Abe Bernard fait ronfler son fourgon de secours d’urgence autoroutière sur la voie rapide, dispersant les voitures devant lui à l’aide du spectacle son et lumière du véhicule. « Tirez-vous du chemin ! » braille-t-il, son visage basané en lame de couteau déformé par la colère. Lui et son camarade Xavier n’ont été prévenus par radio que quelques instants plus tôt, et il est encore speedé par la vague d’adrénaline initiale. La voiture d’un chauffeur qui double les oblige à se déporter ; Xavier dit : « Va te faire foutre aussi, mon pote », et Abe rit brièvement. Imbéciles, il espère que quand ils se seront plantés ils resteront coincés dans les tôles à se rappeler le nombre de fois où ils ont gêné des équipes de secours et à réaliser que d’autres imbéciles font la même chose en ce moment même avec les camions qui tentent de les rejoindre… Un autre conducteur récalcitrant devant. Abe monte la sirène pour la faire hurler à plein, la musique de son travail : « Tirez-vous du chemin ! »
Ils pénètrent dans le grondement permanent de la circulation à l’endroit où Laguna Canyon Highway croise Coast Highway, joli parc sur la plage à droite, parties de volley qui se poursuivent depuis un siècle, soleil qui se réfléchit sur la mer en un million de têtes d’épingle. Abe laisse la sirène en marche et brûle prudemment un feu rouge, remonte Canyon Highway. À côté de lui, Xavier s’occupe de la radio, essaie d’obtenir de plus amples informations à propos de l’accident, mais Abe n’entend pas grand-chose, avec la sirène et les parasites.
Devant eux, sur les voies à destination de l’océan, on circule pare-chocs contre pare-chocs et en se traînant, et sans l’ombre d’un doute c’est pire de l’autre côté de l’accident, chacun court-circuitant le cerveau de sa voiture pour ralentir et regarder la voie d’en face, la curiosité due à la soif de sang s’éveillant… Mais quand ils remontent le canyon, ils peuvent toujours circuler ; ils n’ont pas encore atteint le lieu de l’accident.
— Il y a des indices qui portent à croire qu’une fois de plus la piste a été dépassée, et que deux voitures se sont retrouvées à occuper le même espace en même temps, déclare Xavier avec son rapide débit de pro. Nous pensons que c’est p’t-être dû à un changement de rail. La vache, regarde un peu la circulation devant !
— Je sais.
Ils sont arrivés sur le site. Devant eux, la symphonie de feux de stop clignote, rougerouge, rougerouge, rougerouge, rougerouge, rougerouge. Partout des surcharges, nulle part où aller pour les gens, impossible pour les ordinateurs de clarifier la situation avec des voies à ce point obstruées, le moment est venu de faire passer la vieille super-camionnette Chevrolet hors voies, oui, ce petit bijou possède un moteur à combustion interne sous son gros capot. « Locomo-tion in-dé-pendante », entonne Xavier lorsque Abe tourne la clé et emballe le moteur, 1 056 chevaux. De l’adrénaline de formule 1 atavique se précipite lorsqu’il leur fait quitter le rail magnétique pour s’engager dans l’étroite brèche entre les véhicules de la voie rapide et la séparation centrale, rugissant au rythme de la trépidation due à l’alimentation à l’essence, que ces pauvres cloches respirent un peu de cette ambroisie de monoxyde de carbone, bouffée nostalgique du smog du siècle précédent tandis qu’ils zvrooment si près qu’ils manquent arracher poignées de portières, rétroviseurs, pourquoi pas s’en payer quelques-uns histoire de leur donner une histoire à raconter au sujet de ce dix millionième embouteillage de leur existence de locataires de passage dans le C. d’O ? Abe est toujours un peu sonné quand il se met à employer les antiques talents, à raser toutes les voitures à toute vitesse ; il n’en est qu’à un peu moins du premier anniversaire de son emploi. Il calme le jeu, roule plus près de la séparation centrale, ne parvient pourtant que de justesse à se faufiler dans l’intervalle laissé par une monstrueuse Cadillac, carcasse en fibre de verre qui est la réplique du veau de 1992.
— Eh, mon pote, c’est moi qui suis dans une voiture, ici, un putain de gros camion, ouais, et je vais te ratiboiser la totalité de ton aile en plastique si tu dégages pas d’ici.
