Dennis McPherson quitte la L.S.R. peu de temps après Lemon et rentre à la trace. Remonter Muddy Canyon Park après Signal Hill, traverser les coprops d’Irvine, direction Jeffreys, prendre à gauche sur Irvine, à droite sur Eveningside, à gauche sur Morning-side, jusqu’à la dernière maison sur la gauche, désormais transformée en duplex ; les McPherson possèdent la moitié de la maison qui donne sur la route, de même que l’auvent pour voitures et le garage. En entrant dans l’allée pour se garer sous l’auvent, Dennis aperçoit la petite Volvo usée de Jim dans la rue. En route pour un nouveau repas gratuit. Dennis n’est pas d’humeur à supporter d’autres sources d’irritation à la fin de cette longue journée, et il soupire.
Il pénètre dans la maison et trouve Jim et Lucy en train de se disputer sur un sujet quelconque, comme d’habitude.
— Mais, maman, la Banque mondiale ne leur prête de l’argent que s’ils font pousser des récoltes destinées à la vente qui lui conviennent, si bien qu’ils sont incapables de subsister grâce à leurs cultures et de se nourrir eux-mêmes, et ensuite le marché pour leurs productions agricoles disparaît et ils sont amenés à acheter leur nourriture auprès de la Banque mondiale, ou à la mendier, et ils finissent par être la propriété de la banque !
— Enfin, je ne sais pas, dit Lucy, tu ne crois pas qu’ils cherchent simplement à les aider ? Donner est un acte généreux.
— Mais, maman, tu ne vois pas le principe de la chose ?
— Eh bien, je ne vois pas. La banque prête cet argent sans y avoir pratiquement le moindre intérêt - ça revient somme toute à le donner, tu ne crois pas ?
— Bien sûr que non !
Dennis retourne dans la chambre pour se changer. Il n’a même pas envie de se faire expliquer le débat du jour. Jim et Lucy se disputent comme cela en permanence, Lucy se plaçant du point de vue chrétien et Jim de celui du pseudo-socialisme, tous deux mêlant de vastes questions philosophiques à des problèmes de la vie quotidienne, et transformant tout en bouillie. Seigneur ! C’est uniquement théorique pour eux deux, comme pour des dialecticiens qui s’accrochent histoire de ne pas perdre la main ; un simple élément de plus dans leur bavardage continuel. Mais Dennis déteste les discussions, à ses yeux ce ne sont rien de plus que des combats verbaux qui peuvent vous rendre furieux et vous contrarier durant des jours. Il a son content de ce genre de choses au travail.
Ils y sont encore quand Dennis revient pour lire les nouvelles sur le mur vidéo. LA GUERRE EN BIRMANIE FAIT TACHE D’HUILE AU BENGLADESH.
— Arrêtez ça, leur dit-il.
Ils se dévisagent, Jim amusé, Lucy frustrée.
— Dennis, proteste-t-elle, nous ne faisons que parler.
— Parlez, alors. Arrêtez de vous chamailler.
— Mais nous ne le faisions pas !
Néanmoins, Lucy n’insiste pas et va préparer le dîner, parlant à Jim de membres de sa congrégation, et Jim posant des questions hautement informées à propos de personnes qu’il n’a pas vues depuis dix ans. Dennis parcourt les nouvelles et éteint le mur ; demain les gros titres diront la même chose, modifiée avec art pour sembler originale. LA GUERRE FAIT TACHE D’HUILE EN (choisissez le pays)…
Ils s’asseyent pour dîner, Lucy dit le bénédicité, ils mangent. Après, Jim déclare :
— P’pa, euh, désolé de parler de ça, mais la vieille voiture a tendance à passer sur les voies de droite, que je le veuille ou pas. J’ai fait ce que j’ai pu pour vérifier le programme mais… j’ai rien trouvé.
— Le problème ne sera pas dans le programme.
