Le retour d’Europe de Sandy est quelque peu mouvementé. Son répondeur débite deux heures et demie en continu, à raison d’une minute maximum par message. Il semble que la moitié des messages émanent de Bob Tompkins, d’ailleurs. Aussi appelle-t-il Bob.
— Salut, Bob, Sandy à l’appareil.
— Ah, Sandy ! T’es revenu.
— Ouais, j’avais décidé de… de…
— De laisser les choses se calmer un peu, hein, Sandy ? Bon, ben ça a marché.
Bob rit, et Sandy acquiesce en lui-même. Ça a effectivement marché. Parler à Bob le jour où celui-ci avait été mis au courant aurait été orageux.
— Tu devrais pas te biler à ce point-là, Sandy. J’veux dire, bien sûr que j’étais furieux quand j’ai reçu ton message, au début, mais il m’a pas fallu plus d’une semaine pour que ça passe, merde ! J’veux dire, quand on a les gardes-côtes sur le râble, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? T’aurais pu balancer les bidons par dessus bord, pas vrai ? Alors rien que le fait qu’on puisse envisager de les récupérer est un gros plus. Écoute, si t’arrives à les dégager, t’auras droit à un bonus, pour services rendus au-delà de ce qui était demandé.
— C’est super, Bob, je suis content que tu réagisses comme ça. Mais il y a comme qui dirait un problème avec l’endroit où nous avons planqué la camelote. On a juste repéré l’endroit isolé le plus proche sur la côte, tu vois, et on s’est débarrassés du truc en le camouflant sous un tas de rochers. Mais après on a remarqué que les bâtiments de Laguna Space Research étaient sur la falaise, en plein au-dessus de nous. Et ils viennent d’annoncer un renforcement des mesures de surveillance de leurs installations, à cause des sabotages récents. Ce qui inclut des rondes pour empêcher les débarquements de bateaux.
— Ah ha. Ça, ça pose un problème. Bon… Cette société bosse pour l’armée, alors ?
— Ouais.
— Je vois. (Long silence.) O.K., bon, écoute, Sandy, va falloir qu’on mette quelque chose au point pour arranger ça, dans ce cas. Je te rappellerai, O.K. ? En attendant, laisse couler.
Pour Sandy, impeccable. Il est libre de se consacrer à fond à ses délicates opérations de vente. Il a pas mal de temps perdu à rattraper, aussi passe-t-il en surmultipliée pendant les quelques jours qui suivent, travaillant seize, voire parfois dix-huit heures par jour, au point de devoir consacrer autant d’efforts à l’approvisionnement qu’à la vente. Angela, qui a conscience de cette urgence, fait elle aussi des heures supplémentaires pour s’occuper de lui, de l’appart, de leurs repas et des soirées de fête, qui ont retrouvé leur énergie dans les jours qui ont suivi leur retour. La course permanente pour aller à droite et à gauche malgré la circulation, l’effort pour se rappeler les marchés conclus d’une poignée de main, pour tenir sa comptabilité de tête, le tout sur fond d’absorption massive de drogue, est épuisant à l’extrême. En fait, il lui devient difficile de rentrer le soir et de prendre vraiment plaisir à la fête.
— Pff, claqué, dit-il à Angela.
— Pourquoi tu prendrais pas ta soirée, demain ? À long terme, ça te permettrait de tenir ce rythme.
— Bonne idée.
Et le lendemain soir il rentre de bonne heure, vers 11 heures, et rameute Abe, Tashi et Jim.
— Hé, les gars, si on allait se balader ?
L’idée séduit les autres. Ils grimpent dans la grosse voiture de Sandy et tracent sur la Newport Freeway nord. Sandy programme le véhicule en boucle : Newport Freeway nord, Riverside ouest, Orange sud, Garden Grove est, puis au nord pour rattraper la Newport ; pour chacune de ces directions, c’est le niveau supérieur, et c’est comme faire un tour en avion au-dessus de l’autopie, avec le grand light-show et toutes les autres voitures avec leurs passagers en guise de divertissement.