Ils s’enfilent à fond la caisse les virages de la route du canyon, dépassant les voitures complètement figées sur les rails, dépassant les immeubles qui recouvrent les collines de part et d’autre, des ersatz de mini-villas méditerranéennes dans le style C. d’O. standard – celles-ci prudemment baptisées Point de Vue sur la Mer d’En Haut des Falaises parce que ce sont les premières habitations en remontant le canyon qui n’ont pas la moindre chance d’avoir un aperçu de l’océan. Vroom, vroom, vroom, on dépasse le parking trop-petit-pour-qu’on-s’en-serve du complexe où, à ce que Jim raconte, un hippopotame rescapé du safari au Pays des Lions s’est établi pour installer un petit empire hippopotameux dans un bassin, jusqu’à ce qu’ils le dardent de fléchettes en vue de le sortir à la grue et qu’ils le tuent avec un excès de tranquillisants, ces cons. Et juste après cet héraldique fragment de l’histoire naturelle du C. d’O., ils accélèrent sur l’asphalte mâché recouvert d’ordures et de débris de phares avant cassés, tournent et parviennent sur le sota, le théâtre de l’accident. Là, un poulailler ambulant à côté des rails, gyrophare tournoyant, œil rouge clignant encore et encore.
Abe met le camion en neutre et active le système d’alimentation externe, et ils sortent d’un bond et courent vers les lieux. Il y a des C.H.P. sur les voies, qui font ce qu’ils font le mieux : installer des signaux lumineux. Sur la voie rapide, c’est la pagaille. Alors qu’ils s’approchent, Abe éprouve l’horreur noire et le sentiment d’impuissance que quiconque éprouverait, ô mon Dieu, non ! puis il traverse la membrane comme chaque fois et le professionnel prend le dessus, l’analyste structurel cherchant à comprendre une certaine configuration, et la meilleure manière de séparer celles des composantes qui sont organiques de celles qui ne le sont pas… Et le témoin impuissant et horrifié est abandonné dans un coin reculé de l’esprit, et regarde par-dessus l’épaule de l’autre bonhomme, et engrange des images pour rêver.
Cette fois, l’un des rails de changement de voie semble avoir mal fonctionné. C’est rare, mais ça arrive. Quand tout fonctionne normalement, l’ordinateur qui contrôle la piste magnétique enregistre la demande d’une voiture qui s’approche, ralentit les véhicules sur la voie adjacente pour créer une brèche, insère la voiture sur la voie de changement de file et lui fait décrire un rapide S pour la faire passer sur le rail de la file désirée, l’introduisant proprement dans le flot de la circulation. Aucune place pour l’erreur humaine, et c’est des milliers de fois plus sûr que d’en laisser la responsabilité aux conducteurs. Mais la chance unique sur dix millions s’est de nouveau présentée, et la cause de l’accident est le sits, un truc dans le silicone ; un véhicule de la voie médiane a été mal aiguillé et jeté en travers d’un autre sur la voie rapide, faisant décrocher celui-ci de son système de guidage et le précipitant sur la séparation centrale, tandis que le premier véhicule faisait des tonneaux et était percuté par une voiture qui le suivait. Le tout à environ cent cinq kilomètres/heure. Une autre voiture suiveuse modérément encastrée dans le fatras. Le chauffeur de cette dernière, sauvé par la puissance des freins électromagnétiques, est dehors et jacasse avec les poulets, l’habituelle note d’hystérie dans la voix. Abe et Xavier bondissent autour des trois principaux concernés. Le véhicule contre le rail de séparation centrale n’a qu’un occupant, écrasé entre tableau de bord, portière et rail de séparation. Cage thoracique enfoncée, poissée de sang, cou apparemment rompu. On va au véhicule qui a percuté le premier, un couple sur la banquette avant, chauffeur inconscient et saignant de la tête, passagère coincée entre lui et le tableau de bord, saignant abondamment du cou mais apparemment toujours consciente, paupières papillonnantes. Première voiture suiveuse avec un pare-brise fortement étoilé, on portait pas ses ceintures de sécurité, pas vrai, deux personnes déjà retirées et étendues par terre, tête en sang.
— Les deux de la voiture du milieu, halète Xavier tandis qu’ils courent chercher le camion.
— Oui, fait Abe. Celui du rail de sécurité est H.S.
Ce qui signifie Hors Service, mort sur le coup.
