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Quand Tashi et Jim regagnent la voiture de Tashi, trois jours plus tard, Jim est dans un état lamentable. Il a plusieurs grosses ampoules, trois bouts de doigts salement brûlés, un pouce entaillé, des ecchymoses sur le postérieur, une jambe sérieusement éraflée, un genou raidi par quelque faux mouvement qu’il n’a pas senti, un muscle plantaire déchiré dans le pied gauche, des lèvres profondément crevassées par le soleil, et un nez bien esquinté par un coup de soleil. Il s’est aussi flanqué un piquet de tente dans la figure, manquant de peu de s’arracher un œil ; et il a essayé de changer la recharge du réchaud à la lueur d’une bougie, subissant ce faisant une brève explosion qui lui a fait fondre les cils, roussi la barbe et le duvet sur ses mains.

Décidément, Jim n’a rien d’un boy-scout. Mais il est heureux. Corps esquinté, esprit en paix. Du moins pour l’instant. Il a découvert un nouveau pays, et celui-ci sera toujours présent pour lui. A la fois matériellement, juste plus haut après l’autoroute, et mentalement, dans une région de son esprit, un endroit qu’il a découvert en même temps que les montagnes elles-mêmes. Ça restera toujours quelque part là-derrière.

Il gémit quand ils arrivent à la voiture et balancent leurs sacs à l’arrière, il gémit quand Tashi remonte le chemin de terre jusqu’à la route, puis repart ; il gémit, assis à la place du mort. Mais au fond, il se sent bien.

Même la perspective de retourner dans le C. d’O. n’arrive pas à l’entamer ; il dispose de nouvelles ressources pour s’accommoder du C. d’O., et d’une résolution nouvelle.

— Faudrait qu’on persuade Sandy de venir ici avec nous, déclare-t-il à Tashi. Je suis sûr qu’il apprécierait aussi.

— Il venait avec moi, avant, dit Tashi. Trop occupé, maintenant. Et puis… (Il fait une drôle de moue.) Faudra qu’on voie comment Sandy se débrouille quand il sortira. Il devrait être libéré sous caution, je pense.

— Quoi ?

— Eh bien, tu vois… (Et Tashi lui raconte l’expédition des aphrodisiaques, la planque de la marchandise au pied de la falaise en dessous de la L.S.R.) Alors avec le renforcement de la sécurité, la came s’est retrouvée coincée là-bas, tu comprends. Et donc, apparemment, l’attentat que vous autres étiez censés commettre contre Laguna Space devait servir de diversion pour couvrir Sandy pendant qu’il arrivait en douce par la mer et récupérait la camelote.

Quoi ? Ô bon Dieu !…

— Du calme, du calme. Il va bien. J’ai appelé Angela l’autre matin quand on s’est arrêtés pour acheter à manger, pour savoir ce qui s’était passé. Sandy s’est fait choper par les services de sécurité de la L.S.R., qui l’ont refilé à la police. Pas de problème.

— Pas de problème ! Merde !

— Pas de problème. Se faire gauler par les flics, c’est pas ce qui pouvait arriver de pire. J’avais peur qu’il ait été blessé. Il aurait très bien pu se faire flinguer, tu sais.

Cette seule idée suffit à clouer le bec à Jim.

— Ça va, fait Tash au bout d’un moment.

— Bon Dieu, dit Jim. Je savais pas ! Enfin quoi, pourquoi Sandy m’en a pas parlé !

— Je sais pas. Mais qu’est-ce que t’aurais fait, de toute manière ?

Jim déglutit, interdit.

— Vu que ça va pour Sandy, c’est mieux que t’aies pas été au courant.

— Oh, merde… D’abord Arthur, et maintenant

Sandy…

— Ouais. (Tash rit.) T’as bousculé les plans de pas mal de gens, ce soir-là. Mais ça va.

Et ils continuent de débobiner la piste vers le sud. Jim a l’esprit de nouveau envahi par les problèmes du C. d’O., il ne peut pas les évacuer. C’est ça que ça veut dire, rentrer ; il va être sacrément difficile de conserver ne serait-ce que des bribes du calme qu’il a éprouvé dans la sierra. Il pourrait bien perdre ce pays nouveau qu’il a découvert, et il le sait.

Tash, lui aussi, se fait de plus en plus silencieux à mesure qu’ils se rapprochent de chez eux. Et on roule, en silence.

