22

Pour Abe comme pour la plupart des gens, les semaines filent dans un brouillard d’activités indifférenciées. Quand il arrache la feuille du mois sur le calendrier, il n’arrive jamais à y croire : qu’est-ce qui lui est arrivé, à celui-là ? Ses tours de garde à l’hôpital se mélangent tous, surtout depuis qu’il s’efforce d’en oublier délibérément la majeure partie. Il serait incapable de vous raconter quoi que ce soit à propos de sa folle équipée de la Laguna Canyon Road jusqu’au service des urgences de l’hosto. Ont-ils perdu la victime, cette fois-ci ? Travaillait-il avec Xavier ? Il n’en a pas la moindre idée, et c’était quand, un mois, deux mois plus tôt ? Personne ne pourrait le dire : plus personne ne fonctionne sur cette échelle d’évaluation temporelle à long terme. Déjà heureux quand on se rappelle ce qui s’est passé l’avant-veille.

Quelque part dans sa mémoire, bien sûr, tout est inscrit : le moindre crash, le moindre trajet, la moindre expression passagère du visage de X quand il sue sur les victimes dans la bétaillère. Mais la mécanique de la mémoire est fermement bloquée sur « hors service ». Pour autant que Abe en soit conscient dans ses heures de veille, tout ça a complètement disparu. Deux mois ? Envolé ! Pour Abe, tout se conjugue au présent, ici et maintenant, c’est l’unique réalité ; l’instant et l’instant seul. C’est peut-être ce qui explique qu’il n’ait que très rarement de liaisons. Il n’y pense pas. Une liaison ? Avec Inès, non ? Ou n’était-ce pas plutôt Debbie ? Il verra ça ce soir à la fête chez Sandy.

Ce soir, il travaille de nouveau avec Xavier, comme d’habitude. Dans la mesure où aucun des deux ne négocie des jours de congé pour allonger une période de repos (ce qui arrive assez souvent), ils font équipe. Ils aiment ça. Ça confère au boulot une certaine continuité, lui donne un peu plus l’allure d’un boulot ordinaire.

La radio crachote, X prend la communication. « Nous vous écoutons, Vous-Qui-Voyez-Tout. »

On les met au parfum. Code neuf, carambolage, cinq à huit voitures, la Foothill Freeway juste à l’est de l’Eastern Freeway, un peu plus haut, sur le viaduc. Ils se trouvent sur la Santa Ana Freeway, à Tustin, et ils foncent pour remonter l’Eastern puis la Foothill. Il y a foule sur les voies, Abe les conduit sur le bas-côté vraiment étroit du viaduc jusqu’à ce qui ressemble à une forêt aéroportée de rouges et de bleus pulsatiles, trois véhicules de la police de la route et une autre voiture des secours d’urgence déjà sur place. Abe et Xavier bondissent dehors. L’autre tandem des Urgences se consacre à la partie avant du carambolage, et ils vont donc bosser à l’arrière.

— X, vois si tu peux faire venir une ou deux autres ambulances rapidement.

La troisième voiture est en accordéon, réduite à une bouillie de métal et de verre qui ne fait pas plus de trois mètres d’épaisseur, et le conducteur et le passager sont toujours dedans, tous deux inconscients. Abe sort brutalement ses cisailles principales du camion, se met au travail côté passager. La passagère, une femme assez âgée, est dans les vapes.

— Des vapes définitives, comme marmonne X en rampant sur elle pour atteindre le chauffeur. Une vraie épidémie.

Le chauffeur, un vieux, bascule d’un coup. Abe se grouille de passer de son côté de la voiture, X fourrage dans sa trousse à médicaments tout en cherchant à évaluer l’ampleur des dégâts.

— Hé, Abe, découpe-moi un trou, que je puisse passer de l’autre côté.

Crissement du métal découpé comme du papier, le Superman du waldo soulève brusquement le toit et X pénètre en se faufilant, peste contre un angle vif qui lui rentre dans l’entrejambe. Il s’affale sur le siège avant et s’occupe du chauffeur, Abe continue d’élargir l’ouverture, snip snip snip, les poulets braquent un projecteur halogène sur eux et tout devient surexposé, hululement de sirènes qui se rapprochent, on n’entend que ça sur l’autoroute, dehors, mais Abe n’entend rien du tout, pour lui il n’y a que le métal rebelle. Il découpe tout le flanc du véhicule, lève les yeux sur les centaines de voitures qui passent au ralenti à leur hauteur, regards vampires qui se régalent du spectacle.

— Abe ! Abe ! (X est pendu sous le volant. Abe se penche à l’intérieur.) Regarde-moi ça, il est coincé là, l’arbre de transmission a traversé et lui a écrasé la cheville droite.

Abe constate.

— Tu me découpes ça ?

Abe se met au boulot.

— Pas si près !