Xavier attrape sa trousse médicale et repart, Abe conduit le camion sur l’accotement pour se rapprocher le plus possible de la voiture du milieu. Puis il descend et sort les pinces coupantes du flanc du camion, tire sur le cordon d’alimentation, mains enfoncées dans les manchons, attention, moment de se servir du waldo, et l’expert novice du découpage Abe Bernard tient maintenant toute la puissance de la robotique moderne dans ses mains. Il commence à entailler l’acier peu épais sur le côté de la voiture comme si c’était du chocolat. Les cisailles ne rencontrent absolument aucune résistance. De l’eau s’écoule sur le métal sous les cisailles, éclaboussant Xavier qui se tortille juste hors de portée du boulot de Abe, se faufilant dans le nouveau trou pour faire son travail de routine médicale. Xavier a fait deux périples à Java avec l’armée et il est vraiment très bon. A ce stade, l’aide d’un ou deux autres hommes ne serait sûrement pas de trop, mais les budgets sont serrés partout, plein de camions de secours d’urgence à garder équipés en hommes et prêts à bondir au premier appel radio, et les budgets sont serrés, les budgets sont serrés !
Le témoin horrifié à l’arrière de l’esprit de Abe le regarde découper l’acier comme s’il se livrait à l’art japonais de l’origami, avec Xavier et la passagère juste, au-delà des lames, et se demande s’il sait vraiment faire ça. Un poulet s’approche pour donner un coup de main, tire sur l’acier mouillé avec ses mains gantées, Abe continue de couper, ils fabriquent une splendide nouvelle portière à l’emplacement approximatif de la précédente, et Xavier applique un certain nombre de compresses prêtes à l’emploi sur la femme et lui injecte avec diligence diverses super-drogues pour combattre l’effet de choc et quantité de sang/plasma. Puis vient le moment de lui passer le harnachement gonflable et modulable, cou et colonne vertébrale fermement maintenus en place, et ils tendent les mains et chacun s’assure une prise, attention maintenant, souffle retenu, chaudes chairs sous les doigts, sang qui coule en un filet sur le dos de la main, ils la tirent vers l’extérieur, oups, elle a la main coincée ; Abe cisaille la partie tordue du tableau de bord et la voilà libre. Sur une civière, puis dans le compartiment ambulance à l’arrière du camion. Ils repartent en courant et extraient l’homme, qui est peut-être vivant et peut-être pas, sa tête a vraiment piètre allure, mais ils l’étendent sur la civière et se précipitent pour le conduire dans la bétaillère, l’allongent à côté de la femme. « Merde, faut que j’aille confirmer pour le type dans la voiture principale », se rappelle Abe, qui attrape le stéthoscope de Xavier et repart au pas de course. Il lui faut briser une vitre et se pencher à l’intérieur pour appliquer le stéthoscope sur le cou du conducteur. Le tracé s’avère plat et il revient au camion. Une bétaillère privée est arrivée pour prendre les deux de la voiture de derrière. Abe leur adresse un signe rapide, les deux pouces en l’air, et guide les cisailles alors qu’elles se rembobinent pour revenir en place puis saute sur le siège du conducteur, ceinture bouclée, oui, et les voilà partis. Ces vieilles bécanes à essence sont vraiment impeccables question accélération.
Xavier passe la tête par la vitre qui relie la cabine à leur unité de secours mobile.
— On va au refuge des Lagunatiques ?
— Nan, c’est trop le merdier dans le canyon, je crois que l’U.C.I. serait plus rapide.
Xavier opine du chef.
— Comment ils sont ?
— Le type est mort. Il était H.S., j’imagine. La fille est toujours dans le circuit, mais elle a perdu beaucoup de sang et elle a le cœur esquinté. Je l’ai raccommodée et je l’ai branchée et elle s’abreuve de plasma, mais son pouls est toujours faiblard. Elle aurait bien besoin d’un cœur artificiel.
Le visage noir de Xavier est luisant de sueur, il regarde la voie devant eux avec anxiété, voudrait qu’ils aillent plus vite. Abe met la gomme, ils prennent en trombe le dernier virage avant la jonction de la Laguna Freeway avec la 405 et la 5, à gauche sur la bretelle d’accès à la 405, et s’engagent sur la San Diego
Freeway, pas sur les rails mais sur le bas-côté, dépassant à toute vitesse les véhicules sur leur gauche, poussant jusqu’à 160, 170, vite jusqu’à la bretelle de sortie d’University Drive et le sinueux boulevard ; c’est là que la conduite devient délicate, pas envie de se faire un plan à la Fred Spaulding, Fred qui a flanqué un camion de secours d’urgence dans un des pylônes de soutènement d’un pont autoroutier et tué tout le monde à bord excepté l’accidenté à l’arrière, qui mourut deux jours plus tard à l’hôpital.
