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Le mois suivant, la L.S.R. soumet son offre pour le programme Abeille-Tempête, Dennis McPherson prend quatre fois l’avion pour Dayton afin d’y rencontrer divers membres de sous-comités du Comité d’Évaluation et de Sélection des Sources. Les questions sont rudes et exigeantes, et chaque séance vide complètement McPherson. Mais, pour autant qu’il puisse le dire, ils avancent bien. A l’exception d’une journée entière de questions portant sur les capacités du système laser par mauvais temps, le prétendu problème de la descente en aveugle, il a des réponses satisfaisantes à toutes leurs questions techniques, ce qui justifie ses coûts estimés du système. Quant à la descente en aveugle, eh bien ! ils ne peuvent pas faire grand-chose à ce sujet. L’A.O. exigeait un système d’attaque indirecte, aussi sont-ils coincés par l’incapacité des lasers au CO2 d’y voir correctement à travers les nuages. McPherson essaie de ne pas trop s’en faire là-dessus ; il pense que le C.E.S.S. essaie simplement de déterminer lequel des systèmes proposés par les offrants s’accommodera le mieux de ce handicap.

Bon. Quatre passages intenses sur le gril, chacun avec ses humiliations rituelles, ses diverses façons de rappeler que c’est l’Air Force qui détient le contrôle ici ; c’est le plus gros marché de l’Histoire et tous ceux qui sont vendeurs doivent se plier à certaines soumissions de routine, rouler sur le dos et exposer leurs gorges et leurs ventres comme des chiens… au moins dans certains moments rituels, comme au début ou à la fin d’une présentation, ou quand il s’agit de répondre à des questions hors de propos ou insolentes, ou de saluer des membres du comité lors de l’occasionnel dîner ou cocktail à la base. McPherson traverse tout cela, impassible, et se concentre sur les séances elles-mêmes, sur les réponses claires et concises aux questions posées. C’est réellement harassant.

Mais le temps finit par s’écouler, et le C.E.S.S. doit s’arrêter et faire son rapport, et l’Autorité de Sélection des Sources – le général Jack James, un homme sérieux et distant – doit s’interrompre et établir sa décision, décision qui doit être examinée par le Q.G.U.S.A.F., avant que vienne le moment où l’Air Force attribuera le contrat pour Abeille-Tempête. Quelque part en cours de route, la décision a été prise. Une compagnie verra son offre retenue et se retrouvera chargée d’un système à sept cent cinquante millions de dollars, les quatre autres concurrents seront renvoyés chez eux pour une nouvelle tentative, tous quatre délestés de quelques millions de dollars, seul résultat de leurs efforts.

Au vu des rapports de McPherson sur les séances d’interrogations, et en raison du choix originel de la L.S.R. par l’Air Force à l’époque où le projet était super-noir, Lemon est persuadé que c’est leur offre qui sera retenue. Toutes les questions posées à Dayton indiquent un vif intérêt pour les problèmes de développement et de déploiement, et Lemon estime que la proposition est si forte qu’aucune faiblesse n’y a été décelée. Donald Hereford, à New York, semble convaincu par Lemon, et sur ses ordres un important détachement d’employés de la L.S.R. font le déplacement jusqu’à la Cité de Cristal pour entendre l’annonce par l’Air Force de l’attribution. Hereford vient en personne, avec une petite équipe de sous-fifres. Le soir qui précède l’annonce, ils donnent une réception dans le restaurant au-dessus des bureaux de la L.S.R., dans la tour Aerojet, et l’ambiance est à la fête. La rumeur, qui s’étend à toute la profession, veut que la L.S.R. ait effectivement décroché le contrat.

