Tashi Nakamura arrive au cours d’écriture de Jim juste avant l’heure du début. L’intérêt de Tashi pour l’écriture est médiocre, mais les cours de Jim dépendent du nombre d’inscrits pour survivre, et il semblait ce semestre-ci qu’il risquait de ne pas y avoir assez d’étudiants pour permettre au cours de continuer. Tashi a donc décidé de s’inscrire. C’est un acte typique de Tashi ; il a une propension à la générosité dont peu de gens connaissent l’existence, à cause de sa timidité et de sa pauvreté.
Jim arrive avec dix minutes de retard, juste au moment où ses étudiants s’apprêtent à plier bagage. Tashi s’aperçoit aussitôt que quelque chose bouleverse Jim ; il est tout rouge, sa bouche se réduit à une ligne serrée, il claque son paquetage de la journée sur le dessus de son bureau et le fixe. Il reste là, debout, à reprendre ses esprits.
Au bout d’un moment, il prend une profonde inspiration, entame son sermon de ce soir. Ses explications sur l’usage de la virgule, mal assurées dans les meilleurs moments, sont à présent à la limite de l’incohérence. Il s’interrompt au beau milieu, s’éloigne de son sujet pour l’une de ses digressions historiques. « Ainsi, l’Irvine Ranch, qui commença par être la seule force conservatrice du comté, finit par être vendu à une compagnie qui en loua toutes les terres à des promoteurs, qui les transformèrent en une réplique de la moitié nord du comté, ignorant toutes les leçons qu’ils auraient dû apprendre et nivelant les collines avec un mépris total pour le site. En fait, notre beau collège fait partie de cet héritage. Et ce développement est intervenu à l’époque où l’on installait la défense balistique sur orbite, de sorte que les industries d’armement ont accru une mainmise sur le comté qui était déjà totalement dominante ! »
Les autres étudiants de Jim considèrent celui-ci en clignant des yeux, absolument pas impressionnés. En fait, ils semblent plutôt rétifs. La plupart d’entre eux se sont inscrits au cours pour passer le test d’aptitude minimale à l’écriture nécessaire pour pouvoir entrer à Trabuco, et les digressions de Jim les impatientent. Apprendre à écrire est déjà assez difficile comme ça. L’un des plus agressifs interrompt Jim au milieu de son monologue pour récriminer.
— Écoutez, monsieur McPherson, je n’ai toujours pas la moindre idée de quand il faut utiliser « où » ou « qui », ou avec lequel on met une virgule, ou de la façon dont on utilise la virgule.
Vraiment écœuré là-dessus aussi.
Jim, troublé et toujours vraiment perturbé par quelque chose – Tash est incapable de deviner quoi –, tente de retourner à son explication abandonnée. Il en fait de la bouillie. Les étudiants ont l’air ouvertement insubordonnés. Les règles de ponctuation ne sont pas le fort de Jim, d’ailleurs ; c’est plus un professeur qui fonctionne à l’inspiration qu’un enseignant « technique », et ils se mettent à lui en vouloir à mesure qu’il s’enfonce dans ses bredouillis.
— L’exemple que vous avez utilisé avec moi, lance Tash durant une pause dangereusement silencieuse, c’est celui de la définition par opposition à l’information. On utilise « où » pour contribuer à définir, comme dans « Le jour où il a plu ». Et on ne met jamais de virgule dans ce cas-là. « Qui » sert à l’information additionnelle – « Le dernier vendredi, qui était pluvieux, s’est finalement bien passé ». Et dans ce cas on utilise des virgules pour mettre en relief la phrase interjetée.
Plusieurs étudiants opinent du chef, et un Jim soulagé s’empresse d’écrire des exemples au tableau, scriitch ! « Wow, fais gaffe avec cette craie, mon Jim. » Il est décidément absent, ce soir. Quel est le problème ?
— C’est comme ça que vous l’avez présenté quand je vous ai posé la question la semaine dernière, ajoute Tash, qui se met à gribouiller les exemples dans son propre bloc-notes.
Puis, quand le cours est terminé, Jim ramasse rapidement ses affaires et passe la porte avant même que Tash ait le temps de se lever. Trop contrarié pour en parler ? Ça, c’est inhabituel.
