Le lendemain, après une matinée productive et un déjeuner de travail bien rempli avec Dan Houston, Dennis reçoit un appel de Ramona, la secrétaire de Lemon, qui le somme de monter s’entretenir avec le patron. McPherson a de toute façon besoin de lui parler, il s’assied sur son habituelle irritation face aux convocations péremptoires, et monte.
Comme à l’accoutumée, Lemon se tient face à la baie vitrée et contemple la mer. Il semble à cran, mal à l’aise – du moins dans une certaine mesure, minime. C’est difficile à préciser, mais McPherson a bien été obligé de devenir un expert en matière d’analyse des infimes signaux qui marquent les capricieux changements d’humeur de son patron, et tout de suite, alors qu’il s’assied sur la sellette et regarde Lemon faire les cent pas, il perçoit quelque chose d’inhabituel, une tension qui dépasse l’habituelle énergie maniaque.
D’abord, il se contente de parler du programme Foudre en Boule. Il harcèle littéralement McPherson de questions sur le sujet, contre-interrogatoire plus serré qu’aucun de ceux auxquels Lemon s’est jamais livré sur lui, et qui rappelle un peu les séances de questions du C.E.S.S. à Dayton. Lemon n’a pas abordé de problèmes techniques de façon si pointue depuis des années ; il a vraiment bien fait ses devoirs.
Mais pourquoi ? McPherson n’arrive pas à comprendre.
— Ce qui revient à dire, déclare Lemon d’une voix accablée quand il en a fini, que vous avez eu l’idée géniale d’une attaque en faisceaux phasés, ce qui nous entraîne loin dans la phase post-boosters. Mais nous ne sommes pas en mesure de respecter les spécifications que nous sommes censés avoir prouvé être en mesure de respecter, dans la proposition initiale qui nous a valu le programme.
— C’est exact, dit McPherson. C’est impossible sur le plan de la physique.
— Impossible pour vous, vous voulez dire.
McPherson hausse les épaules. Il en a tellement marre de Lemon qu’il ne prend même plus la précaution de le cacher.
— Impossible pour moi, c’est exact. Je ne peux pas changer les lois de la physique. Peut-être le pouvez-vous. Mais quand on falsifie les essais pour essayer de faire plier les lois de la physique, on se fait toujours coincer, pas vrai ?
Lemon a les yeux à peine plissés, signe de danger.
— Vous prétendez que Houston a falsifié les essais sur le programme ?
— Nous venons de faire le tour des données, non ? Nous le savons depuis que vous m’avez mis sur le programme. A quoi tout ceci rime-t-il ? Soit quelqu’un d’autre a concocté des essais qui avaient bonne allure, avec des résultats authentiques mais sans rapport avec le sujet – et si ça s’appelle falsifier, l’Air Force le fait depuis des années –, soit quelqu’un a commis une erreur stupide, et supposé que le système fonctionnerait dans le monde réel, alors que ce n’était pas le cas.
Lemon acquiesce lentement, comme satisfait de quelque chose. Il reste un long moment à regarder par la fenêtre.
McPherson l’observe ; il a perdu le fil de la conversation, il ne sait toujours pas pourquoi Lemon le voulait ici. Pour une confirmation du fait que le programme Foudre en Boule est vraiment et intégralement coulé ? Il ne l’est pas, si l’on élargit la définition de la phase boosters, si l’on accorde plus de temps à la défense ; mais ça ne semble pas intéresser Lemon, il paraît penser que l’Air Force rejettera le système si une seule spécification n’est pas remplie. Et il est possible qu’il ait raison sur ce point, mais ils doivent tenter leur chance.
McPherson aborde le sujet du coup de téléphone de Goldman et de l’appel sur Abeille-Tempête.
Lemon hoche la tête.
— J’ai reçu votre mémo hier.
— Nous n’avons qu’à leur donner leur feu vert pour aller en appel, et nous voilà en piste. Ça semble vraiment prometteur, d’après ce que dit Goldman.
Lemon tourne la tête pour le dévisager. Visage fermé. Totalement dénué d’expression. Le soleil transforme son œil gauche en cristal.
Lentement, il fait non de la tête.
— Nous avons reçu des ordres différents de Hereford. Pas d’appel.
— Quoi ?
— Pas d’appel.
Malgré le choc, McPherson voit bien que, cette fois, Lemon ne cherche pas à l’étriller avec ça comme à l’accoutumée, à le tanner. A vrai dire, il semble mal à l’aise, démoralisé. Mais ce n’est là que le réflexe de défense typique de Lemon qui continue de fonctionner en dépit du choc provoqué par ce qu’il a appris.
McPherson se lève.
