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Et ils s’envolent pour la Crète, une autre idée de Jim. « On t’accorde encore une chance, mon vieux Jim… » Ils atterrissent à Héraklion, mangent au Diable-en-boîte, louent une Nissan au stand Avis. En route pour Knossos, et la reconstitution peinte en couleurs gaies d’un palais minoen. Il y a un monde fou, et ça rappelle un peu les Pyramides.

Jim est déçu, frustré.

— Bordel, fait-il, donnez-moi cette carte.

Sandy lui tend la carte Avis du pays. Les ruines minoennes sont signalées par une francisque, les ruines grecques par une colonne brisée. Jim cherche les colonnes brisées, réalisant déjà que sur cette île les ruines minoennes sont des ruines de première classe, et les ruines grecques des ruines de deuxième classe. En trouver une à l’écart des villes, au bout d’une route secondaire, sur la mer si possible. « Woaw ! » Plusieurs correspondent à tous les critères. Son humeur s’améliore un peu. Il en choisit une au hasard.

— Humphrey, conduis-nous jusqu’au bout de l’île.

— Entendu. L’essence est chère, ici, tu te rappelles ?

— Conduis !

— C’est parti ! Où est-ce qu’on va ?

— À Itanos.

Sandy s’esclaffe.

— Célèbre dans le monde entier, hein, Jim ?

— Justement pas. Les Pyramides sont connues dans le monde entier, Knossos est connue dans le monde entier, la place Rouge est connue dans le monde entier.

— Compris. Va pour Itanos. Qu’est-ce qu’il y a, là-bas ?

— J’en ai pas la moindre idée.

Ils roulent donc vers l’ouest, longeant la côte nord de la Crète.

Ils sont tous frappés en même temps par le fait que le pays ressemble tout à fait à la Californie du Sud – c’est-à-dire, dans la mesure où ils savent à quoi ressemble la Californie du Sud. Ça ressemble à la zone médiane de Camp Pendleton. Terrains de rocailles broussailleuses et sèches émergeant d’une mer d’un beau bleu. Lits de cours d’eau asséchés. Collines rondes et nues. Quelques hautes montagnes à l’intérieur des terres.

— La première vague d’immigrants européens a toujours qualifié la Californie du Sud de méditerranéenne, quand ils essayaient de dire aux gens de l’Est à quoi ça ressemblait, dit lentement Jim, regardant par la vitre. On voit pourquoi.

» C’est la même terre, le même paysage ; mais regardez comment les Grecs les ont utilisés.

Collines broussailleuses.

Villages disséminés. Blocs de béton blanchis à la chaux.

Lieux mal entretenus, mais pas pauvres ; l’appart de Jim est plus petit que n’importe laquelle de ces maisons.

Des oliveraies coiffent les collines les plus accueillantes.

Vieux arbres noueux, bras tordus, doigts vert argent.

La route est tachée de cercles d’un noir huileux : des olives écrasées.

Est-ce que tu vis là ?

Église chaulée de blanc, au dôme bleu, là-haut sur la colline. Pas pratique !

Une orangeraie…

— C’est à ça que ça ressemblait, dit doucement Jim.

Et ses amis l’écoutent, ils regardent par les vitres.

Ils s’arrêtent dans une boutique de village et achètent des yaourts, du fromage de chèvre, du pain, des olives, des oranges, un salami, du résiné et de l’ouzo à une femme très hospitalière qui ne comprend pas un traître mot d’anglais. Après la vénalité permanente de l’Egypte, la bienveillance de cette femme leur inspire un bonheur sans bornes.

Tard en fin de journée, ils descendent le dernier ruban de route noir, qui longe le lit d’un cours d’eau asséché jusqu’à la mer.

Des monts broussailleux les flanquent de part et d’autre.

Collines qui s’écroulent dans la mer bleu foncé.

Une plage, divisée en deux par un tertre sis dans une petite anse.

Le tertre est couvert de ruines.

Le paysage est désert, abandonné. Rien que les ruines, les buissons.

