35

Sandy Chapman est au milieu d’une journée de travail ordinaire, sniffant du Polymorphée en écoutant les Underachievers avec son ami et client John Sturmond, regardant le championnat de deltaplanes de Victoria Falls sur le mur vidéo de John et discutant des possibilités commerciales d’un hallucinogène auriculaire à petite échelle. Soudain, la copine de John, Vikki Gale, entre en trombe, toute bouleversée.

— On nous a truandés !

Il s’avère qu’elle et John ont fourni presque un litre de Bourdon à un de leurs dealers nommé Adam, qui a maintenant disparu de la face du C. d’O. Aucune chance de le retrouver, ou de se faire payer, ce qui signifie qu’ils en sont d’une dizaine de milliers de dollars. Envolés comme un billet d’un dollar perdu dans la rue, et sans recours possible aux objets trouvés. Ou à la police. Le prix qu’on paie pour avoir commis une erreur de jugement à propos de quelqu’un.

Vikki, effondrée sur le canapé, pleure. John s’est levé et tourne en rond à grands pas en criant :

— Bordel ! Bordel ! Bordel ! Je savais que j’aurais pas dû faire confiance à ce type !

S’ensuit une atmosphère lourde et lugubre. Sandy soupire, fouille dans son sac Adidas et en ressort un gros compte-gouttes de California Mello.

— Là, fait-il. Il n’y a qu’une seule solution dans une situation comme celle-ci, et c’est de se défoncer le plus possible.

Ils se mettent donc à ciller.

— Considérez ça comme un événement, débite Sandy. Une expérience, je veux dire, combien de fois est-ce que ça arrive ? C’est super, en un sens. Ça en apprend un peu sur les royaumes de l’expérience et de l’émotion.

— C’est sûr, dit Vikki.

— Je te suis, dit John.

— D’ailleurs, c’est moi qui vous ai fournis, et j’ai donné mon accord pour que vous fournissiez ce voleur d’Adam, alors je partagerai la perte avec vous pour moitié. Nous n’aurons qu’à vendre plus et nous renflouer.

— Sûr. C’est vraiment tubulaire de ta part, mon vieux. Absolument inouï !

Ils cillent du Drôle d’Os. Maintenant, toute l’histoire les frappe par son comique, mais ils sont trop béats pour rire.

— C’est une industrie à haut risque.

Gloussements.

— Notre portefeuille d’investissements vient de se faire la malle.

Petits rires.

— On s’est fait complètement baiser.

Mais derrière tout ça, derrière la tentative pour encaisser le coup avec style, Sandy réfléchit furieusement. Il s’attendait à toucher plusieurs milliers de dollars de John et Vikki, que ceux-ci pensaient apparemment obtenir d’Adam l’absent. Tant pis !

Mais il a besoin de ces plusieurs milliers de dollars pour acheter son stock lors de la prochaine livraison de Charles, qui ne travaille que payé comptant. Sans cet argent, il se retrouve avec un sérieux problème de cash-flow, surtout compte tenu des monstrueuses factures du centre médical de Miami. Il se met à faire de sérieux comptes dans sa tête, où se trouvent de toute façon tous ses registres, tout en tenant sa part de la conversation avec John et Vikki.

À un moment de cette conversation, John dit quelque chose que Sandy trouve particulièrement intéressant et, une fois qu’il a fini ses calculs – qui restent démoralisants –, il essaie de revenir dessus.

— Qu’est-ce que tu disais il y a une seconde ?

— Hein ? fait John. Quoi ?

— Je disais, tu disais quoi ? Qu’est-ce que tu disais ? Répète-moi.

— Oh, la vache, tu m’en demandes beaucoup ! De quoi est-ce qu’on parlait ?

— Euh, d’un boulot dangereux, quelque chose à propos des activités risquées qui sont les nôtres, et tu as parlé d’installations aérospatiales.

— Oh, oui ! C’est vrai. Ce type que je connais, Larry, il travaille pour un ami de San Diego qui fait de l’espionnage industriel. Il se glisse dans des bureaux habillé en réparateur ou en gardien et il pique des papiers ou des disquettes. Bon, c’est déjà assez risqué, mais il m’a dit que ça a été récemment l’escalade jusqu’au sabotage.

— Ouais, ouais, je crois que j’en ai vaguement entendu parler, dit Sandy. (Il y a un lien entre ça et quelque chose qu’il a entendu… Quand était-ce ?) Tu connais l’ami en question ?

— Larry n’a pas mentionné son nom. Mais ils louent leurs services à des gens qui ont envie de voir le travail fait, apparemment, et Larry mouille. Même si la paie est bonne, il ne se sent pas très à l’aise, vu la tournure que prennent les choses.

— Il fait le vrai sabotage lui-même ?

— En partie. Et il emploie aussi d’autres personnes. Comme ton copain Bastanchury.

— L’ami Arthur ?

Sans émotion, Sandy réfléchit. Jusqu’à présent, il n’avait pas encore situé la précédente conversation qu’il avait eue sur ce sujet, mais avec la référence à Arthur lui reviennent la fête à Torrey Pines Cliff, le tête-à-tête à l’opium avec Bob Tompkins. Qu’est-ce que Bob avait dit ? Waow. Il y a un problème en ce qui concerne la consommation de drogue, chez Sandy : il lui est possible de fonctionner dans le présent, tout juste, à condition de se concentrer au maximum, mais le passé… Le passé tend à disparaître. Un tas de pistes s’entrecroisent dans son cerveau, et il ne semble pas disposer d’un programme terrible pour naviguer dessus.

