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Dennis McPherson apprend le sabotage à la Parnel en lisant le mur d’infos du matin, siffle entre les dents. Sale affaire. Il y a eu plusieurs cas d’attaques de saboteurs contre des entreprises qui travaillent pour le ministère de la Défense, et il est difficile de déterminer qui est derrière. Ça commence à évoquer quelque chose de plus qu’une simple rivalité entre compagnies. Les services de sécurité de chaque compagnie, y compris la L.S.R., sont impliqués dans de douteuses activités, qui ont en général à voir avec le détournement de documents militaires classés ou de projets des autres compagnies ; ce McPherson-ci en est conscient, comme tout le monde. Et, dans des cas isolés, il se peut que les équipes de sécurité de telle ou telle compagnie se soient affolées et aient commis quelque exaction à l’encontre d’une entreprise rivale. C’est arrivé, c’est sûr, et dans les dernières années, avec le budget du Pentagone qui se stabilisait légèrement, la compétition est devenue de plus en plus dénuée de scrupules. Mais cela s’est surtout produit entre services de renseignements, sous forme de falsifications de documents à peine dignes d’équipes de seconde division. Ce sabotage à grande échelle semble constituer un fait nouveau. L’œuvre des Soviétiques, peut-être, ou de quelque puissance du tiers-monde ; ou de nos propres refuzniks.

Dennis rit sans joie en lisant que les solvants composites utilisés lors de l’attaque sont en majeure partie du Styx-90, fabriqué par la Dow. La Parnel appartient à la Dow. Et il rit de nouveau lorsqu’il lui vient à l’esprit que ces compagnies, dont le rôle principal est de prévenir une attaque de missiles de croisière intercontinentaux, ne sont même pas capables de se protéger efficacement contre de petits missiles de croisière tactiques. Qui peut encore croire à l’existence d’une forteresse nommée Amérique ?

Sûrement pas les gens de la sécurité aux portes du complexe L.S.R. Ils arborent une expression misérable en vérifiant que McPherson est bien l’occupant officiel de ce véhicule. Ils sont là pour lutter contre l’espionnage industriel, pas contre des attaques de guérilleros. Ils ont un boulot impossible.

Et les gens à l’intérieur ?

Ces dernières semaines, McPherson a remanié de fond en comble l’officieuse proposition Abeille-Tempête pour en faire une proposition officielle. La transformer de super-noire en blanche. Les programmes blancs ont des avantages que McPherson apprécie. On met tout sur la table, les spécifs sont dans le dossier technique et ne peuvent pas être modifiées par un quelconque officier de l’Air Force qui se trouve avoir comme ça une nouvelle idée. Et l’intensité de la compétition les contraint à faire un travail minutieux, comprenant des tests poursuivis jusqu’à ce qu’il soit prouvé que chaque partie du système fonctionne, en toutes circonstances. Et, de l’avis de McPherson, à long terme, c’est rentable. Il s’est rendu sept fois à White Sands au cours du mois précédent, pour travailler sur de nouveaux essais ; et au cours de ces essais, par exemple, ils ont constaté que si les tanks qui constituaient la cible étaient amassés en un groupe unique, le viseur laser avait tendance à n’indiquer que les tanks situés à la périphérie et à négliger ceux du centre. Les programmeurs avaient planché et le problème avait été résolu, mais que se serait-il passé s’ils ne s’étaient aperçus de rien ? Oui, c’est comme ça que McPherson aime travailler. « Faire les choses en règle », déclare-t-il presque chaque jour à son équipe. En fait, ses programmeurs l’appellent FALCÉRÉ derrière son dos, ce qui a amené certains mélomanes à évoquer des concertos pour violoncelle ou à siffloter Pump and Circumstance[3] pour signaler l’entrée en scène du boss…

McPherson s’assied donc à son bureau et parcourt la liste des Choses-à-faire qu’il a laissée la veille. Il y ajoute plusieurs points qui lui sont apparus dans la soirée et en chemin.