Ils ont commencé à faire ça à l’époque de l’équipe de lutte, quand ils ont obtenu leur permis de conduire. Des étudiants qui crevaient de faim et de soif, essayant de garder le poids, ou fêtant la fin de l’obligation hebdomadaire de garder le poids en se goinfrant comme des cochons… Ce soir, une puissante nostalgie caractérise la chose ; ils parcourent les autoroutes, activité fondamentale dans le C. d’O. Comment ont-ils pu en perdre l’habitude ?
Sandy conduit, Abe occupe la place du passager avant, Jim est derrière Abe, Tash derrière Sandy. L’ordre des choses exige d’abord qu’on sorte quelques compte-gouttes, en fait il semble qu’un accroissement synergique de la capacité d’absorption se produise quand ces quatre-là sont ensemble comme ça, et ils se noient littéralement les yeux, conformément à une tradition établie de longue date.
— Rien de tel qu’une virée au bon vieux club, s’extasie Jim. Le light-show est bien, ce soir, vous trouvez pas ? Regardez là-bas, on distingue des motifs dans le réseau des lampadaires, le plan originel des premières villes du coin. Vous voyez ? Les carrés de lumières vraiment serrés, ce sont les vieilles villes, où les plans étaient découpés en pâtés de maisons tout petits. Ça c’est Fullerton… Ça c’est Anaheim, la plus ancienne… On va pas tarder à voir Orange… Et entre deux le motif est beaucoup plus étiré, vous voyez ? Plus long entre les carrefours, et des zones d’habitation tortueuses.
— Ouais, je vois ! s’exclame Sandy, étonné. Je ne l’avais jamais remarqué, mais c’est là.
— Ouaip ! fait fièrement Jim.
Il continue de débiter un flot de paroles à propos de l’histoire immobilière, dont son employeur, la First American Title Insurance and Real Estate Company, détient toutes les archives ; puis à propos de la First American et de la tentative de Humphrey pour faire construire l’immeuble de sa société sur les terres de la forêt nationale de Cleveland démembrée ; puis à propos d’un nouveau système d’ordinateurs que la compagnie a installé dans les bureaux, très pointu :
— J’veux dire, on peut vraiment lui parler, pas simplement pour donner des ordres, mais des trucs compliqués, comme si c’était la vraie naissance de l’interface homme-ordinateur, et ça va vraiment impliquer un tas de choses…
Tout à coup ses trois amis se retournent pour dévisager Jim.
Il s’interrompt et Sandy glousse. Abe, qui secoue la tête, dit d’une voix pleine de pitié, exaspérée :
— Jim, les ordinateurs, tout le monde s’en fout.
— Ah. Euh. Bon. Vous savez.
Et Jim se met à glousser à son tour. Le dernier compte-gouttes, celui qu’avait pas d’étiquette, ça devait être du Drôle d’Os.
Abe se tourne vers les deux sur la banquette arrière.
— On partait du mail et on sortait du grand parking qu’il y a là-bas, vous savez, celui qui fait trente étages, et on suivait les flèches pour descendre d’étage en étage, et c’est pas du tout une simple rampe en spirale, ils ont tout embrouillé et faut aller successivement d’un coin d’un étage à l’autre pour descendre, ou un truc dans ce genre-là. Bon, on est donc en train de suivre les flèches pour descendre, et les yeux de Sandy font ce truc, genre : « Je vais sortir de la tête », vous voyez ?
Tashi et Jim hochent la tête, imitant en duo la mimique.
— Exactement. (Abe s’esclaffe.) Et il dit : « Tu sais, Abraham, s’il y avait pas ces flèches… » et je réponds : « Ouais-ouais, bon, et alors ? » Et il dit : « Arrête la voiture ! Attends une seconde ! Arrête la voiture, j’ai oublié quelque chose ! » Alors je reste assis là pendant qu’il retourne sur le mail, et il revient en courant avec deux gros pots de peinture – un de peinture blanche, l’autre du gris des étages du parking. Et deux pinceaux. « On va commencer par en bas, il dit, et personne pourra jamais s’échapper. »
— Ahhh, hahaha.