Tash secoue la tête en quittant les bunkers de béton qui surplombent les immeubles d’Arroyo Trabuco. Dommage. Enfin, peut-être qu’il en apprendra davantage plus tard, quand Jim aura eu l’occasion de se calmer. Dans l’intervalle, il ne peut pas se soucier de ça ; il faut qu’il se prépare pour aller surfer.
Oui, il est un tout petit peu plus de 10 heures du soir, et Tashi va rentrer chez lui, manger et réparer un peu le cerveau de sa bagnole, puis tracer jusqu’à Newport Beach et aller surfer. C’est la dernière nouveauté ; après tout, les vagues sont envahies de hordes de surfeurs dans la journée, et par conséquent – réfléchissez-y –, si on veut les éviter, on n’a pas d’autre choix que de surfer de nuit.
Tous ses amis étaient partis d’un fou rire quand il avait exposé cette idée. Elle était caractéristique de la marque déposée Tashi : poursuivre une solution jusqu’à une conclusion logique mais folle ; Tashi, avait déclaré Jim, ne croyait tout bonnement pas à la reductio per absurdum. Et ils s’étaient écroulés de rire. Ahhh, ha ha ha ha.
Mais avaient-ils jamais essayé ? Non, les gens ont tendance à juger les idées nouvelles sans les mettre à l’épreuve des faits, et ils restent sur le rail toute leur vie, éléments de la grande machine. Ça convient tout à fait à Tash, parce que entre autres choses ça veut dire qu’il peut avoir les vagues nocturnes pour lui tout seul.
Le truc, c’est de faire ça quand c’est la pleine lune, comme ce soir. Ainsi, à 3 h 30 du matin, Tash se gare à Newport Beach, descend la rue silencieuse et obscure, planche de surf sous le bras. Curieux comme les gens sont unanimement diurnes. Passer entre les immeubles à la mode du front de mer, avec leurs murs de verre fumé qui font face à l’océan. Arriver sur la vaste étendue de sable, laiteuse sous la lune, les postes des maîtres nageurs se dessinant sur la surface luisante comme des statues rituelles.
Des brise-lames de pierre s’avancent dans l’eau tous les quatre pâtés de maisons ; ils sont là pour contribuer à empêcher le sable apporté par camions de quitter la plage. A peine plus loin que leurs extrémités côté mer, des vagues se brisent, légèrement blanches dans l’obscurité. Autre truc pour le surf de nuit : repérer un point de brisée qui permette de s’orienter clairement. Chaque avancée crée une ligne de brisants à gauche quand la houle vient du sud, comme c’est le cas cette nuit, et on les distingue facilement. Parfait.
Tashi cire sa planche, marche vers l’eau. Il est arrivé vêtu de sa combinaison de plongée, et la sueur occupe une fraction de l’espace destiné à l’eau de mer. Malgré tout, lorsqu’il entre dans l’eau, la sangle de sa planche enroulée autour de la cheville, la soupe vient lui remonter sur les jambes et produit le choc familier. Froid ! Merveilleuse stimulation marine. Il pousse la planche dans une vague brisée, saute dessus poitrine la première et s’éloigne en pagayant avec les bras, soufflant comme un morse dans l’eau glacée qui se rue à l’intérieur de sa combinaison au niveau du cou. La poussée du reflux, l’ascension d’une vague presque mourante, la gifle de l’eau sur son visage, son goût pur, froid et salé ; il s’emplit la bouche d’océan, tourne et retourne la langue jusqu’à ce que ce goût l’emplisse. En avale un peu pour que ça lui descende dans la gorge. Il est retourné à la Mère Océan, le milieu originel, la demeure où ont évolué les espèces ancestrales qu’il a maintenant envie de saluer de tout son être, impulsion issue de son cervelet. Hé !
Sortir des brisants en pagayant doucement, paresseusement. Presque juste en face de l’avancée de la Quarante-quatrième Rue, sa préférée. Newport Beach ressemble maintenant à un long ruban de sable blanc adossé à des centaines de cubes d’enfant. Comme d’habitude, il n’y a pas de vent, et l’eau est unie comme un miroir, comme au crépuscule mais en mieux. Un liquide plus lourd que l’eau.