9 h R-V Don F. pr rappel imprimer promo Ab-Temp

R-V Lonnie pr pbs laser CO2

rédiger intro plaquette promo Ab-Temp

1 h 30 voir gpe software pr systm guidage

tél Dahlin sujet puissance Ab-Temp

trvl sr promo Ab-Temp

4 h R-V Dan Houston pr Foudre en Boule

Il décroche le téléphone, enclenche la touche qui correspond à Don Freiburg. La journée commence.

Le fait de devenir un programme blanc implique que l’offre sur Abeille-Tempête fait désormais partie du circuit principal de l’approvisionnement militaire public en Amérique. C’est un processus d’une effroyable complexité qui comporte des centaines de variables, et très peu de gens, sinon personne, en comprennent toutes les facettes. En tout cas, pas McPherson ; il se concentre sur la partie du processus qui est importante pour son travail, comme tout le monde. Il est par conséquent expert en matière de fournitures en technologie aérospatiale pour l’Air Force, et sait peu de chose ou rien sur les autres domaines. Apprendre à connaître son propre domaine est déjà assez difficile.

Tout commence au sein même de l’Air Force, de la façon suivante : l’un des commandements opérationnels, mettons le Groupe de Défense Stratégique de Phase Un (G.D.S.P.U.), établit un Constat de Nécessité Opérationnelle (C.N.O.) accompagné d’une Analyse de Nécessité d’un Elément de Mission (A.N.E.M.) et le transmet au Q.G. de l’U.S.A.F. (Q.G.U.S.A.F.). Si le Q.G.U.S.A.F. décide que le C.N.O. correspond à un programme important, ils rédigent une Justification à l’intention du Nouveau Départ des Systèmes Majeurs (J.I.N.D.S.M.), qui est revue par le Groupe d’Evaluation des Requêtes (G.E.R.), et la version revue est ensuite soumise au Secrétariat de l’Air Force (S.A.F.). Si le S.A.F. conclut que la J.I.N.D.S.M. représente un Programme Qualifié d’Acquisition par l’Air Force (P.Q.A.A.F.), il approuve le J.I.N.D.S.M., qui devient un J.I.N.D.S.M.A. Le S.A.F. présente ensuite le J.I.N.D.S.M.A. dans le cadre du Mémorandum sur le Programme d’Objectifs de l’Air Force (M.P.O.A.F.) au Secrétariat de la Défense (S.D.). Si le S.D. approuve le M.P.O., et par conséquent le J.I.N.D.S.M.A., le Q.G.U.S.A.F. prépare et publie une Directive de Gestion de Programme (D.G.P.), et une action de Systématisation des Plannings Programmes et Budgets (S.P.P.B.) est engagée. La Phase d’Exploration Conceptuelle (P.E.C.) a commencé. Dans cette phase, on explore les divers Concepts Préliminaires de Systèmes Opérationnels (C.P.S.O.), et ceux-ci, au total, constituent la Phase de Passage en Revue (P.P.R.). A partir de la P.P.R., le Q.G.U.S.A.F. prépare un Rapport sur la Conception du Système (R.C.S.), qui est de nouveau revu par le G.E.R. et par le Conseil de Révision d’Acquisition de Systèmes par l’Air Force (C.R.A.S.A.F.), après quoi on le soumet de nouveau au S.A.F. Si le S.A.F. approuve le R.C.S., on le remet entre les mains du Conseil de Révision d’Acquisition de Systèmes par le Ministère de la Défense (C.R.A.S.M.D.), qui le recommande au S.D. Si le S.D. approuve le R.C.P. – décision qui marque un tournant de première importance –, le Q.G.U.S.A.F. publie une nouvelle D.G.P. et le programme entre dans sa Phase de Validation et Démonstration (P.V.D.).