— Le labyrinthe sans le fil, dit Jim.
— Tu crois pas si bien dire ! J’veux dire, réfléchis-y un peu. On est là à conduire et à chaque flèche Jim saute dehors et recouvre l’ancienne flèche de peinture avant d’en peindre une nouvelle, qui indique une autre direction – pas forcément la direction opposée, juste une autre. Et on finit par arriver au dernier étage. On entend déjà les coups de klaxon, les injures et tout ça dans les étages en dessous. Et alors Sandy se retourne vers moi et il me dit avec son air paumé : « Eh, Abe… Comment on va faire pour sortir de là ? »
Le rire dément de Sandy domine tout le reste.
Ils tracent au sud sur l’Orange Freeway, arrivent au gigantesque échangeur avec les autoroutes de Santa Ana et de Garden Grove – encore un immense bretzel de rubans de béton volant dans les airs, légèrement étayés par des piliers de béton. Leur bifurcation vers la Garden Grove sud va leur faire traverser le cœur même du nœud. Superbes vues sur Santa Ana au sud, puis sur Orange au nord : rien que des noms dans le continuum du light-show mais, compte tenu de ce qu’a dit Jim à propos des motifs de l’éclairage urbain, intéressant à observer.
Tashi se dresse comme s’il avait atteint l’illumination suprême et délivre le message du cosmos.
— Il n’y a que quatre rues dans le C. d’O.
— Quoi ? s’écrie Abe. Regarde autour de toi, mon pote !
— Des formes platoniciennes, fait Jim, qui comprend. Des types idéaux.
— Rien que quatre, acquiesce Tash. D’abord, il y a les autoroutes.
— O.K., je t’accorde ça.
— Ensuite il y a les rues commerçantes, les grandes avec des parkings sur les côtés et tous les commerçants après les parkings ou dessus. Comme Tustin Avenue, là-bas.
Il désigne le nord.
« Ou Chapman. » « Ou Bristol. » « Ou Garbage Grove Boulevard. » « Ou Beach. » « Ou la Première. » « Ou MacArthur. » « Ou Westminster. » « Ou Katella. » « Ou Harbor. » « Ou Brookhurst. »
— D’accord, d’accord, d’accord ! les coupe Tash. Point démontré ! Il y a de nombreuses rues commerçantes dans le C. d’O., mais elles ne font qu’une.
— Je me demande, fait Sandy, songeur : si on mettait un bandeau sur les yeux de quelqu’un et qu’on le faisait tourner pour le désorienter, puis qu’on enlevait le bandeau dans l’une des rues commerçantes, combien de temps lui faudrait-il pour l’identifier ?
— L’éternité, opine Tash. Elles sont indifférenciables. Je crois qu’on a fabriqué une unité d’un kilomètre six et qu’on s’est contenté de la reproduire cinq cents fois.
— Ça serait un défi, médite Sandy. Une sorte de challenge.
— Pas ce soir, dit Abe.
— Non ?
— Non.
— Le troisième type de rue, poursuit Tashi, c’est la rue résidentielle de première classe. Les rues de banlieue avec des résidences. S’il vous plaît, ne vous mettez pas à citer des exemples, il y en a x millions.
— J’aime bien celles de Mission Viejo, les mignonnes pleines de tournants, dit Sandy.
— Ou les vieux modèles exclusifs en culs-de-sac, ajoute Jim.
— Et le quatrième type ? demande Abe.
— Les rues résidentielles de seconde classe. Les rues à apparts, en ville, comme à Santa Ana.
— La plupart datent des plans d’origine, dit Jim. Et c’est ce qui se rapproche le plus des taudis.
— Ce qui se rapproche le plus des taudis ? répète Abe. C’en est, mon pote !
— Je suppose que t’as raison.
— Il existe un cinquième type de rue, déclare Sandy.
— Tu crois ? fait Tash, intéressé.
— Ouais, je suppose qu’on pourrait appeler ça la rue-autoroute. C’est une rue, mais absolument rien ne donne dessus… Elle est bordée de murs de chantiers d’immeubles, souvent, et il n’y a pas de boutiques, pas de piétons…
— Et alors ? Il n’y a de piétons sur aucune.