« Bon Dieu ! » Jim bondit de la voiture. Son rêve récurrent, où il marche dans quelque grandiose ruine du passé… Même depuis l’effort pour retrouver l’école élémentaire d’El Modena, ça l’a hanté. Au réveil, il déraillait toujours. Il n’existe aucun site qui n’ait pas ses clôtures, ses guichets de vente de billets, ses panneaux d’information, ses guides, ses heures d’ouverture aux visiteurs, ses queues, ses zones délimitées par des cordes, ses snack-bars, ses hordes grouillantes de touristes en train de se demander pourquoi on en faisait tout un plat ; pas vrai ?

Mais ils sont là. Il bataille pour avancer au milieu des arbrisseaux, gravit un amas de blocs de rochers, se plante dans l’entrée effondrée d’une antique église. Dessin cruciforme du sol, autel contre le mur du fond, qui est creusé à flanc de colline. Colonnes enroulées contre les murs.

Les autres font leur apparition.

— Regardez, dit Jim. L’église date probablement de l’ère byzantine, mais quand ils l’ont construite, ils se sont servis des matériaux qu’ils avaient sous la main. Les colonnes sont sans doute romaines, peut-être grecques. Les gros blocs des murs, ceux qui sont tout poreux, ceux-là sont sans doute minoens. Taillés deux mille ans avant qu’on construise l’église.

Sandy hoche la tête, souriant.

— Et regardez la pierre du chambranle. Il y avait un loquet sur la porte, et quand elle s’ouvrait, ça raclait selon cette courbe, ici. Un arc de cercle parfait.

Il pousse son rire à la Sandy, bégaiement de pur ravissement.

Humphrey et Angela se dirigent vers le nord du tertre, inspectent ce qui ressemble à une petite forteresse, aux murs intacts.

— Bien conservé, remarque Sandy. C’est probablement vénitien, dit Jim. Mille ans plus jeune que l’église.

— Merde, j’arrive pas à me faire à des durées à cette échelle, Jimmy.

— Moi non plus.

Sur la plage en contrebas, il y a deux barques vermoulues, tirées sur le sable. L’une des deux semble équipée d’un moteur hors-bord sous banne. De leur position stratégique sur le tertre, ils ont vue loin sur la mer et sur l’intérieur des terres. Partout, vide ; désert, le paysage, et plate et vierge la mer Egée.

— Campons ici cette nuit, propose Jim. Deux d’entre nous peuvent dormir dans la voiture, et deux autres sur le sable dans nos serviettes de bain. On pourra manger les restes du déjeuner.

Il est tard et ils ont passé la journée à voyager ; le projet les séduit tous.

Le soleil approche des collines à l’ouest tandis qu’ils montent les vivres dans l’église en ruine. La lumière légèrement trouble du soir éveille l’orange des rochers, et le promontoire tout entier vire à l’abricot sombre. Des nuages en chevrons fleuris de roses sont collés au ciel. Les blocs tombés devant l’entrée de l’église font des tabourets, des tables, des dossiers parfaits.

Ils mangent. La nourriture et la boisson ont des saveurs profondes. Il y a un troupeau de chèvres à flanc de coteau au sud de l’endroit où ils se trouvent. Sandy lève une main dans la lumière, délimitant un cadre autour de deux béliers noirs.

— Retour à l’âge du bronze.

Après dîner, ils s’installent, assis, et contemplent les nuages crépusculaires frangés de rouge alors que la lumière fuit les terres. Un paysage abandonné, immobile, sombre.

— Parle-nous de cet endroit, Jim, dit Angela.

— Eh bien, on y consacre quelques lignes au dos de la carte, et c’est tout ce que je sais, vraiment. Au début, c’était une ville minoenne, vers 2500 avant Jésus-Christ. Puis elle a été occupée par les Grecs, les Romains et les Byzantins. À l’époque des Grecs, c’était une cité-État indépendante qui frappait sa propre monnaie. Elle fut abandonnée vers 900 ou 1500 après Jésus-Christ, à cause de tremblements de terre.

— Une petite différence de six cents ans, dit Jim. Seigneur, ces échelles de temps !

— Immenses, fait Sandy. Impossibles à imaginer. Surtout pour des Californiens.

Sandy considère cela comme un défi.

— Mais si !

— Mais non !

— Mais si !

Cinq échanges comme ça, puis Sandy déclare :

— O.K., essayons une chose. On va remonter à partir de maintenant de génération en génération. Trente-trois ans par génération. Tu nous diras ce qu’ils faisaient, je tiendrai le compte.

