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Après le départ de Jim, le vieux Tom poursuit la conversation dans sa tête.

J’ai joué dans les orangeraies quand j’étais petit, déclare-t-il à Jim. Quand on habitait dans une rue qui plongeait dans un verger qui s’étendait dans toutes les directions, on pouvait sortir quand ça vous chantait. Le milieu de l’après-midi, quand tout était brûlant et nonchalant, c’était un bon moment. Faisait toujours soleil.

On dégageait le sol autour des arbres. Rien que de la terre. Autour de chaque arbre, il y avait un canal d’irrigation circulaire qui devait faire dans les dix mètres de diamètre, et ça donnait un air étrange aux orangeraies. Comme le caractère symétrique des plantations. Chaque arbre était parfaitement à sa place dans son rang, dans sa ligne, et à l’intersection de deux diagonales, aussi loin que portait le regard. Les arbres étaient eux-mêmes symétriques, vagues formes ovales constituées de petites feuilles vertes sur de petites branches tordues.

Il y avait presque toujours des oranges sur les arbres, ils fleurissaient et fructifiaient deux fois par an, et la fructification prenait la majeure partie du temps. Des oranges d’abord vertes et minuscules, puis passant par une curieuse transition à un mélange de vert et de jaune, virant à un orange qui s’assombrissait toujours à mesure qu’elles mûrissaient – avant de devenir, si on ne les récoltait pas, d’un orange brunâtre, et desséchées, et petites, et dures, puis d’un brun blanchâtre, avant de retourner à la terre. Mais on en récoltait la plupart.

On se les balançait à la tête. Comme des boules de neige déjà mises en forme et prêtes à être expédiées. Les vieilles oranges étaient ramollies et sentaient mauvais, alors que les jeunes étaient dures et faisaient un peu mal. On jouait à la guerre, les garçons se balançaient des oranges et se les renvoyaient, et c’était un peu comme quand on jouait à la balle au prisonnier à l’école. Etre touché, c’était pas un gros problème, sauf peut-être quand il fallait expliquer ça à sa mère. Pendant les combats eux-mêmes, c’était plutôt drôle. Je me demande si certains de mes jeunes camarades sont tombés au Viêtnam ? Si oui, c’est parce qu’ils manquaient d’entraînement pour ça.

Nous emportions des arcs et des flèches dans les vergers pour tirer sur les gros lièvres que nous voyions souvent bondir devant nous. Ils couraient bien, ça oui ! Nous n’arrivions jamais ne fût-ce qu’à nous approcher d’eux, heureusement, alors à la place nous tirions sur les oranges dans les arbres. Des cibles parfaites, très difficiles à toucher, et quand on y arrivait c’était un magnifique triomphe, les fruits éclataient et volaient dans les airs ou restaient cloués sur place, c’était grandiose.

Nous mangions les oranges, aussi, et ne prenions que celles de premier choix. Le suintement vert et légèrement âcre qui sourdait de leur peau lorsqu’on les pelait, l’intérieur d’un blanc pulpeux des pelures, l’odeur piquante et entêtante, les quartiers à l’intérieur du fruit, d’impeccables croissants arrondis… Bizarres, ces trucs. Leur goût ne semblait jamais totalement réel.

J’ai passé pas mal de temps dans les orangeraies, à errer au sein de la chaude poussière silencieuse, l’arc et les flèches à la main, à parler tout seul. C’était un univers très privé.

Mais quand ils se sont mis à raser les vergers, je n’ai pas souvenir qu’on s’en soit fait tant que ça. Personne ne pouvait imaginer qu’on allait raser toutes les orangeraies. Nous jouions dans les cratères, et dans les tas de bois laissés après qu’on eut abattu les arbres, et c’était différent, intéressant. Et les chantiers – de nouvelles fondations, des charpentes élaborées en l’espace de quelques heures – faisaient de superbes terrains de jeu. Nous nous pendions aux chevrons et faisions des tests pour savoir si le béton qu’on venait de couler fondait quand on tenait une bougie juste en dessous, et nous sautions des toits neufs sur les tas de sable, et une fois Robert Keller a marché sur un clou qui dépassait d’une planche. Le pied.

Et après, quand les maisons furent construites, les clôtures dressées, les routes partout – enfin –, c’était un endroit différent. Et on ne se marrait plus tant que ça. Mais on n’était plus des gamins à ce moment-là, et on s’en foutait.

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