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En repartant chez Sandy, ils tombent sur Arthur Bastanchury, qui retourne à la fête avec un gros sac jeté sur l’épaule. Jim se sent mal à l’aise, il vient à l’instant de coucher avec l’ex-compagne d’Arthur, et qui sait ce qu’il continue d’y avoir entre eux, en réalité ? Mais Virginia et Arthur se montrent tous deux décontractés et, une fois qu’ils sont rentrés pour s’asseoir dans la salle vidéo et qu’ils ont bavardé un moment à propos de ce qu’il y a sur les murs, Jim se décontracte à son tour. « Nous vivons dans le monde post-moderne, se rappelle-t-il, les liaisons ne sont rien de plus que cela : chaque individu est une entité souveraine, libre de faire ce qu’elle veut. Aucune raison d’éprouver la moindre gêne. »

Sandy et Angela, Tashi et Erica sortent de la salle de jacuzzi, drapés dans de grandes et épaisses serviettes blanches, légèrement fumants. Ils vont dans la cuisine pour se bricoler un en-cas de noctambules. Arthur pose son sac par terre et l’ouvre, commence à ranger ce qu’il y a dedans.

— Alors, vous venez avec moi ? lance-t-il vers la cuisine.

— Pas ce soir, répond Sandy en criant. Je suis crevé.

Pas de réponse des autres. Arthur fait la gueule.

— Ginny ?

Virginia secoue la tête.

— Bien peur que non, Art. Je te l’ai dit, je pense que c’est une perte de temps.

Arthur prend un air écœuré, et elle se lève soudain et entre dans la cuisine, où ses amis rient de quelque chose que Sandy a fait ou dit. Arthur secoue la tête avec regret ; il va devoir y aller tout seul, dit son visage.

— Qu’est-ce qui est une perte de temps ? demande Jim.

Arthur le cloue d’un regard de défi.

— Essayer de créer une différence dans ce monde. Virginia dit qu’essayer de créer une différence est une perte de temps. Je suppose que tu penses la même chose. Vous pensez tous ça. Beaucoup de parlotes sur l’état déplorable du monde, sur la nécessité de changer les choses – mais quand on en vient au moment de passer à l’action, ça se révèle n’être que des parlotes.

— En sois pas si sûr !

— Non ?

Arthur laisse entendre qu’il s’en fout, son sourire est sardonique ; il baisse les yeux pour ranger les papiers dans son sac. Vexé, Jim s’énerve.

— Non ! Pourquoi est-ce que tu me dis pas ce que t’as en tête ?

— J’ai des affiches, là-dedans. Je vais faire une opération d’information éclair sur le mail. Tiens…

Il en sort une, la tend à Jim sans le regarder.

Sous un certain angle, c’est un holo d’une vague au pipe-line, un cylindre parfait prêt à avaler quelque extatique surfeur cinglé. Qu’on tourne un peu l’affiche, pourtant, et cela devient l’holo d’un soldat américain mort, peut-être pris en Indonésie. Les jambes ont disparu. Sous cette apparition, un texte en caractères gras proclame :

VOUS VOULEZ MOURIR ?

Guerres ouvertes en Indonésie, en Egypte, à Bahreïn et en Thaïlande.

Guerres clandestines au Pakistan, en Turquie, en Corée du Sud et en Belgique.

Dans toutes, il y a des soldats américains !

350 d’entre eux meurent CHAQUE JOUR.

LA CONSCRIPTION EST ROUVERTE.

VOUS POURRIEZ ÊTRE LE PROCHAIN.

Jim se frotte le menton. Arthur se moque de lui.

— Alors ? persifle-t-il. Ça te dit de venir poser ça avec moi ?

— Bien sûr, fait Jim, histoire de faire disparaître ce sourire dédaigneux. Pourquoi pas ?

— Ça pourrait te valoir la prison, voilà pourquoi.

— Liberté d’expression, non ?

— Ils ont leurs moyens de contourner ça. Dépôt illégal d’ordures. Déprédations. Ils sont obligés d’enlever ces trucs au laser, il y a des attaches en céramique moléculaire au dos.

— Hmm. Bon, et alors ? Tu projettes de te faire coincer ?

Arthur rit. « Non. » Il dévisage Jim, de la curiosité dans le regard. Malgré les événements de la soirée – la victoire de Jim au ping-pong, le fait qu’il ait sauté dans un lit avec l’ex-copine d’Arthur… ou peut-être à cause de ça, d’une certaine manière… Arthur semble avoir des critères moraux bizarrement élevés, et parler à Jim de haut. Jim ne comprend pas cela ; il se borne à le sentir.

— Allons-y, dans ce cas.

Arthur se lève et s’éloigne en direction de la porte. Jim le suit dehors et a juste le temps d’apercevoir la mimique renfrognée de Virginia, là-bas, dans la cuisine. Oups.

— Commençons par le nord et refaisons le chemin jusqu’ici, dit Arthur pendant qu’ils descendent au rez-de-chaussée du mail.

Ils empruntent les transports en commun déserts et tracent à travers le complexe jusqu’à South Coast Village, enterré sous l’excroissance nord du mail proprement dit.