Distinguer les vagues. C’est un peu un problème, naturellement. Mais les millions de reflets tremblants de la lune montent et descendent sur la houle au loin, formant un schéma. Et, sur ce fond, il est difficile de rater le mur noir d’une vague qui se rapproche. Ce sont de bonnes lames de gauche, ce soir, de beaux rouleaux qui s’élèvent et retombent dans un claquement net.
Tashi enfonce sa planche, pagaye pour atteindre la même vitesse qu’une vague sur le point de déferler, pousse sur ses talons et se dresse d’un mouvement fluide qu’il n’a pas besoin de calculer. Il est maintenant propulsé sans devoir fournir d’effort supplémentaire, il lui suffit de balancer son poids de telle manière qu’il continue d’évoluer sur la crête de la vague. Il y a quelque chose comme une extase religieuse à percevoir ce mouvement : l’univers étant un réseau de mouvements ondulatoires entremêlés, le fait de chevaucher cette vague particulière et de l’accompagner dans son mouvement semble le connecter au rythme universel. Rien que des effets gravitationnels, qui l’emmènent. La fiche de branchement qui bourdonne après une petite tape de l’ongle du doigt de Dieu.
Un mur au sein de la vague, que Tash ne voit pas, lui fait cependant faire la culbute, et voilà l’heure du plongeon dans le bouillon nocturne, éprouvante expérience de la chute à zéro g dans l’eau froide, puis de la remontée tourneboulante vers la surface éclaboussée de lune, où un million de bulles meurent en chuintant et projettent une fine pluie salée juste au-dessus de l’eau. Saisir la sangle, agripper la planche, grimper, souquer ferme pour monter sur la lame suivante avant qu’elle ne se brise. Y arriver, de justesse. Retourner à la pointe de l’avancée. Recommencer avec une autre.
C’est un pas de deux[2] avec la Mère Océan dans son humeur la plus gamine et la plus joueuse. Rapidement, Tashi acquiert un rythme, l’intervalle entre les crêtes est davantage connu par son corps que par ses yeux, et il lui arrive de se mettre à chevaucher une vague sans même y jeter un coup d’œil. Il se demande si des aveugles seraient capables de surfer, conclut que cela serait possible.
Enfin. Bien sûr, les vagues sont sujettes à variations ; comme pour les flocons de neige, il n’y en a pas deux pareilles. Et dans le noir elles réservent bien des surprises, murs soudains, creux inattendus, retours de lames et ainsi de suite, qui prennent Tash au dépourvu et le font tomber. Pas grave, c’est intéressant, un défi. Mais ce qui est classe, c’est qu’au moment où il commence à se lasser de ces imprévisibles variables qui le renversent, les étoiles pâlissent à l’est et le ciel bleuit. L’eau est prompte à absorber la couleur du ciel, comme toujours. Tash se retrouve à raser des flots d’un bleu velouté, comme le ciel sur les étiquettes des cageots d’oranges de Jim, un bleu pur, intense, luisant, dense, bleu. Wow. Et il distingue beaucoup mieux la surface de la vague. Elle ressemble tellement à un miroir qu’il regarde le mur lisse sur le point de l’engloutir et décide qu’il va falloir qu’il aille chez le coiffeur : un type aux cheveux fous lui rend son grand sourire, tel un Neptune oriental, et surfe au creux de la vague comme font les dauphins. Qui sait, peut-être que c’était Neptune.
Le meilleur moment de la journée. Un miracle renouvelable : toujours aussi stupéfiante, cette capacité qu’a l’océan de résister aux hommes. Il habite l’un des endroits du monde où la densité de population est la plus forte, et il lui suffit de nager à une centaine de mètres au large pour se retrouver dans un lieu purement sauvage, la ville réduite à une toile de fond particulière. Un refuge pour la vie sauvage, et la vie sauvage en lui.
Non seulement ça, mais la marée commence à descendre, et les déferlantes se font de plus en plus creuses, petits rouleaux d’un mètre vingt de diamètre lancés dans l’existence pour les cinq secondes qui lui sont nécessaires pour se glisser à l’intérieur et filer au cœur de ces cylindres bleus qui tournoient et lui procurent un plancher, des murs et un toit, avec une écume de chutes d’eau à l’extrémité ouverte, celle qui le ramène au monde. On pourrait tout aussi bien se trouver dans une autre dimension quand on est à l’intérieur du rouleau, tant l’impression qu’on éprouve est magnifique. Tubulaire, mon pote ! Carrément tubulaire !