Tout est bien clair ? Bon. C’est à ce stade que le programme entre en rapport avec l’industrie privée. Si le S.A.F. et le S.D. sont convenus que le projet devait rester top-secret, le programme devient alors super-noir et les personnels de l’Air Force au Pentagone même ne contactent qu’une ou deux entreprises. Généralement, du moins. Il y a aussi des programmes noirs ordinaires, que l’on confie également directement aux entreprises comme dans le cas des super-noirs ; on en parle à deux ou trois personnes au Congrès, pour qu’elles s’imaginent au fait de tous les petits secrets du Pentagone.

Mais la grande majorité des programmes sont ceux que l’on appelle des programmes blancs, et ceux-ci exigent des procédures beaucoup plus compliquées. Au cours de la P.V.D., le Q.G.U.S.A.F. commence à lancer des Appels d’Offres (A.O.) et des Appels à Informations (A.I.) aux entreprises adéquates du secteur de la Défense afin d’obtenir leurs opinions. Les compagnies intéressées répondent par des suggestions techniques basées sur leur prise en considération de l’A.O., et celles-ci deviennent parties constituantes du Processus de Coordination des Décisions (P.C.D.). En fin de compte, le Q.G.U.S.A.F. émet un ultime A.O., qui est en principe publié dans le Commerce Business Daily. À ce stade, il y a déjà eu un important combat tactique entre les entreprises intéressées, chacune d’entre elles ayant tenté de faire inscrire dans l’A.O. final des conditions qu’elle seule est capable de remplir. Mais l’A.O. est maintenant lancé à tous, et la course est engagée.

En règle générale, les compagnies disposent de quatre-vingt-dix jours pour soumettre des propositions au Directeur du Programme (D P.), qui est colonel ou général de brigade dans l’Air Force. Après soumission, le processus d’estimation des propositions s’engage. Il est en partie conduit par le Centre d’Examen et d’Evaluation de l’Air Force (C.E.E.A.F.), qui est une branche du Commandement aux Systèmes de l’Air Force (C.S.A.F.) installé sur la base de l’Air Force d’Andrews ; l’autre partie est conduite par le O.G.U.S.A.F. au Pentagone, ou par le D.P. A partir de ces unités et de quelques autres, on constitue un Comité d’Evaluation et de Sélection des Sources (C.E.S.S.), commandé par une Autorité de Sélection des Sources (A.S.S.), qui est en général – mais pas toujours – le D.P. Les divers auteurs de propositions sont convoqués et cuisinés sur les moindres détails de leurs propositions puis, lorsque les six semaines de ce processus sont écoulées, le C.E.S.S. fait son estimation, qui est ensuite résumée par l’A.S.S., laquelle se sert de ce résumé pour justifier sa décision vis-à-vis de ses supérieurs. La décision d’octroyer le programme à l’un des concurrents (ou de l’octroyer à deux concurrents mis en compétition, ou en situation de leader/suiveur) est par conséquent, en dernier ressort, celle de l’A.S.S., mais celle-ci se conforme en général aux recommandations du C.E.S.S., et elle doit également s’assurer de l’aval de ses supérieurs au niveau du S.A.F., voire du S.D.

Tout est clair ?

Mais en attendant, à ce stade, Dennis McPherson ne doit se préoccuper que de mettre en forme une proposition qui tienne debout face aux essais techniques et aux exigences budgétaires dont le C.E.S.S. ne tardera pas à décider. Il ne reste pas trop de jours ; et c’est donc plus près de 5 h 30 que de 4 heures qu’il parvient enfin à se libérer pour son premier rendez-vous, avec Dan Houston, au sujet du projet Foudre en Boule sur lequel, par esprit de vengeance, Lemon a exigé qu’il travaille, dans le « temps libre » laissé par l’offre Abeille-Tempête.