Dans la soirée, ils atteignent Cajon Pass puis descendent à travers les collines de condomundos vers la grande cuvette urbaine. L.A., ville de lumière. Le grand échangeur où la 5 rencontre la 101, la 210 et la 10 leur paraît totalement irréel, vision d’une autre planète, une planète entièrement recouverte par une cité vieille de millions d’années.

Ils sont bientôt revenus dans le C. d’O., où le paysage a au moins le mérite d’être assez familier pour modérer leur stupéfaction nouvelle. Ils connaissent ces lieux étrangers, c’est leur demeure. Leur demeure d’exilés du monde qu’ils ont si brièvement visité.

Tashi dépose Jim à son appart.

— Merci, dit Jim. C’était…

— Ça va. (Tash sort de la rêverie dans laquelle il est resté plongé durant toute la traversée du sud de la Californie.) C’était sympa. (Il tend la main, geste inhabituel de sa part, et Jim la serre.) Passe me voir.

— Bien sûr !

— Salut, alors.

Et il est parti.

Jim est seul dans sa rue. Il rentre dans son appart. Celui-ci est déglingué aussi ; lui et son chez-lui font bloc. Comme d’habitude. Il contemple les débris de sa crise d’hystérie, de folie, avec une certaine équanimité, teintée d’une pointe de… de remords, de nostalgie ; il ne sait pas. Ce n’est pas un spectacle réjouissant.

Enjambe les décombres, la bibliothèque en ruine et les C.D. et disquettes bousillés, passe dans la salle de bains. Se déshabille. Son corps crasseux est sûrement dans un triste état. Il entre dans la douche, règle l’eau sur chaud. Le plaisir et la douleur lancinante se mêlent en proportions égales, et il sautille en chantant :

Je nage dans le liquide amniotique de l’amour,

Nage comme un doigt vers le bout d’un gant

Quand j’arriverai en haut je plongerai en plein dedans

Je suis le sperme dans l’œuf – ai-je perdu ? ai-je gagné ?

Il se sèche avec beaucoup de précaution, se met au lit avec beaucoup de précaution. Les draps, c’est un tel luxe. Il est rentré chez lui. Il ne sait pas ce que ça veut dire au juste, ne le sait plus. Mais il est là.

Il passe le lendemain au collège universitaire de Trabuco, pour organiser les cours du semestre suivant, puis rentre, tâche de ranger. Pas mal de ses affaires sont esquintées au-delà de toute possibilité de réparation. Il va devoir reconstituer sa collection de disques à partir de zéro. Pareil pour les archives informatiques. Enfin, il n’a pas perdu grand-chose de précieux avec les archives en question, de toute façon.

Les cartes géographiques murales, maintenant ; ça, c’est un vrai gâchis. Il ne peut vraiment pas se permettre de les remplacer. Il détache soigneusement les lambeaux du mur, étale par terre les cartes, l’une après l’autre, recto contre le sol, scotche toutes les bribes, les aplatit du mieux qu’il peut. Les raccroche.

Bon, elles ont une drôle d’allure : froissées, avec d’évidentes déchirures. Comme si quelque tremblement de terre avait ravagé le paysage de papier, par au moins trois fois, cataclysme récurrent aux effets rapetassés et rapetassés encore. Eh bien… Ça ressemble à peu près à ça, en fait. Une carte, c’est la représentation d’un paysage, après tout, et de nombreux paysages, comme celui du C. d’O., sont avant tout mentaux. D’ailleurs, il ne peut rien y faire de plus.

Il arpente ensuite le salon pour rassembler les lambeaux de papier éparpillés autour du bureau. Ce monceau de copeaux constitue la totalité de ses efforts pour écrire. En les voyant déchiquetés ainsi, il a mal au cœur. Les trucs sur l’histoire du C. d’O. ne méritaient pas vraiment ça. Enfin… Tout est encore là, quelque part dans le tas. Il se met à examiner tous les bouts de papier un à un, à les étaler sur le canapé selon un nouvel ordre, jusqu’à ce que tous les fragments aient été réunis. Il scotche les pages ensemble comme il l’a fait pour les cartes. Après cela, il les relit, jette tout sauf les trucs historiques. A part ceux-là, il va tout reprendre depuis le début.

