68

Jim passe sa journée à dormir sur le canapé de son salon, couché en chien de fusil, concentré sur un estomac noué à l’extrême. Il s’éveille souvent, chaque fois plus épuisé que la précédente. A chaque regain d’autonomie, il essaie de joindre Hana. Pas de réponse, pas de répondeur. Et de nouveau le sommeil, agité, troublé. Ses rêves sont à vomir, les problèmes y sont plus éminemment insolubles que jamais. Dans le dernier, lui et tous ses amis ont été capturés par les Russes et emprisonnés au Kremlin. Il essaie de s’évader en descendant à travers un flipper, mais la vitre du dessus se remet en place trop vite et le décapite. Il est obligé de regrimper et de triompher de l’épreuve qui consiste à retrouver sa tête sans le secours de ses yeux, puis de replacer celle-ci sur son cou et de l’y maintenir très soigneusement en équilibre. Personne ne croira qu’il se balade avec la tête coupée. Le secrétaire d’État Kerens, vêtu d’un uniforme couvert de médailles, est flanqué de Debbie, Angela et Gabriela, qui ne portent toutes trois que le bas de leurs sous-vêtements.

— Très bien, fait le secrétaire d’État, brandissant un appareil qui évoque une main artificielle capable d’extraire les cœurs des poitrines. A vous de choisir par laquelle on commence.

Il se réveille en sueur, l’estomac crispé comme s’il avait une crampe.

Vers 2 heures de l’après-midi, il essaie de nouveau de joindre Hana, et elle répond.

— Allô ?

— Ah ? Oh ! Hana ! C’est Jim. J’ai… essayé de te contacter.

— Ah bon.

— Oui, mais tu n’étais pas chez toi. Ecoute, euh, Hana…

— Jim, je n’ai pas envie de te parler en ce moment.

— Non, Hana, non… Je suis désolé !

Mais elle a raccroché.

— Merde !

Il repose le combiné si violemment qu’il le fait presque exploser. Au bout d’un moment, il recompose le numéro. Le signal « occupé », détestable son. Elle a laissé le téléphone décroché. Aucune chance de la joindre. C’est tellement con.

— Oh, merde.

Il a envie d’aller chez elle, d’implorer son pardon. Puis l’injustice de la situation le met en rogne, il a envie que ce soit elle qui vienne implorer son pardon, pour s’être montrée aussi déraisonnable. « Allons ! J’étais juste en train de dîner avec une amie ! Après l’enterrement d’une autre amie ! » Mais ce n’est pas rigoureusement vrai. Il saisit son livre de cuisine mexicaine sur l’étagère et le jette violemment par terre, lui fait traverser la cuisine d’un coup de pied. Recommence. Excellent pour se défouler, jusqu’au moment où il s’arrête.

Une heure plus tard, plus en colère que jamais, il appelle Arthur :

— Arthur, est-ce que tu as quelque chose en train ?

— Eh bien… Amène-toi, on va en discuter.

Jim trace jusque chez Arthur à Fountain Valley. Arthur a les joues rouges, il est en pleine crise d’excitation, il empoigne Jim au-dessus du coude et fait un grand sourire.

— O.K., Jim, on est partis pour un autre coup, mais cette fois c’est un peu différent. L’objectif est la Laguna Space Research.

Son regard bleu et direct pose la question qui s’impose.

— Et les veilleurs de nuit qu’ils ont annoncés ? demande Jim.

— On leur a fait quitter les bâtiments pour surveiller l’extérieur.

— Pourquoi ?

Jim ne comprend pas.

Arthur hausse les épaules.

— On n’est pas sûrs. Quelqu’un a foutu une bombe au siège d’une compagnie d’informatique à Silicon Valley, et un gardien qui se trouvait à l’intérieur a été tué. Nous n’y sommes pour rien, mais la L.S.R. ne le sait pas. Ils ont donc opté pour une surveillance automatisée et des rondes à l’extérieur. Ça sera un petit peu plus dangereux. On les a tous mis sur les dents. Mais cette fois-ci… Eh bien, j’allais pas t’appeler, parce que c’est la L.S.R.

Jim opine.

— J’apprécie. Mais c’est au système de défense balistique que nous nous attaquons, non ?

— Oui. La L.S.R. a la part du lion dans la défense en post-phase des boosters, Foudre en Boule, comme ils disent. Un coup réussi contre ce truc-là pourrait faire des ravages.

L’exaltation d’Arthur se manifeste sans ambiguïté par la vigueur de celui-ci sur le bras de Jim.

— Je veux le faire, déclare Jim.

C’est la seule possibilité d’action qui lui reste, et il n’arrive pas à supporter de rester sans bouger ; la tension qui l’habite le rendrait dingue.

— Mon père est sur un autre programme, il n’aura rien à voir avec ça. En plus, il faut que ça soit fait. Il faut le faire si on veut que quelque chose change un jour !

Arthur acquiesce de la tête, l’observant toujours attentivement.

— Brave gars. Ça sera plus facile avec ton aide, je dois le reconnaître.

Jim dégage doucement son bras de l’emprise d’Arthur. Arthur considère sa main, surpris.

— Je suis à cran, confesse-t-il. C’est pour demain soir, tu comprends. Demain soir, et je pensais le faire tout seul.

— Procédure habituelle ?

— Ouais, tout va se passer de la même manière. Ça devrait être simple, si on reste planqués à bonne distance, et…

Jim écoute distraitement Arthur, égaré dans sa colère personnelle, dans tout le reste. Il s’était imaginé que le fait de s’impliquer dans une action quelconque le soulagerait un peu de sa tension intérieure ; au contraire, il est plus tendu que jamais, il lui faut presque se plier en deux, obéir à la contraction des muscles de son estomac… La Laguna Space Research… Et alors, vas-y ! Pas une seule de ces compagnies ne doit être épargnée ! Il faut faire quelque chose !

Le moment est venu d’agir, enfin.

Загрузка...