McPherson se rappelle encore parfaitement la bévue qui l’a conduit à avoir ça sur le dos. Il se trouvait au restaurant des cadres de la L.S.R., il entrait en compagnie d’Art Wong et, en réponse à quelque chose qu’Art avait dit, sans prendre le temps de réfléchir (ou de regarder autour de lui), il avait déclaré : « Je suis foutrement content de ne pas faire le boulot que vous faites. A mon avis, tout le programme de défense balistique n’est qu’un trou noir où s’engouffrent l’argent et l’énergie. » Il s’était retourné, pour découvrir Stewart Lemon planté là à le regarder.

Et il se retrouve affecté à Foudre en Boule. Lemon n’oublie jamais.

Dan est sur le point de mettre un terme à sa journée, et il s’apprête à partir avec quelques membres de son équipe, pour aller au El Torito, juste en bas de la rue. Il a envie que McPherson vienne prendre des margaritas avec eux, et McPherson dissimule son irritation et accepte. Sur le court trajet, il passe un coup de fil à Lucy pour la prévenir qu’il rentrera tard, puis grimpe le labyrinthe d’escaliers extérieurs du complexe de bureaux jusqu’au restaurant du dernier étage. Jolie vue sur les immeubles de Muddy Canyon et, de l’autre côté, sur la mer.

Dan, Art Wong et Jerry Heimat sont déjà installés à une table près de la baie vitrée, et le pichet de margarita est commandé. McPherson s’assied et se met à discuter le bout de gras avec eux. Ils parlent boutique. Certains cadres de Grumman et Teledyne ont été inculpés, accusés d’avoir touché des pots-de-vin versés par leurs sous-traitants. « Ça doit être pour ça qu’on dit que les missiles sol-air de chez Grumman volent de traviole », fait Dan. Ce qui les amène à parler de missiles, et lorsque arrive le pichet de margarita auquel ils font rapidement un sort, ils sont en train de discuter des dernières performances dans la guerre d’Indonésie. Il paraît qu’un missile antitanks de la General Dynamic a été surnommé « le Boomerang », à cause de problèmes persistants avec le software de guidage ou des pivots des pales, on n’est pas encore tout à fait sûr. Mais il s’obstine à voler selon des trajectoires obliques, un vrai problème, ça oui. Personne n’a envie d’utiliser ces engins, mais on les oblige à le faire quand même parce que les Marines en possèdent des quantités et se refusent à admettre que les problèmes ont dépassé un pourcentage acceptable. Alors les soldats ont pris l’habitude de tirer les missiles de la G.D. en pointant à quatre-vingt-dix degrés les tanks qui constituent la cible… enfin, c’est ce que véhicule le téléphone arabe. Aucun doute qu’il s’agit d’un ramassis de mensonges, mais de toute façon personne n’aime la G.D., alors ça fait une bonne histoire.

— Vous savez ce qui est arrivé à Johnson, chez Loral ? demande Art. Il est chargé du quatrième niveau du programme sur les missiles balistiques intercontinentaux, c’est lui qui dégomme les auteurs de fuites. Bon, un jour il reçoit une directive du C.D.S., qui dit : « Vous êtes prié de vous assurer que vous traiterez bien à vingt pour cent de plus que la somme totale estimée pour un lancement en cas d’attaque à grande échelle. » (Ils s’esclaffent tous.) Il a failli faire une crise cardiaque, c’était un montant d’un ordre de grandeur deux fois supérieur à son estimation des sommes en jeu pour le projet, et il était dans la merde jusqu’au cou sur le software. Tout le système était écrabouillé. Alors il a appelé le Pentagone juste avant que son palpitant lui dise adieu, et s’est aperçu que celui qui avait écrit « dix pour cent de plus que » aurait dû écrire « dix pour cent du »…

— Il a quand même eu des problèmes, poursuit Dan lorsqu’ils cessent de rire. Ils ne sont même pas en mesure de garantir une rentrée d’argent avec une fiabilité de plus de cinquante pour cent, ce qui fait qu’ils vont devoir au moins doubler le nombre de montages financiers tordus, et le Pentagone menace déjà de le bazarder.

