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… Les colons américains de la première vague arrivèrent par petits groupes, en chariot, du Nouveau-Mexique, ou contournèrent le cap Horn en bateau, ou descendirent de San Francisco à cheval après avoir tenté leur chance dans la ruée vers l’or. Ils n’étaient pas très nombreux. La première ville nouvelle, Anaheim, fut fondée par un petit groupe d’Allemands déterminés à faire pousser des vignes à vin. Ils arrivèrent de San Francisco en 1859, et ils n’étaient qu’un ou deux cents. La ville fut implantée au milieu de pâturages ouverts, et ils dressèrent donc une clôture de piquets en saule qui prirent racine et se transformèrent en un mur d’arbres vivants, un rectangle avec quatre portails, un sur chaque côté. Ils creusèrent une rigole longue de huit kilomètres pour tirer de l’eau de la Santa Ana River. Et ils firent pousser des vignes.

Les autres villes suivirent rapidement après le démembrement des grands ranches. Quand les ranches furent morcelés et vendus, les nouveaux propriétaires passèrent des annonces pour vendre les terrains, et commencèrent à construire des villes à partir de rien.

Certains des nouveaux propriétaires terriens étaient intéressés par les nouvelles idées en matière d’organisation sociale qui circulaient à l’époque, et plusieurs villes nouvelles commencèrent sur la base d’efforts communautaires utopiques ; les Allemands d’Anaheim constituaient une coopérative, les Quakers contribuèrent à fonder El Modena sur des idées sociétaires, Garden Grove débuta comme communauté de tempérance, et Westminster était une communauté religieuse. Plus tard, le groupe polonais conduit par les Modjeska s’installa à Anaheim et lança sa propre petite utopie, même si celle-ci s’effondra presque sur-le-champ. El Toro fut fondée par quelques Anglais, qui en firent un récent avant-poste de l’Empire, célébrant l’anniversaire de la reine Victoria et formant la première équipe de polo d’Américains : la conception anglaise de l’utopie.

Lorsque la voie ferrée de la Southern Pacific fut prolongée de Los Angeles à Anaheim, un développement spectaculaire commença, qui se poursuivit jusque dans les années 1870. Santa Ana fut fondée, avec des lotissements vendus entre vingt et quarante dollars pièce, quand ils n’étaient pas donnés. Deux ans après, cinquante maisons avaient été érigées dans la ville. À l’est de Santa Ana, Tustin fut fondée par Columbus Tustin, et la rivalité des deux nouveaux villages au sujet du récent embranchement de la voie ferrée depuis Anaheim fut intense. Quand Santa Ana remporta l’embranchement, Tustin fut condamnée à rester un village durant des années, alors que Santa Ana prospérait et devenait le centre du comté.

Orange fut fondée par Andrew Glassell et Alfred Chapman, deux juristes qui exerçaient leur activité dans les poursuites judiciaires rattachées au démembrement des ranches, s’enrichissant ainsi à la fois en terres et en argent. La ville commença avec soixante lotissements de quatre hectares entourant une zone à urbaniser de seize hectares.

Au sud-ouest de ces villes, sur la côte, les bûcherons James et Robert McFadden construisirent un ponton qui devint un important point d’accostage. La jetée était connue sous le nom de ponton McFadden, et la ville qui grandit autour fut baptisée Newport. Les McFadden avaient acheté le terrain à l’État pour un dollar le demi-hectare.

Bientôt, des villes avaient surgi partout dans le comté. À Laguna Beach à cause de la jolie baie. À El Modena parce qu’il y avait de bonnes terres pour les vignobles, et l’eau de Santiago Creek. À Fullerton parce que la voie ferrée passait par là. Et ainsi de suite. Les promoteurs achetaient des parcelles de ranch, dessinaient quelques rues, puis donnaient une grande fête et conviaient une partie des masses de nouveaux arrivants à Los Angeles à un repas gratuit suivi d’une vente aux enchères. Quelquefois ça marchait, quelquefois pas. Des villes comme Yorba, Hewes Park, McPherson, Fairview, Olinda, Saint James, Atwood, Carlton, Catalina-on-the-Main ou Smeftzer ne survécurent pas bien longtemps au jour de leur inauguration. D’autres, comme Buena Park, Capistrano Beach, Villa Park, Placention, Huntington Beach, Corona del Mar ou Costa Mesa, survécurent et grandirent.

En 1887, cette croissance s’accéléra lorsque la Santa Fe Railroad acheva une ligne qui traversait le continent jusqu’à Los Angeles, ce qui déclencha immédiatement une guerre des tarifs avec la Southern Pacific, laquelle avait jusqu’alors possédé la ligne unique. Les tarifs qui avaient été de cent vingt-cinq dollars au départ d’Omaha plongèrent jusqu’à un tarif spécial promotionnel d’un dollar avant de se stabiliser aux alentours de vingt-cinq dollars pendant un an ou deux. Le ruisseau d’immigrants se transforma en petit fleuve, et soixante villes furent fondées en quarante ans.