— D’accord, on essaie.

— Dernière génération ?

— Rattachés à la Grèce.

Sandy trace une marque dans la poussière entre deux dalles.

— Et avant ?

— Pareil.

Cinq générations passent de la même manière. Jim a fermé les yeux, il se concentre, essaie de se rappeler l’histoire de la Crète d’après ses guides touristiques, les textes historiques restés chez lui.

— O.K., ce type a vu la Crète passer des mains des Turcs à celles des Grecs. Avant lui, c’étaient les Turcs.

— Et ses parents ?

— Les Turcs.

Ils répètent et répètent ces deux phrases, lentement, comme s’ils accomplissaient quelque rite, afin que Sandy puisse tenir le compte des années. Seize fois !

— On se croirait dans une grande cour de récré, marmonne Humphrey.

— Quoi ?

— C’est plein de têtes de Turcs.

Puis Jim déclare :

— O.K. Maintenant, les Vénitiens.

Et la question vient :

— Et leurs parents ?

— Vénitiens.

Dix fois. Moment auquel Jim ajoute :

— Nous venons d’atteindre la fin d’Itanos, d’ailleurs. La fin de cette ville.

Ils rient. Puis passent aux Byzantins. Sept fois, Jim prononce cette réponse. Puis :

— Les Arabes. Des Sarrasins, venus d’Espagne. Une époque sanglante.

Quatre générations de domination des Arabes. Puis retour aux Byzantins, à l’époque où l’église devant eux était utilisée, où l’on y disait des messes, où le loquet de la porte raclait et raclait le chambranle. Quinze fois, Jim répond : « Les Byzantins », les yeux fermés.

— Et leurs parents ?

— D’Itanos. Cité-État indépendante, grecque de nature.

— Mettons Itanos. Et leurs parents ?

— D’Itanos.

Vingt-six fois, ils répètent la litanie, Sandy gardant son rythme lent et mesuré. À ce stade, aucun d’entre eux n’arrive vraiment à y croire. Puis :

— Les Grecs doriens. (Et après quelques autres :) Les Grecs mycéniens. L’époque de la guerre de Troie.

— Alors cette génération-là aurait pu aller à Troie ?

— Oui ! (Et ça continue, sur huit générations. Sandy se déplace pour trouver de la terre vierge à gratter. Puis :) Les tremblements de terre ont détruit les palais minoens pour la dernière fois. Cette génération les a subis.

— Minoens ! Et leurs parents ?

— Minoens.

Et les voilà qui sombrent dans une longue psalmodie, ils ont conscience d’avoir saisi le rythme de quelque chose de profond, quelque chose de fondamental. Quarante fois ils demandent : « Et leurs parents ? » et Jim répond : « Minoens », jusqu’à ce que leurs voix se cassent à force de répétitions.

Et Jim finit par ouvrir les yeux, regarde autour de lui comme s’il voyait tout ça pour la première fois.

— Cette génération, c’était un groupe d’amis. C’étaient des pêcheurs, et ils s’arrêtaient ici lors de leurs expéditions. Cette colline, où il n’y avait rien, se trouvait probablement à une quinzaine de mètres à l’intérieur des terres, face à une large plage. Leurs maisons, près du palais de Zakros, commençaient à être surpeuplées, et de toute façon ils étaient tout le temps fourrés ici, alors ils ont décidé d’y amener leurs femmes et leurs gosses pour vivre ensemble. Un groupe d’amis, ils se connaissaient tous, ils passaient de bons moments entre eux, avec leurs enfants, et ils avaient toute cette vallée à leur disposition. Ils construisirent d’abord des cabanes, puis commencèrent à tailler la pierre tendre. (Jim fait courir sa main sur le bloc de pierre minoenne poreuse contre lequel il s’appuie. Regarde Sandy avec curiosité.) Alors ?

Sandy hoche la tête, dit doucement :

— On peut imaginer ça comme ça.

— Je le suppose.

Sandy compte ses traits.

— Cent trente-sept générations.

Ils s’asseyent. La lune se lève. Des nuages bas dentelés courent depuis l’ouest, passent sous la lune, en tachent l’éclat çà et là. Murs cassés, blocs effondrés. Une si longue histoire ; et maintenant les terres, désertes de nouveau.