« Feux avant, feux arrière, te risque pas à tourner à gauche comme ça devant moi, wiiiii », il met la sirène à fond et le hurlement emplit tout, gorge sinus boîte crânienne ; ils arrivent au campus et descendent California Avenue, bifurquent sec à gauche et bombent dans la montée de la colline jusqu’à l’allée d’accès aux urgences, puis aux portes réservées aux ambulances. Le temps qu’il descende et aille à l’arrière, Xavier et une infirmière des urgences roulent déjà la femme à travers des portes battantes et à l’intérieur.
Abe s’assied sur le quai de débarquement, frissonnant un peu. Deux autres infirmières des urgences sortent et il se lève, les aide à placer le cadavre du chauffeur sur une civière à roulettes. Retourne sur le rebord en caoutchouc du quai de débarquement.
Xavier ressort, s’assied lourdement à côté de lui.
— Ils travaillent dessus.
Toutes ces années de boulot médical, les deux virées en Indonésie et tout, et Xavier continue de marcher à fond, à tous les coups. Il allume une cigarette, mains tremblantes, et tire une profonde bouffée. Abe regarde, avec le sentiment d’aller aussi mal que Xavier, bien qu’il essaie de ne pas s’en faire du tout. « Ne vous embarquez pas dans le complexe du Sauveur ! » comme dirait l’orienteur de l’unité. Il jette un œil sur sa montre : 7 : 30. Deux heures qu’ils ont reçu l’appel. Difficile à croire ; ça paraît plus long, plus court – comme si six heures avaient été condensées en quinze minutes. C’est comme ça, quand on bosse comme sauveteur.
— Eh, on finissait il y a une demi-heure, se souvient-il. Notre garde est terminée.
— Bien.
Le temps s’écoule.
Un médecin passe les portes battantes.
— Pas de chance cette fois-ci, les gars, dit-il d’une voix enjouée. Tous deux morts à leur arrivée, je le crains.
Brièvement, il leur pose les mains sur les épaules, retourne à l’intérieur.
Pendant un moment ils se contentent de rester assis là.
— Merde, fait Xavier, qui expédie d’une pichenette sa cigarette dans les ténèbres.
Dans la faible lumière, Abe ne distingue que l’expression de son visage.
— Hé, X, on a fait ce qu’on a pu.
— Cette bonne femme n’était pas H.S. en arrivant ! Ils l’ont laissée rentrer !
— La prochaine fois, X. La prochaine fois.
Xavier secoue la tête, se lève.
— On a fini, hein ?
— Ouais.
— Alors barrons-nous d’ici.
Ils roulent en silence. Abe les remet sur le rail, rentre le programme qui conduira le camion sur MacArthur et Del Mar, puis leur fera remonter Newport jusqu’à Dyer. Tout semble vide, silencieux. Ils arrivent à la trace au siège des services de pompiers et secours d’urgence, garent le camion au milieu de dizaines d’autres, entrent, font leur rapport, pointent, marchent jusqu’à leurs voitures personnelles dans le parking des employés. Chaque fois qu’il cherche ses clés dans ce parking, c’est la même chose.
— On se voit plus tard, X, lance-t-il à la silhouette noire de l’autre côté du parking.
— Très probablement. Quand est-ce qu’on y retourne ?
— Samedi.
— On se verra à ce moment-là.
Xavier sort en marche arrière, vers les profondeurs petites-bourgeoises de Santa Ana, et une vie qu’Abe est à peine capable d’imaginer : X a une femme, quatre enfants, et dix mille parents par alliance et personnes à charge… Une existence issue de la génération de son grand-père, aussi tragique que n’importe quel mélo vidéo. Et X, sur qui pèse la totalité des responsabilités, est au bord du gouffre. « Il ne va pas tarder à craquer », estime Abe. Après toutes ces années.
Il s’engage de nouveau sur la Newport Freeway, grande aorte de toutes les vies du C. d’O., fleuve de rouges lucioles qui l’engloutit. Il démarre d’un coup de poing le programme pour South Coast Plaza Sud, se carre au fond de son siège. Enclenche un C.D., besoin de quelque chose de fort, rapide, agressif… Trois Cuillers et une Bête Fourchette, oui, qui balancent leur album classique Barre-toi de ma plage, bordel.
