72

A peu près au moment où l’on convoque Dennis dans le bureau de Lemon pour lui apprendre les mauvaises nouvelles, Jim reçoit un coup de fil de Lucy.

— Tu viens dîner ce soir, comme tu as dit ?

« Oh, merde… »

— J’ai dit ce soir ?

— J’ai déjà préparé pour trois. Tu as dit que tu viendrais, et on ne t’a pas vu depuis des semaines.

Oh la ! Ces accents dans sa voix, les ultimes signaux « danger » de Lucy…

Bien à contrecœur, Jim dit : « D’accord. »

— Et est-ce que tu es passé voir l’oncle Tom comme tu avais promis ?

— Ô bon Dieu ! Non. J’ai oublié.

Là, elle est vraiment fâchée. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, là-bas, chez ses parents.

— Je n’y suis pas allée cette semaine à cause de l’enterrement, dit-elle d’une voix tendue, et tu n’y es pas allé la semaine dernière alors que je croyais que si… Personne n’est allé là-bas depuis presque trois semaines. Oh, Jim, tu vas y passer aujourd’hui avant de venir dîner, tu m’entends ?

— Oui ! Je t’entends. (Il n’a pas envie de la contrarier quand elle est de mauvaise humeur, quand elle a ces intonations.) J’y vais. Désolé, j’ai tout simplement oublié.

— On n’oublie pas des choses comme ça !

— Très bien. Je sais. On se voit pour dîner.

Et le voilà en route pour le parc à moisir, qui, vu son état d’esprit, est le dernier endroit au monde où il souhaite se retrouver, mais ça y est, il y est, et vraiment d’humeur noire, il claque la portière de sa voiture et se rend au bureau de la réception du complexe hospitalier.

— Venu voir Tom Bamard.

On l’expédie. Dans le couloir devant la chambre de Tom, une infirmière l’intercepte.

— Vous venez voir Tom ? (De l’accusation dans les yeux.) Je suis contente que quelqu’un ait fini par venir. Il a passé un sale quart d’heure.

— C’est-à-dire ? demande Jim, alarmé.

Regard dur.

— Il respire de plus en plus mal. J’ai cru qu’il allait sombrer dans le coma, la semaine dernière.

— Quoi ? Pourquoi sa famille n’a-t-elle pas été prévenue ?

L’infirmière hausse les épaules, le regard toujours dur.

— Elle l’a été.

— Vous parlez qu’elle l’a été ! Je suis un de ses parents, et j’ai pas été prévenu.

Nouvel haussement d’épaules.

— C’est la réception qui se charge des appels. Vous n’avez pas de répondeur ?

— Si, j’en ai un, fait Jim d’une voix agressive, et il la contourne pour accéder à la porte de la chambre de Tom.

Il frappe, ne reçoit aucune réponse, hésite, entre.

A l’intérieur, l’air est vicié, les draps froissés. Tom gît sur le dos, le souffle rauque et difficile, le teint gris, son crâne jaunâtre chauve et tavelé.

Ses yeux bougent de côté dans son visage immobile pour regarder Jim. D’abord, il n’y a aucun signe de reconnaissance, et Jim en éprouve un élancement de frayeur auquel rien de ce qui s’est passé au cours de la lamentable dernière semaine ne saurait souffrir d’être comparé. Puis Tom cligne des yeux, change au prix d’efforts atroces de position sur son lit, dit :

— Jim. Salut. (Un grincement desséché en guise de voix.) Viens. Aide-moi à me redresser.

— Ô bon Dieu ! Tu es sûr, Tom ? Je veux dire, il vaudrait peut-être mieux que tu restes allongé, non ?

Peur désespérée de voir Tom faire un quelconque effort de trop, de mourir là devant lui…

— Aide-moi à me redresser. Je ne suis pas encore H.S., c’est pas grave, la preuve. (Tom tente de se soulever tout seul sur les oreillers, n’y arrive pas.) Aide-moi, mon garçon.

Jim retient son souffle, aide Tom à se relever de manière que ses épaules reposent sur les oreillers et sa tête contre le mur derrière le lit.

— Attends que je te remonte l’oreiller derrière la tête.

— Non. Ça me fait trop plier le cou. Besoin du maximum d’air.

— Ah. D’accord.

Ils restent assis à se regarder.

— Je suis désolé de pas être venu depuis un bout de temps, dit Jim. Je… euh, j’ai eu à faire. Maman a été occupée aussi. Je devais passer la semaine dernière, mais j’ai oublié. Je suis vraiment désolé. L’infirmière m’a dit que tu ne te sentais pas bien.

— Pris froid. Failli en crever.

— Je suis désolé.

— Pas de ta faute. Stupide de crever d’un coup de froid. Alors l’ai pas fait.

Tom glousse de rire et ça le fait tousser, et d’un seul coup le voilà qui s’étouffe, manque d’air, et Jim, le pouls battant jusqu’au bout des doigts, l’aide à se rallonger sur le lit et règle le débit d’oxygène sur maximum. Lentement, péniblement, Tom reprend le contrôle de sa respiration. Il lève les yeux vers Jim et, de nouveau, son regard ne manifeste aucun signe de reconnaissance.

— C’est Jim, Tom.

— Comment ça va, Jim ?

— Ça va, Tom, ça va.

— Un peu de problèmes pour respirer. Là je me sens mieux. Les infirmières ne viennent jamais quand on sonne. Une fois, j’étais en train de rêver. Je me suis débattu contre je ne sais quoi. Me suis débranché l’oxygène du nez. La douleur m’a réveillé, je saignais du nez. J’étouffais, maintenant dans l’air normal c’est l’asphyxie. