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Mais il n’a pas dormi longtemps lorsqu’il est réveillé par le bruit que fait Virginia Novello en passant la porte.

— Qu’est-ce que tu fais, tu dors encore ?

— Ouais.

Ne lui a-t-elle pas rendu sa clé de l’appartement la semaine dernière ? Jetée à la figure, plutôt ?

— Seigneur, quelle pagaille il y a ici ! Tu es si feignant.

Elle s’assied brutalement sur le lit, l’oblige à se retourner.

— Salut, fait-il, flou.

Bisou sur le front.

— Bonjour, mon amant.

Et il se retrouve tout à coup plongé dans l’univers du sexe. Virginia se lève, allume la vidéo de sa chambre, se déshabille, grimpe près de lui dans les draps froissés. Il regarde les écrans en roulant de gros yeux ronds.

— Tu veux que je te prépare un petit déjeuner ? demande-t-elle quand ils ont fini.

— Sûr.

Jim roule sur lui-même et commence à se demander ce que Virginia fait là. Officiellement, ils ont rompu lors du fameux match de soft-ball, mais ils se sont revus assez souvent depuis, sans que Jim puisse y voir une véritable raison. Hormis un peu de sexe facile, et peut-être une ou deux bagarres stimulantes… Il se lève, mal à l’aise, et passe dans la salle de bains.

De la douche, il entend à peine sa voix ; elle a haussé le ton pour couvrir le bruit de l’autoroute.

— Tu devrais vraiment essayer de tenir ta cuisine plus propre. Quel fatras ! (Un instant après :) Alors, où étais-tu la nuit dernière ?

— San Diego.

— Je sais. Mais ce que je ne sais pas, c’est pourquoi tu ne m’as pas demandé de venir.

— Hum, fait Jim en se séchant. Pas pu te trouver chez Sandy, tu vois…

— Mon cul ! J’étais là tout le temps !

Elle apparaît dans l’encadrement de la porte de la salle de bains, la main crispée dans un gant de ménage, comme si c’était un gant de boxe. Jim remonte son short plus vite que d’habitude.

— La vérité, dit-elle tristement, c’est que tu préfères t’éloigner de moi plutôt qu’être avec moi.

Soupir.

— Allez, Virginia, sois pas ridicule, tu veux ? Je viens de me réveiller.

— Foutu feignant.

Soupir. Des marques d’affection aux griefs, puis aux récriminations : c’est le parcours habituel de Virginia.

— Tu me laisses souffler ?

— Pourquoi le devrais-je, après que tu t’es débiné de ma piste hier soir ?

— Je suis juste allé à une autre fête avec les copains. Toi et moi, nous n’avions rien en route hier soir.

— Eh, la faute à qui ?

— Pas à moi.

— Ah oui ? Tu voulais t’en aller avec ces amis dont tu t’es entiché. Sandy, Tashi, Abe, tu aimerais mieux faire n’importe quoi avec eux plutôt que quelque chose avec moi.

— Allez, quoi…

— Aller où ? Reconnais-le, toi et ces types…

— Nous sommes amis, Virginia. Tu ne peux pas comprendre ça ? L’amitié ?

Des amis. Tes amis sont tous des héros à tes yeux.

— Sois pas idiote. (En fait, il se peut que ce soit vrai, oui ; les amis de Jim sont des héros à ses yeux, chacun à sa façon.) D’ailleurs, qu’est-ce qu’il y a de mal à aimer ses amis ?

— C’est plus que ça dans ton cas, Jim, tu es bizarre de ce côté-là. Tu les mets sur un piédestal et tu essaies de calquer ta vie sur la leur, mais tu n’es pas à la hauteur. Je veux dire, il n’y en a même pas un parmi vous qui ait un boulot.

Jim s’est habitué à la logique de Virginia, et il peut désormais la suivre jusque-là où elle conduit.

— Abe a un boulot. Nous avons tous un boulot.

— Oh, grandis ! Est-ce que tu vas te décider à grandir, un jour ?

— Je ne sais pas…

— Tu ne sais pas !