McPherson se montre poliment enjoué lors de la réception mais, en ce qui concerne la rumeur, il essaie de rester circonspect. Il est trop nerveux pour faire quelque supposition que ce soit. C’est son programme à lui, après tout. Et les rumeurs n’ont aucune valeur. Pourtant, il est impossible de ne pas se laisser gagner ne serait-ce qu’un peu par l’atmosphère, de ne pas autoriser l’espoir à s’épanouir à partir de son bouton dur et serré…

Le lendemain, dans l’une des gigantesques salles de conférences blanches du Pentagone, McPherson sent les serres de la nervosité se refermer sur lui. Tout un tas de gens envahissent la salle, y compris d’importants groupes de représentants des cinq offrants : Aeritalia, Fairchild, McDonell/Douglas, la Parnel et la L.S.R., chaque équipe regroupée par noyaux disséminés dans la pièce. McPherson considère les équipes des autres compagnies avec curiosité. Sa jovialité à l’égard de son propre groupe est un difficile rôle de composition, et il est douteux qu’il s’en tire bien. En réalité, tout ce qu’il veut, c’est s’asseoir.

C’est avec soulagement qu’il voit enfin le colonel de l’Air Force entrer dans la salle et se diriger à grands pas vers l’estrade ornée de drapeaux sur le devant. Des projecteurs vidéo s’allument dans un claquement et un micro se met à bourdonner au sein du gros bouquet sur le podium. C’est une grosse conférence de presse de plus, la plus haute idée du divertissement que l’on se fait au Pentagone. Et tout le monde semble d’accord. Plusieurs caméras sont braquées sur l’orateur, et McPherson reconnaît plusieurs journalistes spécialisés, d’Aviation Week and Space Technology, de National Defense, de S.D.I. Today, de Military Space, de L-5 Newsletter, du Highest Frontier, d’Electronic Defense, et ainsi de suite ; des badges d’identification présentent aussi des reporters du Wall Street Journal, de l’A.P., de l’U.P.I., de Science News, du Time et de nombreux journaux. C’est une nouvelle d’importance, et le Pentagone s’est montré rusé en transformant à son profit les cérémonies d’attribution en événement médiatique. Le colonel qui sera leur maître de cérémonie est manifestement un homme de relations publiques expérimenté : un beau pilote qui s’apprête à octroyer le contrat qui rendra les pilotes inutiles, songe McPherson avec amertume.

Pour le seul bénéfice des reporters et des caméras, ils doivent d’abord supporter une description enthousiaste du système Abeille-Tempête et de sa formidable importance pour la sécurité américaine. Ainsi que de sa grande envergure et de sa valeur financière, naturellement. La tension chez les concurrents en présence réduit tous ceux-ci à une situation d’attente maussade, tendue. Près de soixante-dix cerveaux sont en train de penser : « Viens-en au fait, Ducon, au fait ! » Mais ça fait partie du rituel, histoire de rappeler qui est le patron dans ce jeu-là…

Un instant, McPherson se laisse distraire par ces pensées, puis il entend : « Nous sommes heureux de vous annoncer que le contrat portant sur le système Abeille-Tempête a été attribué à la Parnel Avispace Corporation. Leur offre victorieuse s’élevait à un total de six cent quatre-vingt-dix-neuf millions de dollars. On trouvera des détails sur le processus qui a conduit à cette décision dans le document qui va être maintenant distribué. »

L’estomac de McPherson s’est réduit à un point singulier. Le visage de Lemon est rouge de colère, et quelque chose dans son expression déclenche la fureur de McPherson plus que l’annonce elle-même. Il s’empare d’une des brochures qui circulent, lit fébrilement la page d’informations fondamentales. Quand il a fini, il est si surpris qu’il s’arrête et recommence à la lire plus lentement, clignant des yeux d’incrédulité.

Apparemment, ils utilisent un système laser de type Y.A.G., en configuration de binacelle. Et pour six cent quatre-vingt-dix-neuf millions ! C’est impossible ! Il est tout de suite évident que la Parnel a fait l’offre la plus basse à laquelle ils pouvaient se tenir. Et l’Air Force a laissé passer l’escroquerie. S’en est, en fait, rendue complice. La salle s’emplit de voix incrédules ou coléreuses, suffisamment pour couvrir les papotages ravis de l’équipe de la Parnel, tandis qu’un nombre de plus en plus grand de personnes se saisissent de la brochure. Des journalistes filent dans tous les sens, assiégeant le groupe de la Parnel, visages radieux sous les projecteurs – faces roses, sourires, yeux désincarnés…

Quelque chose claque en McPherson. Il se lève, les paroles s’écoulent toutes seules de sa bouche.