— Enfin merde, qu’est-ce qui se passe ? Ça fait un an que nous travaillons là-dessus, nous avons investi une vingtaine de millions de dollars dans l’histoire, et nous sommes tout près de décrocher le contrat !
Lemon lève la main.
— Je sais, dit-il d’une voix lasse. Asseyez-vous, Mac.
Alors que McPherson reste debout, c’est Lemon qui s’assied sur le bord de son bureau.
— C’est une victoire que nous ne pouvons pas nous permettre de remporter.
— Quoi ?
— C’est la décision de Hereford. Et je suppose qu’il a raison, même si je n’aime pas ça Savez-vous ce qu’est une victoire à la Pyrrhus, Mac ?
— Oui.
Lemon pousse un gros soupir.
— Il y a des fois où toutes les victoires ont l’air de victoires à la Pyrrhus, à notre époque.
Il se reprend, jette un regard perçant à McPherson.
— C’est comme ça. Si nous gagnons cette fois-ci – si nous forçons l’Air Force à restituer sa récompense, et remportons nous-mêmes le contrat –, nous obtenons Abeille-Tempête, sans aucun doute. Mais nous humilions également l’Air Force devant l’ensemble de la profession, devant le pays tout entier. Et si nous faisons ça, Abeille-Tempête sera le dernier programme que nous pourrons jamais espérer obtenir de l’Air Force. Parce qu’ils s’en souviendront. Ils feront tout leur possible pour nous faire faire faillite. Ils nous tiennent déjà par les couilles, avec cette histoire de Foudre en Boule qui marche mal. C’est déjà moche, mais ça va plus loin – plus de programmes noirs, plus de programmes super-noirs, plus d’avis d’A.O. anticipés, plus de décisions en notre faveur dans les compétitions serrées sur des projets, des embrouilles lourdes de conséquences sur les C.M.P. – bon Dieu, ils sont en mesure de nous faire ça ! C’est un marché fabriqué par le client ! Il n’existe qu’un seul client pour les systèmes de défense spatiaux, et c’est l’United States Air Force. Ils ont le pouvoir.
Les traits de Lemon se tordent en une grimace amère alors qu’il énonce ce constat :
— Je déteste ça, mais c’est comme ça. Nous devons nous montrer agréables, et nous dresser pour défendre nos droits quand il le faut, mais sans leur flanquer une volée, vous comprenez ? Par conséquent, Hereford a raison, même si ça me fait mal de le reconnaître. Nous ne pouvons pas nous permettre de gagner dans cette affaire. Alors nous laissons tomber. Nous allons demander à la compagnie d’avocats d’arrêter les poursuites.
McPherson est à peine capable de penser. Mais quelque chose lui revient.
— Et l’enquête du Congrès ?
— C’est leur affaire. Nous ne collaborerons plus. Maintenant, il faut s’allonger – offrir sa gorge au loup, bordel ! (Lemon se lève, se dirige vers la fenêtre.) Je suis désolé, Mac. Rentrez chez vous, pourquoi pas ? Prenez le reste de la journée.
McPherson s’aperçoit qu’il est debout. A quel moment s’est-il levé ? Il est à hauteur de la porte quand Lemon déclare, peut-être pour lui-même :
— C’est comme ça que le système fonctionne.
Et il se retrouve dans le couloir. Dans l’ascenseur. Il a dans la bouche un goût de cuivre, comme s’il venait de vomir, quoiqu’il n’ait pas la nausée. La réaction de son corps à la défaite est une amertume à l’arrière de la gorge. L’idée d’« amertume »… Encore un concept directement issu de l’expérience sensorielle. Il sait qu’il est amer à cause de ce goût de cuivre qui lui roule au fond de la bouche. Il est dans son bureau. Toute l’opération, qui avait l’air si soignée, si efficace, si réelle, n’est qu’une comédie, une escroquerie. On pourrait très bien substituer au boulot accompli dans ce bureau les scripts d’un scénario vidéo ; ça reviendrait au même, au bout du compte. « L’ingénierie, se dit-il, n’a absolument rien de réel. Seules les luttes pour le pouvoir de quelques-uns à Washington sont réelles, et ces batailles-là sont fondées sur des caprices, des ambitions individuelles, des jalousies entre personnes. Et ces bataillles rendent le reste du monde irréel. » Les murs qui se dressent autour de lui pourraient être en carton (chlack ! chlack !), les ordinateurs des coques vides – tout pourrait n’être qu’un décor vidéo, un arrière-plan pour les grandioses affrontements des stars sur le devant de la scène. Il joue les figurants dans ces affrontements, on a filmé sa petite prestation – et réécrit le script, bazardé sa scène. Bazardé son boulot.
Il rentre chez lui.