Ah, mais c’est que les bons moments sont pareils à des rouleaux, présents pour une brève durée puis disparus pour l’éternité ; et, au bout d’une demi-heure environ, tout le monde s’est mis à surfer.
Petits bouquets de combinaisons de plongée éclatantes de part et d’autre de chaque avancée.
Surfeurs disséminés entre ces bouquets, à l’affût de vagues anormales.
Bandes spectrales, magenta, vert, orange, jaune, violet, rose :
Solides et rayures : combinaisons et planches.
Qui montent et descendent.
Le concept de jeu est soit bourgeois soit primitif, mais est-ce que ça a de l’importance ?
On dirait un collier de perles en plastique pour môme, balancé sur l’eau.
L’eau pareille à du verre bleuté, les vagues.
Le vrai problème, c’est que la plupart des occupants de ces combinaisons de plongée bariolées sont des connards. Ils ont treize ans de moyenne d’âge, et on ne saurait concevoir gosses plus brutaux. Il y a vraiment foule au point de démarrage, et les jeunes nazis surfeurs ont réglé la question en formant des gangs et en partant en groupes. Si deux gangs embarquent sur la même vague, c’est la guerre. Les types sont bousculés, des bagarres se déclenchent. Ils trouvent ça marrant, estiment que c’est ça le meilleur du surf.
Tash se contente de continuer à faire son truc, ignorant la foule. Mis à part un tas de menaces violentes, on l’ennuie rarement. À vrai dire, les nazis surfeurs le prennent pour une sorte de personnage de tueur de kung-fu, un croisement de Bruce Lee et de Jerry Lopez, et ils le laissent tranquille. Mais cette fois-ci, l’un des plus hostiles des gosses lui barre délibérément la route, braille : « Barre-toi du chemin, papy ! » et essaie de le renvoyer dans la brèche. Tash effectue son habituel virage dans le creux, remonte et, surpris, s’aperçoit qu’il désarçonne le gamin de la vague.
Alors que Tash repart en pagayant, son tourmenteur fonce sur lui en hurlant des imprécations et en appelant ses copains pour l’aider à foutre une raclée à cet intrus. Tash se contente de s’asseoir sur sa planche et de fixer l’individu. L’abreuver d’injures ne servirait à rien ; ces pauvres masochistes somnambules aiment bien qu’on les traite de nazis, en fait c’est un compliment entre eux :
— Hé, connard ! lancera l’un à un autre après une bonne virée. C’était vraiment nazi !
Aussi Tash reste-t-il là à regarder le mec. Derrière, le reste de la bande hésite. Tash s’autorise un petit peu de théâtre, déclare au surfeur qui enrage, dans un murmure ténu de vidéo d’horreur :
— Ne me coupe plus jamais la route, petit…
Ça ne fait pas que rendre le jeune nazi furieux : ça lui fout les jetons. Tash repart vers la pointe en gloussant.
Et voilà qu’il ricane d’erreurs tactiques, quand une heure plus tôt seulement, il adressait un grand sourire involontaire au sombre et doux visage de la nature personnifiée, alors que celle-ci bondissait pour l’engloutir. Et maintenant c’est la galerie électronique sur l’eau, le surf sur un autre jeu vidéo. Tash chevauche quelques vagues de plus, et personne ne l’importune dans les faits, mais il n’est plus d’humeur.
Il patauge donc pour sortir de cette nouvelle machine, remonte la plage. S’assied pour se sécher, se réchauffer.
Regarde les grains de sable qui roulent sur le bord d’un trou que son orteil creuse.
Le soleil monte, des gens se mettent à peupler la plage. Lorsqu’il se fraie un chemin à travers l’étendue de sable, celle-ci est parsemée de centaines de silhouettes sur des serviettes.
Allons passer la journée à la plage !
Bavarder. Une odeur d’huile, goûte-moi cette noix de coco !
Tiens, je te l’envoie. Les noix de coco sont à la mode ce mois-ci.
Trente rengaines s’entrechoquent dans la miroitante fournaise.
Les postes des maîtres nageurs sont ouverts. Drapeaux verts au sommet.
Maîtres nageurs en maillots de bain rouges, nez cramé, ils sont pas mignons ?