Ça rappelle à Dennis ses propres ennuis, et il descend ce qui lui reste de margarita avec un sourire sardonique.

Art et Jerry, conscients des états d’âme de leur patron, sentent ce changement d’humeur. Et cette rencontre est censée se dérouler entre les deux directeurs. Ils bavardent donc encore quelques instants, finissent leurs verres, puis se lèvent et s’en vont. Dan et Dennis restent là pour parler.

— Alors, fait Dan avec le même sourire dénué d’humour, Lemon vous a embringué dans le programme Foudre en Boule, hein ?

— C’est exact.

— Sale coup pour vous. (Dan fait signe à une serveuse qui passe pour commander un autre pichet.) Il panique, ça je peux vous le dire. Hereford appelle de New York et fait monter la pression, et en ce moment c’est tout sauf agréable, parce qu’on est coincés. (Il hoche la tête d’un air misérable.) Coincés.

— Racontez.

Dan sort un stylo, dessine un cercle sur la nappe en papier jaune.

— Le vrai problème, se plaint-il, c’est qu’on a refilé un boulot impossible aux gens du premier niveau. Le Commandement de la Défense stratégique a déclaré qu’il fallait que soixante-dix pour cent des missiles balistiques intercontinentaux soviétiques soient, en cas d’attaque complète, détruits au cours de la phase d’allumage des boosters. Nous avons décroché un programme de développement avec cet objectif comme idée de base. Mais ce n’est pas réalisable.

— Vous croyez ? (McPherson a le sentiment que Dan n’est peut-être qu’en train de justifier les problèmes qu’il a avec son programme.) Pourquoi ?

Houston grimace.

— Le temps de latence nécessaire est trop long, Dan. Tout simplement trop long. (Il soupire.) Ça a toujours été l’exigence la plus pointue de toute l’architecture du système, si vous voulez mon avis. Les Soviétiques ont réduit le temps d’allumage de leurs boosters rapides à soixante secondes, ce qui fait que la plupart de leurs missiles balistiques intercontinentaux ne resteront en phase d’utilisation des boosters que durant cette minute, et pendant la moitié de ce temps ils se trouveront dans l’atmosphère, où les lasers ne peuvent pas grand-chose. Donc, dans notre optique, nous raisonnons sur une fenêtre de soixante secondes.

Il griffonne les chiffres sur la nappe à mesure qu’il parle, nerveusement, comme s’il s’agissait de sa signature ou de quelque autre symbole profondément inscrit dans sa mémoire, presque comme par obsession. tB = 30.

— Bon, durant cet intervalle, il nous faut localiser les missiles, suivre leurs trajectoires et aligner les miroirs de manière correcte afin de répercuter les faisceaux laser. L’équipe d’Art a fait tomber ça à environ dix secondes, ce qui constitue d’ailleurs une incroyable prouesse technique. (Il hoche la tête d’un air buté, écrit tR = 10.) Vient ensuite le temps de latence, le temps qu’il faut pour braquer le faisceau sur le missile pour le détruire.

Il écrit tL =, hésite, laisse vierge l’autre partie de l’équation.

— Vous avez dit à l’Air Force que nous pouvions faire pulser une grosse explosion d’énergie, exact ? demande McPherson. De manière à ce que ce soit une onde de choc qui endommage et casse l’enveloppe du missile ?

Dan hoche la tête.

— C’est exact.

— Alors le temps de latence devrait être bref.

— C’est exact ! C’est exact. Le temps de latence devrait être de l’ordre de deux secondes. Ce qui signifie que chaque poste laser devrait pouvoir détruire N missiles, c’est-à-dire que (et il écrit) :

N = (tB) / (tL +tR)

» Quoi qu’il en soit, poursuit Dan, les yeux baissés sur cette simple équation, l’une de ces formules du type Field-Spengler avec lesquelles il doit jongler tous les jours, le temps de latence est en fait fonction de la robustesse du missile, de la distance par rapport à la cible, de l’intensité du faisceau laser et de l’angle d’incidence entre le faisceau et la surface du missile.