Sauf que des phares apparaissent sur la route. Leurs pinceaux portent loin dans l’obscurité, éclairent le relief en tournant sur la route côtière qui conduit à Itanos. Le groupe sombre dans le silence. Les phares descendent droit sur la plage en dessous d’eux. Des portières claquent, des voix enjouées bavardent en grec. On allume une lanterne de Coleman ; son halo brutal balaie la plage, et les Grecs s’affairent sur leurs vieilles barques.

— Des pêcheurs ! murmure Sandy.

Après des préparatifs décontractés, les barques sont lancées, leurs moteurs démarrés. Quel raffut ! Ils sortent de l’anse sans se presser et gagnent le large, leurs projecteurs suspendus à la proue. Au bout d’un moment, ils ne sont plus que des étoiles sur la surface étale de l’eau, loin en mer.

— Pêche de nuit, dit Jim. Poulpe et calmar.

Sandy et Angela trouvent un endroit où se coucher pour dormir. Humphrey retourne à la voiture. Jim monte en haut du tertre et contemple les bateaux sur la mer, la lune et ses nuages qui filent, le grossier tracé d’une ville en contrebas, définie par ses murs effondrés. Il est de nouveau envahi par un sentiment qu’il ne peut pas nommer, quelque complexe de sentiments.

— La terre, dit-il, s’adressant à la mer Egée. Elle n’est pas abandonnée, après tout. La pêche, l’élevage de chèvres, un genre d’agriculture de l’autre côté de la vallée. L’air désertique, mais aussi exploitée que peut l’être une telle garrigue. Après toutes ces années.

Il essaie de se représenter la quantité de souffrances humaines contenue en cent trente-sept générations, les déceptions, les maladies, les morts. Génération après génération, le retour à la poussière. Ou les myriades de joies : combien de fêtes, de célébrations, de noces, de rendez-vous amoureux, dans cette petite cité-État ? Combien de fois quelqu’un s’était-il assis sur ce tertre par une nuit de lune, pour regarder passer les nuages et songer au monde ? Oh, il frissonne en y pensant ! C’est un sommet peuplé d’esprits, et ils sont tous en lui.

Il essaie d’imaginer quelqu’un assis tout en haut de Saddleback, et regardant la plaine déserte du C. d’O. Ah, impossible. Inimaginable.

Comment l’histoire a-t-elle pu suivre des cours si différents sur ces deux côtes arides ? C’est comme si elles n’appartenaient pas à la même histoire, tant le gouffre qui les sépare est vaste ; comment établir la moindre jonction intellectuelle ? S’agit-il de planètes différentes, d’une façon ou d’une autre ? C’est trop étrange, trop étrange. Quelque chose a mal tourné chez lui, dans son pays.

Il passe la nuit assis là, s’assoupit une fois, est réveillé par les barques qui rentrent sans se presser, s’assoupit de nouveau. Il rêve de béliers et de murs écroulés, de son père et de bâtons de réglisse, d’une brillante lanterne sous une lune ennuagée.

Il s’éveille sur une aube aussi rose que le crépuscule était orange, un canevas de nuages au-dessus de lui. Rose sur bleu. Dans la baie, en dessous, Angela nage paresseusement. Elle prend pied sur le fond de galets doux et sort de l’eau, mouillée, luisante, souple. C’est l’aurore du monde.

Un peu plus tard, une camionnette à ridelles basses descend lentement la route en klaxonnant. Une harde de moutons et de chèvres dévale les collines à ce signal, poussant des bêê et faisant tinter leurs cloches. L’heure de manger ! Plus haut dans la vallée, loin, quelqu’un brûle des ordures.

Bon, Angela doit commencer le travail dans deux ou trois jours, et il leur faut se mettre à prendre le chemin du retour. Ils font leur bagages à contrecœur. Jim parcourt une dernière fois le site. Il examine les lieux de son sommet. Quelque chose, dans cet endroit…

— Ils font partie de la terre, elle n’est pas abandonnée. L’Histoire ne s’est pas finie, ici. Elle durera autant que tout le reste.

Humphrey klaxonne. Moment de partir.

— Ah, la Californie…

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