Couleurs pastel des vieux immeubles du front de mer. Revêtement de néon arc-en-ciel.
Tu ne sais pas faire un livre.
Une brise marine agite les drapeaux.
Sable blanc, serviettes multicolores. Regardez !
Filles à la peau magnifiquement bronzée, allongées sur le dos.
Taches lumineuses des cache-sexe :
Leurs couleurs répondent à l’apparat des combinaisons de plongée.
Ça te fait mal à la tête quand tu y penses !
Jambes, bras, seins enduits d’huile,
Colonnes vertébrales qui ploient vers des postérieurs arrondis.
Peaux soulevées par les omoplates.
Blondes pilosités soyeuses, bouclées et huileuses au creux des cuisses.
La plage érotique. Belles bêtes.
Tash observe ceux qui prennent un bain de soleil avec le genre de détachement quasi divin qu’une matinée de surf peut provoquer. À quoi sert le cosmos, après tout ? Si la manière la plus élevée de réagir à l’univers consiste à se fondre en lui, le surf est le meilleur moyen de vivre le temps. Rien d’autre ne vous met en si vibrant contact avec le rythme et l’équilibre du pouls cosmique. Pas étonnant qu’on éprouve ce divin détachement après. Et, considéré de ce point de vue élevé, le fait de rester étendu tout pelé sur la plage paraît vraiment minable. Cerveaux déconnectés, ou branchés sur des futilités (leurs propres personnes). Le surf requiert bien plus de grâce, d’engagement, d’attention.
Il le peut, en tout cas. Tash se rappelle les nazis surfeurs. Ça dépend de ce qu’on en fait. Peut-être y a-t-il des gens, dans la zone d’écroulade, qui transforment leur inactivité en une profonde contemplation du soleil ?… Non. Ils restent là à papoter. Divorcés de tout. Pas de terre, de saisons, de compagnons animaux, de travail, de religion, d’art, de communauté, de foyer, de monde… Hmm, sacrée liste. Pas étonnant, la plage érotique, le tourbillon des aventures amoureuses. Avec tout ce qu’ils ont abandonné…
Enfin bref. Rien à y faire. L’heure de rentrer.
La demeure de Tashi est une tente plantée sur le toit d’une des grandes tours de coprops du Newport Town Center. Le toit servait naguère de patio, mais on l’avait fermé lorsqu’un des occupants était passé par-dessus la trop basse balustrade et en était mort. Peu après, Tashi avait sauvé le gérant de l’immeuble lors d’une sévère agression sur le Westminster Mail et, après quelques verres, le gérant lui avait parlé du toit puis, par la suite, l’avait autorisé à s’y installer, en se disant que Tash ne laisserait jamais personne passer par-dessus bord. Tashi avait cousu une grande tente, qui comprenait trois vastes pièces, et c’est là qu’il habite depuis lors. Dans la casemate de béton qui abrite l’ascenseur se trouve une petite salle de bains qui fonctionne toujours et, tout bien considéré, ça ne pourrait pas mieux se présenter.
Les amis de Tashi ont tendance à ricaner de cet aménagement, mais Tash s’en fout. Sa maison fait partie d’une plus vaste théorie, qui s’énonce ainsi : Moins on est relié à la machine, moins elle vous contrôle. L’argent est le lien majeur, évidemment ; besoin d’argent, besoin de boulot. Etant donné que la plupart des boulots font partie de la machine, il s’ensuit qu’il faudrait conduire sa vie sans avoir besoin d’argent. Pas facile, bien sûr, mais on peut s’en approcher, faire son possible. Le toit constitue une bonne solution au plus gros problème d’argent, et il contribue même à régler l’autre problème majeur : il fait pousser des légumes dans de longs bacs, dont la plupart sont disposés parallèlement au garde-fou, pour fournir une marge de sécurité. Propre. Et il est en plein air ; a vue sur l’océan, grande plaine bleue au sud-ouest ; et, au-dessus de lui, les deux toujours changeants. Oui, c’est une chouette maison.
Il lave sa combinaison à grande eau, se couche. Il a presque fini ce qu’il avait à faire dans la salle de bains quand la porte de l’ascenseur s’ouvre. Sandy et la copine de Tash, Erica Palme, font leur apparition.
— Par ici ! crie-t-il alors qu’ils passent devant la salle de bains pour se diriger vers la tente.