— Mais merde, comment tu veux que je m’y prenne autrement pour détordre ce truc ?

— Travaille plus haut. Putain, ce type va saigner à mort par cette saloperie de pied ! J’arrive pas à passer le bandage autour…

Snip. Crrc. Crrc. Crrc. Snip.

— L’arbre de transmission et le moteur font pression sur cette cloison, va falloir que j’aille chercher la grue pour soulever tout ça…

— Pas le temps ! O.K., je lui ai posé un garrot au mollet. Il a le pied pratiquement arraché, de toute façon, et il va claquer si on le sort pas de là très vite, alors écoute-moi, Abe, tu vas prendre tes cisailles et me couper ce pied…

— Quoi ?

— Tu m’as entendu, ampute tout de suite. Je vais l’emmener dans la voiture. Fais ce que je dis, merde, c’est moi le toubib, ici !

Abe pose le tranchant des lames des cisailles de part et d’autre d’une chaussette ensanglantée, résiste à la tentation de détourner le regard. C’est comme des ciseaux, pareil.

— Voilà, c’est ça, juste là. (Il appuie délicatement sur les deux manches pour les rapprocher.) Vite, maintenant.

La chair n’oppose aucune résistance. À peine si ça résiste un peu, craquement léger au moment où les lames sectionnent l’os. Le chauffeur sans pied pousse un soupir. X fiche une seringue dans le moignon, mains agiles, inspire et expire dans de grands whoof pendant qu’il se démène, soulève le conducteur pour le sortir. Ils le libèrent d’un coup et l’installent sur un lit ambulant.

— Dégage-moi ce pied et amène-le, dit X en se hâtant de pousser le lit vers l’ambulance.

— Putain.

Abe attaque le moteur par l’avant, y applique les cisailles et serre aussi fort qu’il peut ; il ne faut pas moins de sa propre force et de celle du télé-opérateur conjuguées pour sectionner l’arbre de transmission en deux, mais une fois que c’est fait il parvient à enfoncer le tranchoir dans le moteur. Puis il arrive à trouver une prise sur la cloison de l’arbre de transmission, manœuvre délicate, mais il y parvient et redresse la cloison, refait le tour de la voiture en courant jusqu’à la portière côté chauffeur, se penche à l’intérieur, ouaip, ça y est, il peut tendre le bras et attraper ce truc, godasse pleine de sang, et le voilà qui court vers le camion avec un pied et une cheville dans la main. Une partie de lui-même n’arrive pas à croire que c’est vraiment en train d’arriver. Il balance ça sur le lit à côté de son propriétaire, X lève les yeux de sur son malade.

— Emmenons ce type à un service d’urgences, et vite.

Abe est au volant, ceinture de sécurité bouclée, Mission Viejo dispose d’un petit hôpital avec de bonnes urgences, capables de satisfaire à toutes leurs fluctuantes nécessités, pas question de tracer en ce moment, on y va à fond la caisse et X a le visage couvert de sueur derrière la vitre.

— J’ai stabilisé son état, je crois. Il a pas l’air mal.

— Ils vont pouvoir lui regreffer le pied ?

— Ouais, sûr. C’est tranché bien net. On pourrait te recoudre la tête sur les épaules, maintenant. (Il rit.) T’aurais dû voir ta tête quand tu m’as balancé le truc.

— Merde.

— Ha-ha ! C’est rien. Une fois, à Java, j’ai transporté une jambe entière, coupée à hauteur de la hanche, et je t’assure que ce putain de truc n’arrêtait pas de me balancer des coups de pied.

— Merde.

— T’as rien senti gigoter ou je sais quoi ? Ha, ha…

— X, s’il te plaît.

Abe traverse La Paz à toute blinde et attaque les routes aux virages tourmentés qui sont censées faire de l’antique Mission Viejo un endroit un peu différent. Arriver à l’hôpital, débarcadère des urgences, on roule le type et son pied à l’intérieur. Ils s’asseyent sur le débarcadère.

X se lève et va chercher des serviettes et la bouteille d’eau dans le compartiment ambulance. Ils s’essuient le visage, boivent longuement. Abe commence à sentir les frissons se manifester. Le souvenir cinétique de l’amputation lui revient, le craquement lorsque le waldo a soudain eu raison de la résistance de l’os. « La vache », fait-il. X rit doucement.

Brrc ! Crrc ! « Voiture cinq vingt-deux, code six, carambolage entre deux véhicules à la jonction de la Coast Highway et de la Five à hauteur de Capistrano Beach… »

Encore contactés. Ils se lèvent ; Xavier gueule à l’intention des infirmières à l’intérieur, Abe démarre le camion. X saute dedans. Ceintures de sécurité.

— Putain, il y a foule ce soir.

— Conduis, pilote de la route, conduis-moi ce joujou.

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