Qu’est-ce que le cerveau de ta bagnole dirait s’il savait causer ?
Est-ce qu’il dirait « Allez, grimpe » ? Est-ce qu’il dirait « Sors et marche » ?
(T’es le cerveau d’une bagnole On te dit où aller Et tu ne réponds pas)
T’es le cerveau d’une bagnole
Et ta bagnole va se crasher !
Au niveau cellulaire
Tout va se télescoper !
(Et tu seras dedans,
T’auras droit à la dernière balade)
Abe chante à tue-tête sur la musique, entre à la trace sur la S.C.P., trouve une place pour se garer presque juste en dessous de chez Sandy, prend l’ascenseur, se pointe comme ça. Explosion de lumière, musique à fond, c’est un C.D. de Tustin Tragedy qui passe ici, ils chantent Les Beaux Jours dans le style marteau de commissaire-priseur indonésien, ponctué par des tirs de mitraillettes. Le rythme branche Abe immédiatement, et Erica lui fait une bise sur la joue.
— Tashi te cherchait.
— Bien.
Sandy fait irruption de derrière un coin de mur.
— Abraham, tu as l’air crevé, tu sors juste du boulot, hein ?
Le grand sourire à la Sandy, un compte-gouttes fait son apparition entre ses doigts et c’est la tête qui se renverse, les paupières qu’on tient ouvertes, une goutte une goutte une goutte. Abe le repropose à Sandy.
— Liquide-le, il y en a encore.
Une goutte, une goutte, une goutte, sa moelle épinière tressaute soudain pour protester contre de puissantes et excessives montées d’électricité, et il s’égare dans la pièce voisine, on danse là-dedans et il sent de fortes secousses d’énergie remonter le long de sa colonne vertébrale et diffuser au bout de ses doigts, il danse dur, saute au plafond, maintenant il se sent bien. Il renverse la tête en arrière. « Aouh, Aouh ! Aooouh ! » C’est l’heure des coyotes chez Sandy, clou traditionnel de la soirée, tout le monde hurle pour lui répondre et se défoule, on doit les entendre jusqu’à Huntington Beach. Super.
Se sentant beaucoup mieux, il sort sur le balcon. Toujours aucune trace de Tash, bien que le balcon soit son lieu de prédilection ; Tash ne va jamais à l’intérieur s’il peut l’éviter. Va jusqu’à vivre sur un toit, dans une tente. Abe adore ça ; Tash, son ami le plus intime, évoque une froide gifle salée venue du Pacifique.
À la place, il rencontre Jim. Jim est un bon ami aussi, pas de doute là-dessus. Mais quelquefois… Jim est tellement sérieux, tellement détaché de ce monde ; il faut que Abe soit dans l’état d’esprit adéquat pour vraiment apprécier le côté « hautement significatif » de Jim. Ou quoi que ça puisse être. Pas maintenant.
— Hé salut, frère, fait Abe. Comment ça va-t’y ?
Salement entamé, il est.
— Bien. Eh, t’as travaillé aujourd’hui, hein ? Comment ça s’est passé ?
Ah, Jimbo. Juste ce dont il n’a pas envie de parler. « Bien. » Jim s’intéresse, et c’est gentil, mais Abe a envie d’un peu de distraction, là, de préférence Tash ou l’une de ses jeunes amies… Un brin de causette et il est parti.
Toujours pas de Tash sur le balcon. À sa grande surprise, il se heurte à Lillian Keilbacher à la place.
— Salut, Lillian ! Je ne savais pas que tu connaissais Sandy !
— Je ne le connaissais pas, jusqu’à ce soir.
Elle semble enthousiasmée d’avoir été présentée, ce qui est drôle, vu que Sandy connaît tout le monde.
Lillian peut avoir dans les dix-huit ans, une gosse mignonne au visage frais, blonde et bronzée, qui manifeste un intérêt vif et candide pour les choses… Sa mère et la mère de Jim et la mère de Abe sont des fidèles de la minuscule église qu’ils fréquentaient tous lorsqu’ils étaient enfants ; les mères y vont toujours, Abe et Jim ont fait défection comme le reste de la civilisation, Lillian… peut-être dans la zone intermédiaire, qui sait. « Merde, se dit Abe, qui culpabilise, elle ne devrait pas assister à une fête comme celle-ci ! » Mais ça le fait presque rire. Qui est-il, n’importe comment ? Il réalise qu’il tient le compte-gouttes pratiquement caché, et se dit qu’il l’insulte sans doute en se montrant condescendant vis-à-vis de sa jeunesse. D’ailleurs, on se dessale dès la seconde, maintenant. Il le lui offre.