La seule région du Comté d’Orange à ne pas connaître cette floraison de villes fut la grande propriété de James Irvine. Irvine était arrivé sans un sou d’Angleterre à San Francisco durant la ruée vers l’or, et s’était engagé dans des spéculations foncières en ville jusqu’à ce qu’il soit riche. Lui et ses partenaires étaient alors partis pour la Californie du Sud et avaient acheté la totalité des vieux ranchos San Joaquin et Lomas de Santiago, ce qui voulait dire que, après qu’Irvine eut racheté les parts de ses associés, il possédait un cinquième de l’ensemble du territoire du Comté d’Orange, en une large bande qui s’étendait de la mer jusque loin à l’intérieur des Santa Ana Mountains. Ses terres étaient en travers de tous les itinéraires de chemin de fer possibles entre Los Angeles et San Diego, et il était assez puissant pour résister à la compagnie Southern Pacific, ce qui ne pouvait être dit de personne d’autre dans l’État ; ses cow-boys repoussèrent les tentatives forcenées des équipes de construction de la Southern Pacific pour installer une voie, et il accorda un droit de passage à la Santa Fe Railroad dans le simple but de clouer pour de bon le bec à la Southern Pacific.

La propriété Irvine demeura à l’abri de l’essor des villes nouvelles et, au bout d’une ou deux décennies d’élevage de moutons, fut cultivée, en foin, en blé, en avoine, en luzerne, en orge et en haricots de Lima, et beaucoup plus tard en orangeraies. Pendant une centaine d’années, l’opposition marquée entre le fort développement de la moitié nord-ouest du Comté d’Orange et le caractère quasi désertique de la moitié sud-est fut la conséquence des deux cent soixante hectares du ranch Irvine, ainsi que de l’action d’Irvine et de ses principaux héritiers pour conserver leurs libertés à ses terres.

En 1889, le Comté d’Orange fut détaché du Comté de Los Angeles. Grâce à quelque argent glissé aux législateurs de Sacramento, la frontière fut établie sur Coyote Creek et non sur la Santa Ana River, de sorte que, lorsque vint le moment d’établir le centre du comté, Santa Ana s’avéra plus centrale et fut choisie au détriment d’Anaheim. Les citoyens d’Anaheim en furent très contrariés.

Ainsi, les petites villes grandirent, ainsi que les fermes alentour. Malgré la fébrilité des spéculations foncières et le développement des activités immobilières, le nombre réel de personnes impliquées n’était pas considérable. Les villes les plus importantes, Santa Ana et Anaheim, ne comptaient que quelques milliers d’habitants, et les nouvelles villes étaient beaucoup plus petites que cela. Entre elles s’étendaient des kilomètres de champs sans clôtures, couverts de cultures ou d’anciennes prairies aux hauts plants de moutarde. Les routes étaient rares, les maigres installations ferroviaires plus encore. Sous le soleil constant, il y avait une facilité de vie qui attirait les gens de l’Est, mais par petites vagues qui ne grossissaient que lentement. Les publicitaires basés à Los Angeles chantaient les louanges de la Californie du Sud ; c’était la Méditerrannée de l’Amérique, le pays doré au bord de la mer. Les nouvelles orangeraies contribuaient à renforcer cette image, et l’on présenta la culture des oranges comme une forme d’agriculture bourgeoise, plus agréable socialement et esthétiquement que les gigantesques fermes à blé et à maïs isolées du Midwest. Et peut-être était-ce le cas, au début ; quoique plus d’un se retrouvât à soigner son verger et à prendre un autre travail à côté pour payer son orangeraie.

Une vie américaine de décontraction méditerranéenne ; peut-être. Peut-être. Mais il y eut aussi des catastrophes. Il y eut des inondations ; une fois, il plut tous les jours durant un mois et la plaine entière, des montagnes à la mer, fut recouverte d’eau. Tous les nouveaux bâtiments en adobe d’Anaheim fondirent et retournèrent à la boue. Et il y eut une fois un début d’épidémie de variole qui acheva les derniers Indiens de San Juan Capistrano, qui étaient la mémoire muette de l’ancienne mission. Et les récoltes se perdaient souvent ; importés de loin et souvent implantés en monoculture, les vignes, les noyers et même les orangers souffraient d’accès de cloque qui tuaient des milliers et des milliers de pieds.

Mais dans l’ensemble, c’était une vie paisible, du côté victorien de la frontière. Sous le soleil brûlant, les Américains de l’Est arrivaient et entamaient de nouvelles existences, et la plupart d’entre eux étaient satisfaits des résultats. Les années passaient et les nouveaux immigrants continuaient d’affluer et de fonder de nouvelles villes ; mais le territoire était vaste et ils étaient intégrés sans modification notable ni signe de leur venue ; ils disparaissaient dans les vergers, et la vie suivait son cours.

Le nouveau siècle survint, et la vie inondée de soleil au bord de la mer prit une tournure qui semblait ne jamais devoir connaître de fin. En 1905, le jeune Walter Johnson, qui lançait pour la Fullerton High School, élimina les vingt-sept batteurs de l’équipe adverse au cours d’un match contre Santa Ana High.

En 1911, Barney Oldfield fit courir sa voiture contre un avion et gagna. En 1912, Glen Martin pilota un avion qu’il avait construit lui-même de Newport à Catalina, établissant le record du plus long vol au-dessus de l’eau. En fait, on pourrait dire que Martin a inventé l’industrie aéronautique dans le Comté d’Orange, en construisant un avion dans une grange. Mais nul n’était en mesure d’imaginer ce qui sortirait de ce genre d’ingénuité, de ce plaisir pris à explorer les possibilités de la mécanique. En ce temps-là, cela, comme la vie elle-même, semblait être un jeu merveilleux, joué au milieu d’une paix ensoleillée, prospère.

Et tout cela… Et tout cela… Et tout cela…

Et tout cela disparut.

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