— Je ne sais pas ce que tu veux dire, c’est ça que j’étais en train de te dire. Tu me laisses finir mes phrases quand je parle, d’accord ?

— Tu as fini ?

— Ouais, j’ai fini.

Jim passe à côté d’elle pour se diriger vers la cuisine à grandes enjambées, écœuré par la stupidité de leur discussion. Les œufs brouillés sont devenus tout noirs dans la poêle.

— Merde.

— Et voilà, regarde ce que tu me fais faire ! crie Virginia, qui se précipite devant lui et met la poêle sous le robinet.

— Moi ? Un peu de sérieux !

— Je suis sérieuse, Jim McPherson. Tu n’as pas de véritable travail et tu n’as pas de véritable avenir. Tes petits boulots sont juste des prétextes à temps partiel pour fuir le travail. Tu glandes toute la journée à écrire des poèmes stupides pendant que je bosse et que je gagne l’argent que nous dépensons pour sortir, quand il est possible de t’arracher à tes amis pour sortir !

Une partie de Jim se dit : « Parfait, si c’est ce que tu penses alors va-t’en, arrête de m’emmerder. On a rompu, de toute façon ! » Une autre partie se rappelle les bons moments qu’ils ont eus, avec leurs amis, en sortie à deux, pendant des discussions, au lit. Et cette partie-là souffre.

Jim secoue la tête.

— Laisse-moi préparer le petit déjeuner, dit-il.

Pourquoi même se donne-t-elle cette peine, si c’est ça qu’elle éprouve à son sujet ? Pourquoi est-ce qu’elle ne lui facilite pas la vie en s’en allant pour de bon ? Il n’a pas le courage de lui dire de le laisser seul ; elle le clouerait sur place en soulignant combien il se montrait cruel envers elle. D’ailleurs, est-il bien sûr que c’est ce qu’il veut ? Elle est intelligente, belle, riche - tout ce qu’il désire chez une compagne, en théorie. Quand elle traverse tout le jacuzzi sous le regard de tous, pour s’asseoir sur ses genoux avec ces fesses au galbe parfait, il se dit que ça vaut bien toutes les bagarres, non ? Si. Jim aime ça. Il a envie de ça.

Ach. Juste une autre journée difficile avec Virginia Novello. Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? Un mois, deux mois ? Trois ? Et c’est comme ça depuis le début. C’en est arrivé au point qu’il est capable de faire la cuisine, manger et participer à une scène de ménage tout en réfléchissant à ce qu’il devrait lire d’autre avant de s’attaquer à son prochain poème. Bien sûr, pourquoi pas ? Tout le monde est capable de faire fonctionner des programmes en parallèle, à l’heure actuelle.

Mais cette fois-ci il se met vraiment en colère. Ils ne sont plus ensemble, ce sont des ex-conjoints, il n’y a aucune raison qu’il supporte ce genre de chose ! Il le lui dit en criant presque et sort comme un ouragan par la porte de devant.

Oups. Il est dans la rue ; il vient de claquer la porte de son propre appart. Légère erreur. Il a cru, l’espace d’un instant, qu’il se trouvait chez Virginia. Le voilà maintenant dans une situation plutôt embarrassante, non ? Que faire ?

Il fait le tour du pâté de maisons en voiture, revient, regarde subrepticement par la fenêtre. Oui, elle est partie. Waow. Vaudrait mieux qu’il se rappelle où il est avec un peu plus de sûreté.

Bon, assez sur ce sujet. La journée peut commencer.

Mais quand il s’assied pour écrire, un nœud se forme dans son estomac et refuse de se défaire : il n’arrête pas de réimaginer la dispute, d’en inventer des versions où Virginia finit repentante, puis nue dans le lit ; ou bien accablée par son congédiement acerbe, et partie pour de bon. Pourtant ces scénarios d’autojustification et les autres le laissent aussi abattu que la réalité. Il n’écrit pas un seul mot de toute la journée ; et tout ce qu’il essaie de lire lui semble épouvantablement ennuyeux.

Il allume la vidéo et repasse la bande de la séance au lit de ce matin. La regarde, morose, excité et écœuré en proportions égales.

Il a vingt-sept ans. Il n’a encore rien appris.

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