Il écrit R, I, A et O puis, compulsivement, rédige cette autre équation, elle aussi du type Field-Spengler :

tL = (4a2RA2) / (π PD2 cos.O)

— Et nous avons obtenu des chiffres sur la robustesse d’environ quarante kilojoules par centimètre carré. (Il écrit R = 40 kJ/cm2.) Nos lasers ont une puissance de vingt-cinq mégawatts et frappent des miroirs de dix mètres de diamètre sur une longueur d’onde de deux virgule sept nanomètres, et donc, avec le meilleur angle d’incidence possible, le temps de latence est (et il écrit, très soigneusement) :

tL = 53 secondes.

— Quoi ? fait McPherson. Qu’est devenue l’onde de choc engendrée par la pulsation ?

Dan secoue la tête.

— Marchera pas. Les missiles sont trop durs. Il va falloir qu’on les fasse sauter, exactement comme je l’avais dit, avant qu’on obtienne ce contrat d’exploitation. Les miroirs sont en place, là-haut, et ils ne vont pas s’agrandir ; la puissance de pulsation est déjà incroyable quand on pense qu’il va falloir alimenter simultanément plus de cent cinquante stations lasers, et que nous ne pouvons pas modifier la longueur d’onde des lasers sans remplacer tous les systèmes. Et c’est là qu’est l’os.

— Mais ça veut dire que le temps de latence est supérieur à la durée de la phase d’utilisation des boosters !

— C’est exact. Chaque laser peut détruire environ les huit dixièmes d’un missile. Et il y a cent cinquante stations lasers pour à peu près dix mille missiles.

McPherson est suffoqué. Il emprunte le stylo de Houston, se met à son tour à écrire sur la table. Il examine les chiffres. Boit une autre gorgée.

— Dans ce cas, dit-il, comment se fait-il que nous ayons obtenu le contrat ?

Dan secoue la tête. Il regarde maintenant la mer derrière la vitre.,

Il déclare d’une voix lente :

— Nous avons décroché le contrat Foudre en Boule parce que nous avons prouvé au cours d’essais que nous étions capables de détruire une cible stationnaire renforcée, grâce à la subite onde de choc. On nous a accordé le contrat sur cette base, et on nous a mis en compétition avec Boeing, qui s’est vu accorder ce même contrat ; trois ans après, nous devons prouver que nous pouvons y arriver pendant la phase d’utilisation des boosters, au cours d’essais en temps réel. On se rapproche des tests de confrontation. Le gagnant empoche un contrat de vingt milliards de dollars, juste pour commencer, et le perdant voit plusieurs millions de dollars de frais d’offre et de développement passer aux profits et pertes. Peut-être obtiendra-t-il un contrat de sous-traitance auprès du gagnant, mais ça ne rapportera pas tant que ça.

McPherson hoche la tête avec impatience.

— Mais puisque nous y sommes parvenus sur le terrain ?

Dan liquide un autre verre d’une seule gorgée.

— Vous voulez un autre pichet ?

— Non.

Il verse de la mousse et de la glace dans son verre.

— Le problème, dit-il, c’est que l’essai n’était pas authentique. C’était du bidon.

Quoi ? (McPherson se redresse si vite que ses genoux heurtent la table et renversent presque son verre.) Qu’est-ce que vous dites ?

Mais ce que Dan veut dire est clair. Les résultats des essais ne signifiaient pas ce que la L.S.R. a déclaré qu’ils signifiaient.

— Pourquoi ?

Dan hausse les épaules.

— Nous étions pressés par le temps. Et nous pensions avoir liquidé le problème. Nous pensions être capables d’expédier un faisceau si intense qu’il engendrerait une onde de choc même dans les enveloppes renforcées, les calculs laissaient croire que nous n’avions besoin que d’un petit plus de puissance et que nous aurions alors notre intensité. Alors nous avons simulé ce qui se produirait une fois que nous aurions résolu les problèmes, en nous disant que nous pourrions valider les essais rétroactivement, après avoir décroché le contrat. Mais nous n’y sommes jamais arrivés.