— Bon Dieu, ils ont maquillé le truc ! C’est nous qui avions la meilleure proposition de toutes, et ils ont donné leur accord sur celle-ci qui est un tissu de mensonges évident !

Lemon et les autres gens de Laguna Hills le dévisagent, stupéfaits. Jamais de leur vie ils n’ont entendu une telle sortie proférée par Dennis McPherson, et ils en sont vraiment interloqués. Art Wong reste bouche bée.

Donald Hereford, cheveux argentés, calme, se contente de regarder McPherson avec impassibilité.

— Vous pensez que leur offre est trop basse par rapport à la réalité ?

— Elle est impossiblement basse ! Je n’arrive pas à croire que les estimations des C.P.P. aient pu laisser passer ces conneries ! Quant à la proposition elle-même – regardez comment ils ont ignoré les spécifications de l’A.O. – deux nacelles, un laser Y.A.G., onze virgules huit kVA, enfin quoi, les avions n’auront pas assez de puissance pour fonctionner avec ces équipements-là ! (Cœur emballé, joues rouges et brûlantes, McPherson claque la brochure sur le dossier d’un siège.) Nous nous sommes fait entuber !

Hereford hoche la tête une fois, le visage totalement dénué d’expression.

— Vous êtes certain que notre proposition est supérieure à celle-ci ?

— Oui, grince McPherson. Nous avions une meilleure proposition.

Hereford pince les lèvres. Au bout d’un moment, il dit :

— Si nous les laissons faire cette fois, ils se sentiront libres de recommencer. L’ensemble du processus des offres sera perturbé.

Il regarde Lemon.

— Nous allons déposer une plainte.

La possibilité n’en avait même pas effleuré McPherson. Son regard se rive sur Hereford. Une plainte !…

Lemon commence à dire quelque chose :

— Mais…

Hereford le coupe d’un geste de la main, une preste mise à l’écart. Peut-être est-il lui aussi en colère ? Impossible à dire.

— Contactez notre cabinet d’avocats ici à Washington et commencez à leur donner tous les détails. Nous devons faire vite. S’il y a des irrégularités dans leur mise en conformité avec l’A.O., nous pourrons peut-être obtenir une ordonnance du tribunal pour stopper immédiatement l’attribution.

Une ordonnance du tribunal.

L’estomac de McPherson commence à revenir à la normale, petit à petit. Ils peuvent bénéficier d’un recours en justice, apparemment. C’est un domaine nouveau pour lui, il n’y connaît pas grand-chose.

Lemon déglutit, acquiesce.

— Très bien. Nous allons le faire.

McPherson se force à inhaler profondément plusieurs fois, songeant ordonnance du tribunal ordonnance du tribunal. Pendant ce temps, de l’autre côté de la salle, les gens de la Parnel sont toujours au paroxysme de la joie, ces salopards malhonnêtes. Ils savent mieux que quiconque qu’il ne leur est pas possible de construire le système Abeille-Tempête pour seulement six cent quatre-vingt-dix-neuf millions. Ce n’est qu’un stratagème pour décrocher le marché ; plus tard, ils pourront invoquer certains malheureux « dépassements de devis ». Il ne peut s’agir que d’un plan délibéré de leur part, d’un mensonge délibéré. Voilà la concurrence, les gens contre lesquels il doit avancer son propre travail : des tricheurs et des menteurs. Avec l’Air Force pour les suivre tout du long, pour s’y associer complètement, aux tricheries et aux mensonges. Les contrôlant, en fait. Se sentant physiquement malade, McPherson s’assied lourdement et parcourt la brochure, sans rien voir du tout.

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