— Oh. Ah. Eh bien, euh… Tu pourrais y jeter un coup d’œil ?
La visite s’explique. Irrité, Dennis se lève et sort sans dire un mot. Ce qu’il y a, c’est qu’il est dans une impasse ; les autoroutes sont effectivement dangereuses et, s’il refuse de réparer la voiture de Jim et tente de lui apprendre à travailler un peu tout seul, il se retrouvera tout de suite après à recevoir un coup de fil des flics de la brigade autoroutière qui lui apprendra que la voiture de cet imbécile a flanché et qu’il est mort dedans, et Dennis devra alors regretter de ne pas avoir fait cette saleté de réparation. Il conduit donc l’objet dans le garage et s’y attelle, dévissant le boîtier au-dessus du mécanisme d’aiguillage à la lueur d’une grosse lampe posée par terre à côté de lui.
Jim le suit et s’assied par terre pour regarder. Dennis glisse d’avant en arrière sur son chariot de mécano, mettant toutes les vis au même endroit, testant la fonction magnétique de toutes les pointes de l’aiguilleur… Ah. Deux sont mortes, deux autres à peine fonctionnelles, et les commandes sont directement transférées sur les pointes de virage à droite, ce qui explique le problème. Un bref moment de satisfaction tandis qu’il résout le petit mystère qui, après tout, n’était pas si mystérieux que ça. N’importe qui aurait pu y arriver. Ce qui le renvoie à son irritation vis-à-vis de Jim. Il est assis là, perdu dans ses propres pensées, n’apprenant rien sur la machine à laquelle il fait totalement confiance pour le transporter. Dennis soupire profondément. Alors qu’il remplace les pointes par des pièces détachées à lui (et elles sont chères), il demande :
— Tu as fait quelque chose pour trouver un travail à plein temps ?
— Ouais, j’ai cherché.
Bien sûr. D’ailleurs, pour quel genre de travail est-il fait ? Il va maintenant à l’université depuis des années et, pour autant que Dennis le sache, il n’est qualifié dans aucune branche. Un travail de bureau, un peu d’enseignement dans un cours du soir marginal… Est-ce que ça peut suffire ? Dennis donne un bon coup de tournevis. Qu’est-ce que Jim sait faire ? Eh bien… Il sait lire des livres. Oui, il sait lire mieux que personne. Mais Dennis est capable de lire un livre aussi, et il n’a pas fait six ans d’université pour apprendre ça. Et en attendant il est là, sur le dos, après une journée de onze heures, à réparer la voiture du gosse !
C’est le moment de le mettre à contribution.
— Dis, prends voir cette pointe et passe là-haut pour l’insérer dans cette fente (et il désigne le haut à l’aide du tournevis).
— D’accord, p’pa. (Et Jim fait le tour du compartiment moteur, occultant la lumière de la lampe posée par terre, et se penche à l’intérieur, la pointe entre les doigts.) Nous y voilà… Oups !
— Qu’est-ce que t’as fait ?
— M’a échappé. Mais je vois où elle est tombée… Entre le moteur et le distributeur… Un petit instant…
Et il se penche, étendu en travers du moteur, bouchant la lumière à Dennis.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Juste sur le point de… Eh… Oh…
Jim tombe dans le compartiment moteur. Son poids fait brusquement chuter l’avant du véhicule et Dennis, qui est étendu sur le dos en dessous, est presque écrasé par la coque.
— Hé ! Bon Dieu !
C’est une bonne chose que la voiture ait des amortisseurs décents – installés par Dennis lui-même l’année précédente. Dans le cas contraire, il aurait été aplati comme une crêpe. Avec de grandes précautions, il tente de s’extraire en roulant de dessous le véhicule, mais le bord de la carcasse lui heurte les côtes et… Bon, il ne peut pas passer dessous, même de justesse.
— Repose les pieds par terre et soulage la voiture de ton poids !
— Je, euh, je peux pas. On dirait que ma main est… coincée sous ce truc-là.