— Exact, mais je veux dire encore moins que d’habitude. Ce sont juste des avenues pour tracer vite là où il n’y a pas d’autoroutes.
— Un nombre de piétons négatif ?
— Ouais, on les emprunte souvent, dit Abe. Le genre Fairhaven, ou Olive, ou Edinger.
— Exactement, dit Sandy.
— O.K., acquiesce Tash. Mettons cinq. Il y a cinq rues dans le C. d’O.
— Tu crois que c’est à cause des lois sur la répartition en zones ? demande Jim. Je veux dire, pourquoi c’est comme ça ?
— Plus à cause des habitudes que de la répartition en zones, à mon avis, dit Tash. Les magasins aiment bien se regrouper, on construit les immeubles par lotissements, etc.
— Chaque rue a son histoire, dit Jim, qui regarde par la vitre, bouche bée. Bon Dieu !
— Tu ferais mieux de te mettre à écrire, Jim…
— À propos de rues et d’histoire, dit Jim. Un jour, un matin vraiment clair il y a quelques semaines, la première matinée d’un vent de Santa Ana, vous voyez, j’étais en train de tracer vers l’est. On voyait Baldy et Arrowhead et tout et tout. Et le soleil venait de se lever, et je regardais du côté de l’endroit où il y avait l’ancienne Orange Plaza – un peu plus à l’ouest, sans doute. Et je n’en ai jamais cru mes yeux ! Je veux dire, en dessous, là, j’ai vu d’un seul coup une rue que je n’avais jamais remarquée, avec des palmiers ultra-maigres vraiment hauts sur un côté, et la surface de la rue ressemblait à du ciment blanc, plus large que d’habitude, et les maisons de chaque côté étaient des maisons isolées avec des cours, des petits pavillons avec des vérandas fermées et des pelouses, et des trottoirs, et tout ! Je veux dire, c’était comme une de ces vieilles photos des années 1930 ou je ne sais quoi !
Jim trépide d’excitation sur sa banquette, se penche à l’avant.
— Où ça, où ça, où ça, où ça ?
— Eh bien, c’est là que ça coince… J’en sais rien ! J’étais tellement surpris que j’ai pris la sortie suivante et que j’ai fait demi-tour pour aller voir ça. Je pensais que ça vous intéresserait, et je pensais même que je pourrais avoir envie d’acheter une maison là si j’avais les moyens, ça avait l’air tellement… Et donc j’ai tracé dans tous les sens pendant environ une demi-heure, et je l’ai pas trouvée ! J’ai même pas pu trouver les palmiers ! Depuis, à chaque fois que je conduis sur ce tronçon, je regarde, mais ça y est pas.
— Waow.
— Dur.
— Je sais. Je suppose que ça avait un rapport avec la lumière ou quelque chose. Ou peut-être une distorsion temporelle…
— Oh putain. (Jim fait des bonds sur sa banquette, tout à cette idée.) Je veux qu’on trouve ça.
Ils tracent encore un peu. Dans les véhicules autour d’eux, d’autres personnes vivent leur vie. De temps à autre, ils passent à côté de fêtes autoroutières, plusieurs voitures ancrées les unes aux autres, des gens qui se passent des choses de l’une à l’autre, une musique identique surgissant de chaque voiture.
— Allons au ravitaillement, dit Tashi. J’ai faim.
— Faisons un saut dans un restauroute, dit Sandy, comme ça, on ne sera pas obligés de quitter la boucle. Lequel ce sera ?
— Le Diable-en-Boîte, dit Abe.
— Le McDonald’s, dit Jim.
— Le Burger King, dit Tashi.
— Lequel ? crie Sandy alors qu’ils dépassent l’une des rampes de sortie vers les complexes restauroutiers.
Les autres rient tous en même temps, et Tash tend la main par-dessus l’épaule de Sandy en direction du commutateur de direction. Abe et Jim lui attrapent le bras et tentent de le détourner, et la bagarre commence. Cris, injures, prises de lutte, coups de karaté : à la fin, Sandy braille :
— La gougoûte ! La gougoûte ! (Les autres s’inclinent.) On va les essayer tous.