— Ça ira. Faisons vite, mettons vingt minutes en tout. Mais sans se biler. Fais gaffe à la police du mail.

Ils prennent le large boulevard du mail. Des escalators en miroir bifurquent vers une vingtaine d’autres étages, certains réels, certains non.

— Mets les affiches là-haut et après passe cette canne dessus. Ça active la céramique.

Jim colle une affiche sur la vitrine d’une boutique Pizza City. Celle-ci consiste en un holo d’une jeune femme nue debout dans une vague déferlante tropicale qui lui arrive au genou ; changement d’angle, et c’est un autre soldat tombé au champ d’honneur et couvert de sang, avec les mots « LE MINISTÈRE DE LA DÉFENSE DIRIGE CE PAYS – RÉSISTEZ » en dessous. Waow. Ça risque de gâcher quelques dîners.

Il est maintenant près de 4 heures du matin, quoiqu’il soit impossible d’en juger à l’intérieur du mail, qui est aussi intemporel qu’un casino. Les grands magasins sont fermés, mais partout ailleurs les vitrines et miroirs et murs carrelés luisent avec l’insistance instable du néon :

Lumières ! Caméras ! On tourne !

Long atrium central, cinq étages de haut.

Arbres en plastique, fontaines de lumière colorée. Images

Réfléchies. Galeries de jeux, snack-bars, vidéo-bars : tous ouverts, tous palpitants.

Hé, tu sais quoi ? J’ai faim.

Le carrousel de la côte Sud tournoie. Tous ses animaux ont des cavaliers.

Œil vitreux. Sphères de musique qui s’entrechoquent.

Bandes dans les niches pour toilettes, dans les entrées des boutiques fermées.

Entrer dans un café. Traîner.

Faire les magasins

Sur Main Street.

C’est là que tu vis.

Jim et Arthur placardent leurs affiches sur les murs, les vitrines, les portes.

— La morgue est vraiment animée, ce soir, fait Arthur.

Jim rit. Lui-même déteste les mails, bien qu’il y passe autant de temps que n’importe qui.

— Alors pourquoi est-ce que tu affiches dans un endroit comme ça ? Est-ce que ce n’est pas un gaspillage de céramique moléculaire ?

— Pour le plus gros, sûrement. Mais l’appel des conscrits s’est renforcé depuis qu’on a reconduit le Gingrich Act, et il y a pas mal de gens ici qui sont dans la nasse. Ils ne le savent pas parce qu’ils ne lisent pas les journaux. En fait, si on va au fond des choses, ils ne savent absolument que dalle.

— Des somnambules.

— Oui. (Arthur désigne un groupe assommé au point d’être pratiquement incapable de marcher.) Des somnambules, exactement. Comment peut-on toucher des gens comme ça ? J’ai publié une feuille d’information pendant un moment.

— Je sais. Je l’aimais bien.

— Oui, mais tu lis. Tu fais partie d’une toute petite minorité. Surtout dans le C. d’O. Alors j’ai décidé de passer à un média qui me permette d’atteindre plus de gens. Nous fabriquons des vidéos qui marchent vraiment bien, parce que ce sont des comédies sexuelles pour la plupart. Le matériel d’imprimerie a été converti en équipement de confection d’affiches.

— J’ai vu celles sur l’Indonésie que Sandy a dans son bureau. Elles sont belles.

Arthur fait un geste de la main, agacé.

— Là n’est pas la question. Vous, les intellos de choc, vous êtes tous les mêmes. Pour vous, tout est affaire d’esthétique. Je ne pense pas que vous croyiez en quoi que ce soit. Il n’y a que le tape-à-l’œil.

Sans répondre, Jim entre dans le McDonald’s, met une affiche sur le menu. D’un côté, il a un peu l’impression de se faire marcher sur les pieds – ce n’est pas très juste de l’attaquer alors qu’il est là à risquer la prison pour coller ces stupides affiches, non ? En même temps, il y a une part de lui qui sent qu’Arthur a sans doute raison. C’est vrai, non ? Jim méprise les forces gouvernementales américaines depuis qu’il a conscience de leur existence ; mais il n’a jamais rien fait, que se plaindre. Tous ses efforts ont tendu vers la création d’une vie esthétique, une vie centrée sur le passé. Le roi des intellos de choc. Oui, Arthur a mis le doigt sur quelque chose.

Quand ils se retrouvent à l’endroit convenu, devant le Diable-à-Ressort, où Arthur était à l’œuvre, Jim demande :

— Alors pourquoi tu fais tout ça, Arthur ?

— Enfin, regarde un peu tout ça ! explose Jim. Regarde ces somnambules qui errent comme des zombies dans je ne sais quel coffre à jouets style L-5… Je veux dire, c’est notre pays ! C’est ça, d’un océan resplendissant à un autre océan resplendissant, une sorte de morgue des cerveaux ! Alors que le reste du monde est une véritable morgue ! Le monde est en train de s’effondrer et nous nous consacrons à fabriquer des armes pour pouvoir en contrôler une part plus importante !

— Je sais.