Ils jettent un œil à l’intérieur.
— On a amené des trucs pour le repas de midi, dit Erica.
— Parfait.
Sandy se met à rire :
— Ah, hahahaha – Tashi ? Mais qu’est-ce que tu fabriques ?
— Eh ben… (Il s’apprête à se brosser les dents, en fait. C’est évident.) Je me brosse les dents.
— Mais pourquoi est-ce que tu déchires le tube de dentifrice ?
— Eh ben, il est presque fini. J’étais en train de récupérer ce qui reste.
— Tu déchires un tube de dentifrice pour récupérer la pâte qui reste ?
— Bien sûr. Regarde ce qui restait dedans.
Sandy regarde.
— Hon-hon. Ouais, c’est vrai. Tu devrais pouvoir te brosser plusieurs dents, avec ça.
— Hompf ! Ch’fais t’mon’rer !
Tashi se brosse d’un air triomphant. Sandy s’écroule de rire pendant qu’Erica l’entraîne vers la tente. Une fois à l’intérieur, ils attaquent les sacs ramenés du Diable-à-Ressort. Tash finit avant les autres, se met au travail sur un cerveau de bagnole cassé. Il achète les petits ordinateurs dans des casses, les rafistole et les vend à des ateliers de réparation clandestins. Un autre pan de l’économie du travail au noir du C. d’O. Le seul bénéfice que cela représente suffit presque à payer les factures, quoique ça ne soit qu’une des multiples activités qu’exerce Tashi, en ordre délibérément dispersé.
Erica le regarde travailler avec un air revêche qui met Tash un peu mal à l’aise. Vice-présidente de l’administration du Hewes Mail, elle n’a jamais paru s’offusquer de la semi-indigence de Tashi auparavant ; mais il semble que cela ait changé récemment. Tashi ne sait pas pourquoi.
Sandy remarque le regard d’Erica et le malaise de Tashi, et dit :
— La semaine dernière, j’ai eu un contact avec mon fournisseur à Monsanto San Gabriel, et je traçais pour rentrer avec quelque chose comme treize litres de M.D.M.A. sur la banquette arrière, quand je suis tombé sur un barrage de la police des autoroutes…
— Nom de Dieu, Sandy !
Erica fait la grimace.
— Je sais. C’était l’un de ces contrôles mécaniques, ils voulaient s’assurer que toutes mes pointes de pistage étaient en état, ce qui était le cas. Mais dans l’intervalle, un des poulets s’avance et regarde à l’intérieur, en plein vers le récipient. Il demande : « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
— Sandy ! s’écrie Erica, qui lui reproche de s’être mis dans une telle situation.
— Bon, qu’est-ce que je pouvais faire ? Je lui ai dit que c’était de l’huile d’olive.
— Tu déconnes !
— Non, j’ai dit que je travaillais pour un restaurant grec à Laguna et que tout ça c’était une livraison complète d’huile d’olive. Et il y en avait tellement qu’il n’a pas pu imaginer que c’était un truc illégal ! Alors il a juste hoché la tête et il m’a laissé partir.
— Sandy, il y a des fois où je n’arrive pas à te croire.
Tash opine.
— Tu devrais être plus prudent. Et s’il t’avait demandé d’y goûter ?
Après que Sandy et Erica sont retournés au travail, Tash opère sur un circuit imprimé et secoue la tête en se rappelant le récit de Sandy. Les activités de dealer de Sandy deviennent de plus en plus dingues à mesure que le temps passe. Pendant un bon moment, il a parlé de se faire un paquet, de l’investir et de prendre sa retraite. Il aurait pu le faire, c’est sûr ; mais le foie de son père s’est mis à déconner après une vie d’excès et, depuis, Sandy paie les traitements de régénération à Dallas, Mexico, Toronto, Miami Beach… Ça coûte vraiment très très cher, et Sandy fait fort depuis maintenant presque un an, près de dérailler sous la pression de son programme. Seuls ses amis intimes savent pourquoi ; tous les autres supposent que ça tient au caractère cyclothymique de Sandy, amplifié par les effets de ses propres produits. Bon, ça pourrait être en partie vrai, en fait. Situation difficile.
Tash soupire. Sandy, Jim. Et Abe. Tous dans la machine. Même quand on n’y est pas on y est.