant dans le ciel sur de gros piliers, par-dessus les nouvelles coprops qui jaillissaient de terre un peu partout dans les arrière-collines, sur ce qui avait été l’Irvine Ranch, le Mission Viejo Ranch, l’O’Neill Ranch – désormais les villes nouvelles de Santiago, Silverado, Trabuco, Seaview Terrace, San Juan Springs, Los Pinos, O’Neill, Ortega, Saddleback, Alicia, et cetera, et cetera. Et au rythme même où les terres étaient subdivisées, découpées, aménagées, construites, le réseau autoroutier s’accroissait. Quand l’impulsion nationale donnée au système de rails routiers électromagnétiques fut donnée, les autoroutes du Comté d’Orange étaient là, et elles étaient prêtes ; il ne fallut que cinq ans pour réaliser le changement, et le travail engendré par cette transformation contribua à faire surmonter la récession des turbo-lentes années 20 avant que celle-ci ne plonge dans une immédiate dépression mondiale. Un nouveau système de transport, un nouveau boom ; toujours pareil dans le Comté d’Orange, comme dans tout l’Ouest américain.

Ainsi, la moitié sud-ouest du Comté d’Orange, lorsque le flot déferla sur l’Irvine Ranch et que les aménagements débutèrent, crût-il encore plus vite qu’il ne l’avait fait dans la moitié nord-ouest, cinquante ans plus tôt. En trente rapides années, elle devint impossible à distinguer de la mégapole. Le seul territoire restant était celui du parc national de Cleveland. Les promoteurs immobiliers louchaient avidement sur ces terres désertes, sèches, vallonnées ; quelles coprops on pourrait installer là-haut, quelles luxueuses demeures, sur les hauteurs de la vieille Saddleback Mountain ! Et il ne fallait que la sympathie d’une administration à Washington pour commencer le démembrement de cet insignifiant petit parc national. Même plus de forêt dans la région ! Et alors ? Le Comté était surpeuplé, on avait besoin de ces vingt-six mille hectares pour gagner des maisons, des emplois, des bénéfices, des voitures, de l’argent, des armes, des drogues, des activités immobilières, des autoroutes ! Et on vendit donc ce terrain-là aussi.

Et rien de tout cela ne disparut jamais.

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