— Exact, tu sais ! Alors pourquoi est-ce que tu poses la question ?

— Eh bien, ce que je suppose que je voulais demander, c’est si tu crois vraiment que ce genre de choses… (il balance son sac d’affiches)… changera quoi que ce soit ?

Arthur hausse les épaules, fait la grimace.

— Comment veux-tu que je le sache ? J’ai le sentiment que je dois faire quelque chose. Peut-être que ça n’aide que moi. Mais il faut faire quelque chose. Enfin merde, qu’est-ce que tu fais ? Tu tapes sur une machine à abattement de texte pour une agence immobilière, tu enseignes la techno-prose à des technocrates. Ce n’est pas vrai ?

Presque contre sa volonté, Jim hoche la tête. C’est vrai.

— Tu te fous complètement de tes boulots. Alors tu pars à la dérive, le super-intellectuel qui se demande qu’est-ce que tout ça veut dire. (La grimace s’accentue.) Tu ne crois vraiment en rien ?

— Si.

Faible témoignage de défi. En fait, il a toujours pensé qu’il devrait s’impliquer davantage dans la politique. Cela serait plus cohérent avec sa haine des guerres livrées, des armes fabriquées (le métier de son père, oui !) – de la façon dont vont les choses.

— Je t’ai entendu parler du C. d’O. de l’ancien temps, de comment c’était, dit Arthur.

Ils avisent un flic du mail et se plantent devant les résultats du tirage du keno dans la vitrine du Las Vegas, chiffres verts enchâssés dans le verre. Quand le flic est passé, Arthur recouvre les chiffres avec un autre soldat mort.

— Certaines des choses que tu dis sont importantes. La tentative de mener des existences collectives là-bas dehors. Anaheim, Fountain Valley, Lancaster – c’est important de se rappeler ça, même si ce sont des tentatives qui ont échoué. Mais la majeure partie de cette utopie fruitière est de la connerie. Ça a toujours été l’agro-business en Californie, les concessions terriennes espagnoles ont été regroupées par convoitise en des domaines si grands qu’ils constituaient le site idéal pour l’agriculture industrielle, dont ça a pratiquement été le début. Dans ces vergers que tu regrettes, la cueillette était faite par des saisonniers qui travaillaient comme des chiens, et qui vivaient comme à la pire époque du Moyen Age.

— J’ai jamais dit le contraire, proteste Jim. Je sais tout ça.

— Alors à quoi rime cette nostalgie ? demande Arthur avec exigence. Est-ce que tu n’es pas simplement en train de regretter de ne pas avoir été l’un de ces propriétaires terriens privilégiés, dans le bon vieux temps ? Merde, à t’entendre, on dirait je-ne-sais-quel Russe blanc à Paris !

— Non, non, dit Jim d’une voix faible. (Ils tapissent d’affiches les portes et les murs de toilettes, s’approchent de la May Company à l’extrémité sud du mail.) Il y a eu quelques tentatives sérieuses de création de coopératives agricoles communautaires, ici. Pas mal d’entre elles concernaient les orangeraies. Il faut se rappeler ça, sinon, leurs efforts auront été vains !

— Leurs efforts ont été vains. (Arthur placarde une affiche.) Nous ferions mieux de nous tirer d’ici, il y a de fortes chances pour que les flics aient vu quelques exemplaires de ceci, maintenant. (II enfonce un doigt raidi dans le bras de Jim.) Leurs efforts ont été vains parce que personne n’a suivi leur exemple. Même ce genre de chose est dérisoire, c’est prêcher pour des sourds, faire des grimaces à des aveugles. Ce qu’il faut, c’est quelque chose de plus actif, un genre de vraie résistance. Tu comprends ?

— Euh, oui, je comprends.

Même si, en fait, Jim n’est pas très sûr de ce qu’Arthur veut dire. Mais il est convaincu qu’Arthur a raison, quoi qu’il veuille dire. Jim est un individu influençable, ses amis n’arrêtent pas de le convaincre d’un tas de choses. Et les arguments d’Arthur ont une force particulière pour lui, parce qu’ils expriment ce que Jim a toujours senti qu’il devrait croire. Il sait mieux que quiconque qu’il manque quelque chose d’essentiel à sa vie, il désire un but plus vaste d’un genre ou d’un autre. Et il adorerait rendre les coups à la culture de masse dans laquelle il se trouve être ; il sait que ça n’a pas toujours été comme ça.

— Alors tu veux dire que tu fais quelque chose de plus actif ? demande-t-il.

Arthur lui jette un coup d’œil mystérieux.

— C’est exact. Moi, et les gens avec lesquels je travaille.

— Enfin merde ! s’écrie Jim, irrité par les fins de non-recevoir d’Arthur, sa cachottière vertu. Je veux résister, mais qu’est-ce que je peux faire ? Je veux dire, ça pourrait m’intéresser de t’aider, mais qu’est-ce que je peux en dire si tu te contentes de pérorer ! Qu’est-ce que tu fais ?

Arthur joue de la prunelle, le regarde fixement, longuement.

— Nous sabotons des usines d’armement.

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