Et il sort par la bretelle Lincoln qui donne sur Orange, et ils s’enfilent le Burger King et le Diable, s’arrêtant brièvement aux minuscules guichets de vente à emporter au niveau supérieur : puis continuent sur leur lancée jusqu’à la bretelle Kraemer à Placenta, pour les Big Macs de Jim.
— Tu vois, regarde. C’est le Whopper du Burger King qui a la meilleure viande, pas à discuter. Vérifie.
— On dirait pas un genre de cafard, là, Tash ?
— Non ! Jetons un coup d’œil sur le tien, si ça te fait pas peur, tu sais qu’ils fabriquent ces Big Macs à partir de dérivés pétroliers.
— C’est faux ! D’ailleurs ils ont gagné leur procès en diffamation !
— Les avocats… Regarde-moi cette viande, c’est de la bouillasse !
— Ouais, c’est quand même mieux que le double Diable d’Abe, en tout cas.
— Sûr, mais ça veut rien dire.
— Hé, fait Abe. Les Diables sont corrects, et regardez un peu le malt et les frites qu’il y a chez le Diable. Absolument inégalables. Les malts du Burger King, c’est du vent, et ceux de chez McDonald’s sont en polystyrène expansé. Y a qu’au Diable qu’on a des vrais malts glacés.
— Du malt ? Du malt ? Tu sais même pas quel goût ça a, le malt ! Y a plus de malt dans ce pays depuis avant le millénium ! C’est des milk-shakes, ça, et le McShake est impeccable. Même qu’il est parfumé à l’orange.
— Arrête, Jim, on essaie de manger, ici. Me fais pas vomir.
— Et les McFrites aussi, c’est les meilleures. Tes DiableFrites, on pourrait s’injecter de la came avec.
— Dis donc, monsieur le juge ! Tes frites, c’est rien que des coups de fusil camouflés ! Sois sérieux !
— Je suis sérieux. Tiens, Sandy, c’est toi qui seras l’arbitre. Mange ça, là.
— Non, Sandy, le mien d’abord ! Mange ça !
— Ommpf ommpf ommpf.
— Tu vois, il préfère le mien !
— Non, il vient de dire Burger Whop, t’as pas entendu ?
Sandy déglutit.
— Ils ont le même goût.
— Quel genre d’arbitre es-tu ?
— Le meilleur malt… dit Abe.
— Milk-shake ! Milk-shake ! Pas du malt ! Substance mythique !
— Le meilleur malt, les meilleures frites, un hamburger parfaitement standard.
— En d’autres termes, le hamburger est dégueulasse, dit Tashi. Inutile de se bagarrer là-dessus, la base de l’alimentation de l’Américain, c’est le hamburger. Le reste, c’est du chichi. Et le Burger King fait les meilleurs hamburgers sur des kilomètres à la ronde. Et en voilà un.
— D’accord, dit Sandy. Tashi, passe-moi la garniture du tien.
— Quoi ? Pas question !
— Allez, donne. Il en reste que la moitié, de toute façon, non ? Passe-moi ça. Maintenant, Abe, file-moi le petit pain avec la sauce secrète. Pas l’autre, y a rien dessus ! Ahhh, hahahahahahaha, quel hamburger, bon Dieu, passe-moi la sauce secrète. Jim, envoie-moi cette bricole de laitue, ouais, voilà, et le ketchup dans la boîte à l’épreuve du poison et grosse comme une pastille. Parfait, parfait. Abe, le malt. Ouais, c’est toi qui gagnes ! Envoie. Les frites, hmm, bon, on va mélanger tout ça, là, sur le siège, impeccable. Où est passé le ketchup ? Vous vous l’êtes pas enfilé, hein ? Balance ça par là, Abe, et fais gaffe à pas tout mettre sur une seule frite. Super. Et voilà, les gars ! Le grand compromis, la recette américaine la plus grandiose de tous les temps ! Fantastique ! Allez-y, goûtez !