Il fixe la table, incapable de regarder McPherson dans les yeux.

— Pour l’amour du ciel ! fait Dennis.

Il n’arrive pas à s’en remettre.

— Nous ne sommes pas les premiers à avoir fait ça, dit Dan pour se défendre.

— Hon.

En fait, comme ils le savent tous les deux, le programme de défense stratégique a une longue histoire d’essais pareillement dénués de sens, qui remonte au premier projet. Ils avaient fait sauter des missiles Sidewinder à l’aide de lasers, alors que les Sidewinders étaient conçus pour chercher les sources d’énergie et constituaient par conséquent des cibles qui s’accrochaient aux faisceaux qui les détruisaient. Ils avaient fait passer des faisceaux d’électrons dans des gaz raréfiés, et proclamé que les faisceaux fonctionneraient dans les environnements très différents qu’étaient le vide et l’atmosphère. Ils avaient fait rebondir des rayons laser sur des cibles situées dans l’espace et crié au progrès, alors que les astronomes faisaient ça depuis des décennies. Et ils avaient installé des missiles-cibles au sol, et les avaient assujettis avec des fils de hauban pour qu’ils explosent séparément quand les lasers les chaufferaient. Oui, il y a une histoire des tests bidon qui remonte aux débuts du concept tout entier. On pourrait affirmer que tout le système de défense balistique a été fondé sur eux.

Mais maintenant… Maintenant le système est produit et déployé. On passe désormais aux choses sérieuses, c’est vendu à la nation et installé dans le ciel, et avec un os dans leur partie du système, ils sont dans une sale situation. Le Pentagone n’est pas aussi coulant avec les entreprises privées qu’avec son propre programme de recherche, inutile de le dire. La compagnie pourrait même être passible de poursuites, quoiqu’on en arrive rarement jusque-là. Cela n’est pas nécessaire pour ruiner la compagnie, en fait.

Et voilà qu’il se retrouve embringué dans ce programme par Lemon ! McPherson sait déjà que Lemon lui a confié cette tâche par méchanceté ; ça lui a assez compliqué le travail préliminaire ; mais ça ! Ça ! Ça dépasse la simple méchanceté.

— Est-ce que Lemon est au courant ?

— … Non.

Mais McPherson lit sur le visage de Dan que celui-ci est en train de lui mentir, d’essayer de couvrir son patron, son ami. Ahurissant. Et en aucun cas Dennis ne peut tarabuster Dan là-dessus. Pas maintenant. « Bon Dieu ! » Il intercepte une serveuse et commande un autre pichet de margarita.

Ils restent assis en silence jusqu’à l’arrivée du nouveau pichet. Ils se servent.

— Alors, qu’est-ce que vous croyez qu’on devrait faire ? demande Dan en hésitant.

Il y a un certain désespoir dans sa voix ; et il ingurgite ses margaritas aussi vite qu’il peut.

— Comment voulez-vous que je le sache ? fait Dan avec brusquerie. (La question le rend soudain furieux.) Vous avez mis les gens d’Art et de Jerry au travail sur le problème de la pulsation ?

— Ouais. Pour pas grand-chose jusqu’à maintenant.

McPherson inspire profondément.

— Est-ce qu’un surcroît de puissance arrangerait les choses ?

— Sûr, mais d’où le tirerons-nous ?

— Je ne sais pas. Je suppose… (Il réfléchit à voix haute.) Je suppose que le mieux serait de ramasser toute la puissance dont nous disposons pour obtenir une explosion aussi brève que possible. Et la focaliser sur un espace tout aussi restreint.

Il soupire, saisit le stylo et se met à griffonner des formules. Tous deux penchent la tête sur la table.

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