— Quoi, ce truc-là ?
— Je crois que c’est le delco. J’ai attrapé la pointe, mais…
— Si tu laisses tomber la pointe, tu peux te libérer la main ?
— Euh… Non. Ça marchera dans aucun des deux cas.
Dennis soupire, se déplace de côté jusqu’à ce qu’il tombe du chariot, qui cogne contre la coque du véhicule, et il rampe par terre à reculons sur le dos, la nuque heurtant le sol. Un lent et éprouvant flottement des roues avant lorsqu’il passe entre les accroche-rails, qui sont appuyés sur le sol, et il sort de sous la voiture.
Il se lève, se masse la nuque, regarde les jambes qui émergent du capot et gigotent. On dirait que le gamin a bondi et plongé à l’intérieur du truc. En fait, il a sans doute fait quelque chose qui se rapproche pas mal de ça. Dennis saisit une lampe-torche et en dirige le faisceau vers le compartiment moteur ; la tête de Jim est tordue vers le bas et tournée sur sa poitrine.
— Salut, fait Jim.
Dennis braque la torche sur le bout du bras de Jim, là où il disparaît sous le delco.
— Tu dis que tu as laissé tomber la pointe ?
— Oui.
À l’entendre, on dirait qu’il a un collier de serrage refermé sur la gorge. Dennis se penche, atteint le delco, fait basculer les attaches et ôte le chapeau du distributeur.
— Essaie, maintenant.
Jim tire d’un coup brusque, sa main se dégage et sa tête remonte brusquement vers le capot, quelle heurte et déloge de sa minable barre d’appui métallique, et qui retombe en claquant, manquant de peu les doigts et le cou de Jim.
— Ooh ! Oups !
Dennis regarde Jim par-dessus les verres de ses lunettes de mécano. Il rouvre le capot. Il remet la tête de delco en place.
— Où disais-tu quelle est, cette pointe ?
— Je l’ai, dit Jim, se frottant la tête d’une main.
De l’autre, il brandit fièrement la pointe.
Dennis finit le travail lui-même. Quand il remet le boîtier, il donne à chaque vis un dernier coup de tournevis vraiment appuyé ; si Jim tente de les enlever (comme s’il y avait une chance !), il saura qui les a vissées la dernière fois…
— Alors, ton travail, comment ça se passe ? demande intelligemment Jim pour remplir le silence.
— Très bien.
Dennis termine, referme.
— Je vais être obligé de rester à Washington la majeure partie de la semaine prochaine, dit-il à son fils. Ça serait peut-être bien que tu viennes dîner ici un soir ou deux.
— O.K., je le ferai.
Dennis remet ses outils dans la boîte à outils.
— Bon, j’y vais, maintenant, je crois.
— Dis au revoir à ta mère, d’abord.
— Oh, ouais.
Dennis le suit dans la maison en secouant un peu la tête. Jambes ondulant dans les airs… Un peu comme un scarabée retourné sur le dos.
À l’intérieur, Jim fait ses adieux à Lucy.
— Comment se fait-il que nous n’ayons pas vu Sheila ces temps-ci ? lui demande Lucy.
— Oh, je ne sais pas. Nous ne sommes pas tellement sortis au cours des dernières semaines.
— Quel dommage. Je l’aime bien.
— Moi aussi. On a été trop occupés, c’est tout.
— Eh bien, tu devrais l’appeler.
— Ouais, je le ferai.
— Et tu devrais aussi aller voir ton oncle Tom. Tu l’as fait, récemment ?
— Non, mais je le ferai. Bon, je m’en vais. Merci pour le coup de main, papa.
Dennis peut le voir oublier ses promesses d’appeler alors même qu’il passe la porte.
— À bientôt. Sois prudent, dit-il. Tâche de ne pas te faire coincer dans l’habitacle de ta voiture.
Quand la porte se referme en claquant, Dennis rit. Brièvement.