— Non, merci, dit-elle, ça me donne juste des étourdissements.
Il rit.
— Tant mieux pour toi.
Il s’en cille une goutte, rit de nouveau.
— Merde, qu’est-ce que tu fais là ? La dernière fois que je t’ai vue, tu avais dans les treize ans, non ?
— Probablement. Mais ça ne dure pas, tu sais.
Il fond.
— Non, je suppose que non.
— Je sais probablement plus de choses que tu ne le crois.
Invite parfaitement transparente dans ses yeux alors qu’elle se glisse vers lui, si petite fille qu’il se demande s’il s’agit vraiment d’une invite sophistiquée habilement travestie. Il rit et s’aperçoit qu’elle est vexée, démenti immédiat et repli sur elle-même comme quand on touche une anémone de mer, ah, manifestement elle en sait juste aussi peu qu’il le supposait, et peut-être moins. Une gamine, vraiment.
— Tu ne devrais pas être là, dit-il.
— Ne t’en fais pas pour moi. (Elle renifle d’un air dédaigneux.) Nous partons bientôt pour aller passer la soirée chez ma copine Marsha, de toute façon.
Seigneur !
— Bien, bien. Comment vont tes parents ?
— Impeccable, vraiment.
— Dis-leur bonjour de ma part.
Lillian acquiesce et, avec un dernier sourire engageant par-dessus l’épaule, s’en va avec ses copains. Abe se rappelle l’invite de la gamine et craque. Peut-être avait-elle en tête d’embrasser cette vieille connaissance distinguée, un homme plus âgé, sans déconner. Une brave gosse, vraiment ; l’appartement de Sandy n’est certainement pas ce qu’il lui faut, et il est content de la voir glousser sur le pas de la porte en compagnie de ses jeunes amis, la courageuse exploration de l’antre du péché terminée.
Il est encore plus content une demi-heure plus tard quand on tire Tash du jacuzzi, dégoulinant d’eau, nu et complètement cillé. Des jeunes femmes qui rient sottement, des amies d’Angela que Sandy appelle les Garces de Tustin, manœuvrent Tashi jusque sur le substitut de planche de surf et le pressent de chevaucher quelques vagues vidéo à leur intention, ce qu’il fait avec une impeccable grâce de défoncé, ignorant tout sauf la vague vidéo, un splendide rouleau de six mètres de haut qui s’étire au loin vers l’éternité. « Waow ! » fait Tash depuis un point lointain à l’intérieur de son petit univers cylindrique personnel. Erica, l’amie de Tash, observe celui-ci d’un air de franche désapprobation ; Abe se moque d’elle.
Jim dit :
— Hé, avec les bras étendus comme ça, il ressemble tout à fait à la statue de Poséidon au musée d’Athènes, attendez voir une seconde.
Il se rend à la console vidéo et se met à taper sur le clavier de l’ordinateur, et soudain la vague cède la place à l’image immobile d’une statue : un grand barbu en bronze noirci, bras dressés pour lancer un javelot, des cavités vides dans le métal en guise d’yeux. Tash lève le regard, prend instantanément la pose, et ça casse la baraque.
— C’est vraiment tout à fait lui, fait quelqu’un.
Jim, hilare, dit :
— Même les yeux sont pareils !
Tash feint un grondement de colère, mais garde la pose.
Abe s’esclaffe assez fort pour attirer l’attention de deux des Garces de Tustin. Mary et Inès viennent le rejoindre sur le canapé ; elles appartiennent au petit fan-club de Abe, et leurs corps souples se pressent chaleureusement contre lui, leurs doigts se mêlent dans ses boucles noires. Ah oui, les délices de la liberté du célibataire…
Il est en train de passer un bras autour d’Ines lorsque quelque chose – la souplesse d’une tendre chair ? – fait que l’image de la blessée revient le frapper. Retirée des décombres, pliée, rafistolée, attachée, ensanglantée… Bordel. La tension lui noue l’estomac et il étreint violemment Inès, les paupières serrées ; son visage se crispe pour revenir à un masque de normalité.
— Où est passé le compte-gouttes que j’avais tout à l’heure ?