Quand Stewart Lemon apprend les mauvaises nouvelles – directement du président de la L.S.R. à New York, Donald Hereford –, c’est à peine s’il y croit. Toutes ses prémonitions se sont avérées de la pire façon. Au téléphone, tout le temps que Hereford est au bout du fil, il doit faire preuve de calme, encaisser, donner l’assurance qu’on contrôle bien tout, que le contrat est virtuellement dans la poche. En fait, l’interrogatoire brutal, glacial de Hereford l’effraie considérablement. Si bien que lorsque le coup de fil est terminé et que Lemon se retrouve seul, il sombre dans une telle colère, dans une telle peur, qu’il ferme son bureau à clé, éteint tous les systèmes, et devient fou furieux – donne des coups de pied dans le bureau et les fauteuils, balance les presse-papiers contre les murs, frappe à coups de poing le fragile rembourrage de son fauteuil pivotant jusqu’à ce qu’il l’ait complètement bousillé.
Le souffle court, il examine la pièce, puis remet très soigneusement tout en place. Il est toujours en colère mais, physiquement, il a moins l’impression d’être sur le point d’exploser. Sa santé ne lui permet vraiment pas d’assumer les pressions de ce boulot, songe-t-il ; c’est la course entre les ulcères et la crise cardiaque, et les deux concurrents pressent l’allure à mesure qu’ils se rapprochent de la ligne d’arrivée… Il avale un Tagamet et un Minipress, frappe le bouton de l’intercom, interroge Ramona de sa voix la plus calme :
— Est-ce que McPherson est revenu de White Sands ?
— Attendez que je regarde…
Ramona sait parfaitement que cette voix d’un calme plat signifie qu’il est furieux. Tant mieux, il aime bien que les gens sachent quand il est sorti de ses gonds. Elle revient vite vers lui :
— Oui, il est rentré à l’instant.
— Faites-le monter immédiatement.
En fait, il se passe plus de quinze minutes environ avant que McPherson se présente. Il semble contrarié, à sa façon minimaliste, les lèvres pincées, le regard accusateur. Il est en colère, lui ? Lemon se lève au moment où il entre, sent la pression remonter en lui.
À la limite du cri, il lance :
— Je vous ai demandé de vous grouiller sur le programme Abeille-Tempête, non ? Et vous m’avez regardé d’un air de dire : « Eh bien quoi, qu’est-ce qui presse ? On n’a pas de date. » Et maintenant je vais vous dire ce qui pressait, putain de merde !
Cette sortie immédiate fait tressaillir McPherson, qui se referme aussitôt comme une huître. Pas la moindre expression sur son visage. Lemon déteste cette réaction de robot, et il entreprend de la faire voler en éclats.
— Ils ont transformé votre programme super-noir en programme blanc, vous saisissez ? Si nous avions fait parvenir l’offre au Pentagone quand je le voulais ils n’auraient pas été en mesure de faire ça, mais il a fallu que vous vous y accrochiez ! Et maintenant c’est un programme blanc et l’A.O. est lancé en pâture à tout le monde !
Ça l’a secoué, O.K. McPherson a visiblement pâli, sa bouche n’est plus qu’une étroite ligne blanche en travers de son visage.
— Quand avez-vous appris ?… parvient-il à articuler, les mâchoires se serrant et se desserrant.
— À l’instant même ! Je ne suis pas aussi lent que vous, je viens de recevoir l’appel de New York. De Hereford en personne.
— Mais… (L’homme est vraiment choqué, sinon il ne condescendrait pas à poser à Lemon des questions de ce genre :) Que s’est-il passé ? Pourquoi ?
— Pourquoi ? Je vais vous dire pourquoi ! Vous avez été vraiment trop lent, voilà pourquoi ! (Lemon frappe un coup sec sur son bureau.) Laissez-moi vous expliquer une fois de plus ce qu’est l’Air Force, McPherson. Ils aiment avoir des résultats ! Ils n’ont pas la patience du colibri, et quand ils demandent quelque chose ils le veulent tout de suite ! S’ils ne l’obtiennent pas, ils vont voir ailleurs. Vous n’avez donc pas eu une production assez rapide pour eux ! Ça a pris quatre mois, bon Dieu ! Quatre mois ! Et maintenant l’A.O. pour le contrat Abeille-Tempête doit paraître vendredi dans le Commercial Business Daily, et après cette date nous ne serons plus qu’un concurrent parmi tant d’autres sur cette affaire. Si le Pentagone avait déjà reçu et accepté notre proposition, cela n’aurait pas pu arriver, mais dans les circonstances présentes, nous l’avons dans le dos ! Nous sommes revenus à la case départ !
Lemon est parvenu à se mettre dans un état de frénésie thérapeutique lors de cette explosion de colère, et il voit bien que McPherson est furieux lui aussi, les lèvres du bonhomme vont se souder s’il ne fait pas attention. Si c’était un type normal, celles-ci cracheraient le morceau et lui enlèveraient ça de sur le cœur, et il arriverait ensuite à sortir boire pour oublier et à élaborer une stratégie quelconque, les mots durs oubliés comme paroles prononcées dans le feu de la colère. Mais McPherson ? Non, non, il contient juste tout ça en lui-même en entassant les choses de façon presque effrayante, jusqu’à ce que ça se métamorphose en une haine à l’égard de Lemon que celui-ci distingue à l’instant même où il voit le visage de l’autre. Et ça rend Lemon fou furieux. Il déteste ces manières hautaines, ces lèvres pincées, ça le met en colère d’un point de vue personnel et ça leur fait perdre des boulots. Écœuré, il fait signe à l’autre de s’en aller. Il ne supporte pas de le regarder.
— Sortez, McPherson. Hors de ma vue.
— Je suppose que nous faisons une offre ?
— Oui ! Bon Dieu, vous vous imaginez que je vais laisser tout ce travail partir en fumée ? Vous allez me mettre ce truc sous la forme requise pour une offre et vous allez le faire vite. Est-ce que le test de White Sands a été positif ?
— Oui.
— Bien ! D’abord, vous m’inscrivez cette offre au tableau des propositions. Avec l’avance que nous avons, nous devrions pouvoir mettre en avant le meilleur projet, avec une bonne marge.
— Oui.
— Oui, tu parles ! Je vais vous dire une chose, McPherson : cette fois, vous risquez votre tête. Après toutes les opérations que vous avez fait avorter, il vaudrait mieux que vous réussissiez, cette fois-ci. Il vaudrait mieux.
Roide, l’autre acquiesce, sort d’un pas lourd. Putain de mécanique. Lemon n’arrive pas à croire qu’un robot aussi constipé travaille encore pour lui. Ce n’est vraiment pas son style, il ne peut pas bosser avec quelqu’un comme ça. Enfin… C’est la dernière chance de McPherson, il a tergiversé une fois de trop avec son style de dilettante perfectionniste. Vengeur, Lemon enclenche l’intercom et ordonne à Ramona d’envoyer un mémo. « À l’attention de Dennis McPherson. Dites-lui que parallèlement à la gestion du programme pour l’offre Abeille-Tempête, je veux qu’il codirige le projet Foudre en Boule avec Dan Houston. Dites-lui que Dan reste à la tête du projet, mais qu’il doit fournir toute l’assistance requise de sa part. »
Ça va donner à réfléchir à ce connard.