— Waow.
— Je crois que j’ai plus faim, moi…
Quand ils ont fini de manger, Sandy reprend les contrôles en main et leur fait faire demi-tour pour rentrer. Il est tard, une autre journée complète l’attend demain.
Ils retracent en sens inverse sur la Newport Free-way, au niveau inférieur, et les écrans de pub accrochés sous le niveau supérieur lancent des éclairs au-dessus d’eux en une subliminale parade colorée de mots, d’images, d’images, de mots. ACHETEZ ! NOUVEAU ! REGARDEZ ! MAINTENANT ! SPECTAC ! Ils retombent en arrière sur leurs sièges, regardent les lumières qui zèbrent les vitres de la voiture.
Personne ne parle. Il est tard, ils sont fatigués. Il règne dans le véhicule une impression… élégiaque. Ils viennent d’accomplir un de leurs rituels, un rituel ancien, central, qui semble avoir toujours fait partie de leurs vies. Combien de nuits ont-il passées à sillonner l’autopie et discuter, et manger un morceau, et contempler le monde ? Mille ? Deux mille ? C’était leur façon à eux d’être amis. Et cependant, ce soir, on dirait que, d’une certaine manière, c’est la dernière fois qu’ils ont accompli ce rituel particulier. Rien n’est éternel. Des forces centrifuges tiraillent leurs vies à tous, leur vie collective ; ils le sentent, ils savent que le temps vient où cette longue enfance de leur existence devra prendre fin. Rien n’est éternel. Et ce sentiment flotte aussi lourdement dans la voiture que l’odeur des frites…
Sandy presse un bouton et la vitre de sa portière descend.
— Un compte-gouttes pour la route ?
Une fois qu’ils sont rentrés dans le parking de S.C.P. et qu’Abe et Tashi sont partis regagner leurs voitures, Sandy fait signe à Jim de revenir. En se grattant le crâne d’un geste endormi, il demande :
— Dis-moi, Jim, est-ce que tu as vu Arthur, récemment ?
— Oh, peu. Une fois depuis qu’on est rentrés, je crois.
Sandy réfléchit au meilleur angle pour poser ses questions.
— Est-ce que tu sais s’il est impliqué dans quelque chose, tu sais, quelque chose de plus sérieux que ces affiches qu’il placarde ?
Jim rougit.
— Euh, tu sais, je suis pas vraiment sûr…
Ainsi, Arthur est dans le coup. Et Jim le sait. Ce qui veut dire que Jim est peut-être impliqué, lui aussi. Possible. Probable. Il est difficile pour Sandy d’imaginer Jim prenant part à des actes de sabotage contre des installations industrielles régionales, mais qui sait ? Il est du genre à suivre une idée.
Et c’est maintenant au tour de Sandy de réfléchir à l’étendue de ce qu’il peut dire. Jim est un de ses meilleurs amis, sans aucun doute, mais Bob Tompkins est une relation d’affaires de premier plan et, par extension, il doit veiller aussi aux intérêts de Raymond. C’est une question délicate, et il est las. Il ne semble pas vraiment y avoir de grosse urgence en la matière ; et il vaudrait mieux, à vrai dire, qu’il ait plus de substance pour parler à Jim, s’il se décide à le faire. Il a désormais la certitude qu’Arthur Bastanchury travaille pour Raymond, et la quasi-certitude que Jim travaille avec Arthur. La question est : Est-ce que Raymond travaille pour quelqu’un ? C’est le point important, et jusqu’à ce qu’il en sache plus long à ce sujet, il ne sert à rien d’inquiéter Jim, estime-t-il. À vrai dire, il est trop crevé pour y réfléchir beaucoup tout de suite.
Il tapote le bras de Jim.
— Arthur devrait être prudent, dit-il d’une voix lasse, et il se détourne en direction de l’ascenseur. Et toi aussi, lance-t-il par-dessus son épaule, surprenant une expression d’étonnement sur le visage de Jim.
Il entre dans l’ascenseur. 3 heures du mat. S’il se lève à 7 heures, il pourra joindre son père à Miami avant le déjeuner.