Quand il en a fini avec ça, il sort l’aspirateur et avale la poussière partout où l’engin peut passer. Eponge et détergent, chiffon, serviettes en papier et peau de chamois, détachant pour les taches sur le mur… Il s’y consacre furieusement, comme s’il avait absorbé un hallucinogène et développé un dégoût pour le désordre et la poussière, qu’il voit se réduire et se réduire. La musique qui s’élève de la petite radio de sa cuisine, heureusement épargnée par la purge, l’aide à trouver l’énergie nécessaire ; c’est le dernier morceau des Three Spoons and a Stupid Fork :

T’es un cerveau de bagnole

Tu restes bien sur le rail

On t’a donné tes orientations

Et tu réponds pas

T’as été programmé très simplement

Et t’as pas grand-chose à dire

Et tu vas casser

Un de ces quatre ça va arriver.

— Eh, va te faire foutre, chante Jim à l’intention de la radio, et il poursuit la chanson tout seul : Et après la casse, la bagnole peut voir, vidée de tous ses programmes, à acquérir sa liberté…

Oui, un ordre doit être établi ; rien de fétichiste là-dedans, juste un certain schéma, symbolique d’une cohérence interne qui reste à définir. Il se bagarre pour trouver un nouvel ordre d’ensemble, à partir des mêmes vieux éléments de base…

Tous ses pitoyables livres violentés sont sur le canapé. Quelle connerie de s’en prendre à eux comme ça. Heureusement que la plupart n’ont été que balancés à droite et à gauche. Il redresse la bibliothèque de briques et de planches, entreprend de remettre tout ça en place. L’alphabet est-il vraiment un principe de base sensé pour ranger des livres ? Voyons si on peut les disposer selon un ordre arbitraire, et ce qui en ressort. Etablissons un nouvel ordre.

Il finit par arriver au bout de ses peines. Le soleil de fin d’après-midi perce sous l’autoroute, tombe par la fenêtre ouverte. Ouvrir la porte, éjecter tous les grains de poussière en profitant du courant d’air. L’endroit a vraiment l’air propre ! Jim sort emmener sa récolte de débris jusqu’au bac à ordures, revient. Ressort avec le système vidéo bousillé de sa chambre, le jette aussi. Assez d’images. Il rentre et se retrouve épaté. Ce n’est pas un mauvais appart, du moins pas à cette heure-ci de la journée, à cette époque-ci de l’année.

Il se fait des œufs brouillés pour le dîner. Puis il appelle Hana. Ça ne décroche pas, et il n’y a pas de répondeur. Merde. Il appelle ses parents. Leur répondeur est branché, ce qui le surprend. On n’est pas vendredi soir ; où sont-ils passés ? D’habitude, ils ne branchent le répondeur que quand ils quittent la ville.

Il n’a rien à faire chez lui et, au bout d’un moment, prend sa voiture pour aller voir.

Personne, exact. Il y a un mot de Lucy sur l’écran de la cuisine.

« Jim… Papa a été renvoyé de son travail… Nous sommes partis à Eurêka voir notre terrain… Merci d’arroser les plantes dans le salon, etc. Nous revenons dans quinze jours. »

Renvoyé ! On ne manque pourtant pas de boulot à la L.S.R. !

Dérouté, Jim parcourt la maison de son enfance, sans but. Ou’est-ce qui a bien pu se passer ?

Ça fait drôle, de voir cet endroit aussi vide. Comme s’ils étaient tous partis pour de bon.

Pourquoi l’ont-ils viré ? « Enfoirés ! J’aurais dû les laisser vous faire fondre ! J’aurais dû les aider à le faire ! »

Mais s’il l’avait fait, il est tout aussi certain que son père aurait été congédié, non ? Jim ne voit pas en quoi la destruction des installations de Laguna Hill aurait rendu en quoi que ce soit plus plausible le maintien de son père à son poste à la L.S.R. ; en fait, le contraire semble plus probable. Il ne sait pas vraiment.

Jim se tient dans le couloir, d’où il peut voir toutes les pièces du petit duplex, ces pièces où se sont déroulés tant d’épisodes de sa vie. Des pièces désormais toutes petites et vides, qui se moquent de lui par leur silence et leur tranquillité. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il se rappelle la tête de Dennis quand il avait les yeux plongés à l’intérieur du moteur de la voiture, Dennis se raccrochant à ses convictions avec une opiniâtreté acharnée…

Jim s’en va, se sentant vain et vide. « Me voilà reparti, se dit-il. Je suis prêt à emprunter une nouvelle voie. A commencer une nouvelle vie. Mais comment ? C’est toujours le même vieux matériel que j’ai sous la main… Comment commencer une nouvelle vie quand tout le reste est pareil ? »

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