Bon, il ne pourrait pas donner une transcription mot à mot, mais il finit par se rappeler l’essentiel. Un truc à propos de Raymond qui prendrait sa revanche sur les militaires, idée marrante à première vue, bien qu’elle implique des choses ennuyeuses. Instinctivement, il devient curieux. Il a envie de savoir ce qui se passe. En partie parce que ça se passe sur son territoire, l’économie clandestine du C. d’O., et qu’il est important pour lui d’en savoir autant que possible sur ce territoire. Et en partie parce qu’il a l’impression que toute cette histoire pourrait avoir un rapport avec ses amis, à travers Arthur. Jim traîne pas mal avec Arthur, en ce moment, et sans doute ignore-t-il dans quoi Arthur s’est embarqué…

Pour l’instant, toutefois, il est distrait par le souvenir de Raymond et de Bob Tompkins. C’était la nuit où l’ami de Bob, Manfred, avait fait cette proposition pour la drogue en provenance d’Hawaii, oui. Un brin de contrebande contre vingt mille dollars et beaucoup d’aphrodisiaque, pour lequel il y aurait sans aucun doute une forte demande. Bien sûr, ça va à l’encontre des principes d’opération habituels de Sandy, mais dans une situation comme celle-ci… nécessité fait loi. Maintenant, quand cette entrevue a-t-elle eu lieu ? Juste une semaine plus tôt ou à peu près, non ? Il pourrait donc encore être temps…

Vikki se remet à pleurer. C’est elle qui a été la première à rencontrer cet Adam à éclipses, et qui l’a présenté à John et à Sandy, et elle se sent responsable.

— Cillons encore un peu, suggère John d’une voix morose.

Sans un mot, Sandy repasse en mode « assistance », tire un nouveau compte-gouttes de son sac. Impassible, il regarde ses amis se ciller du Mello dans les larmes. « Nous nous servons des drogues comme d’une arme, se dit-il soudain ; une arme, pour tuer la douleur, pour tuer l’ennui. » L’idée l’ébranle un peu, et il l’oublie.

Après leur avoir de nouveau remonté le moral, il les quitte. Il rentre le programme pour son prochain rendez-vous, et reste assis dans le fauteuil du conducteur à regarder les voitures qui tracent autour de lui. Dix mille dollars. John et Vikki ne pourront pas le rembourser avant des mois et des mois, s’ils le font jamais, et la perte est donc entièrement pour lui. Ach. Les voleurs, les imposteurs, les escrocs songent-ils jamais à ce que ressentent les victimes ? Il refait les comptes, confirme les résultats : il est dans une situation financière salement critique.

Il décroche d’un air désolé le téléphone de la voiture, appelle Bob Tompkins.

— Bob ? Sandy à l’appareil… Je t’appelle au sujet de ton copain Manfred…

Et il accepte de le faire. Bob déclare qu’il dispose de quelques jours avant que le transfert n’ait lieu. Le bateau est fin prêt, amarré dans le port de Newport.

Une ou deux fois dans les jours qui suivent, Sandy pense à se renseigner sans insister sur l’affaire de sabotage industriel. Il s’avère qu’il y a tout un tas de rumeurs à propos d’attaques, de sabotages d’entreprises travaillant pour l’armée – quelles sont livrées par des membres de la grande famille de l’économie parallèle. Mais les rumeurs ont tendance à se contredire les unes les autres. Personne, excepté John Sturmond, n’a entendu le nom d’Arthur mentionné dans ce contexte. Eveline Evans croit que le chef de la sécurité de la Parnel est derrière tout ça, et que tout ça n’est qu’une manifestation d’une guerre intersociétés. Mais Eveline est un grand fana de vidéos d’espionnage entre compagnies, et Sandy a des doutes. C’est un problème : filtrer les rumeurs pour obtenir d’authentiques informations n’est pas chose aisée. Mais Sandy s’y tient, quand il y pense.

Une nuit, vers 2 heures, il bavarde avec Oscar Baldarramma, ami et gros distributeur des équipements de labo et des cultures tissulaires dont Sandy a besoin pour son travail. Ils sont dehors, sur le balcon de chez Sandy, vers la fin de la fête nocturne. Et Oscar déclare :

— J’ai entendu dire qu’Aerojet va être victime des saboteurs, cette nuit.

— C’est vrai ? Comment tu le sais ?

— Ah, Raymond lui-même était ici hier soir, et ça lui a échappé.

— Pas de la très bonne sécurité.

— Non, mais Raymond aime bien se faire valoir.

— Ouais, c’est ce que dit Bob. Mais c’est la seule raison pour laquelle il fait ce truc, tu crois ?

— Bien sûr que non. Il fait ça pour l’argent, exactement comme tout le reste. Il y a des tas de gens ravis de payer pour voir certaines de ces compagnies essuyer un revers ou deux.

— Ouais.

Et Sandy pense à Arthur, qui a quitté la fête deux heures plus tôt, après avoir cillé un compte-gouttes de Bourdon, ce qui a surpris Sandy. Et d’ailleurs, au fait, où est passé Jim ?

Загрузка...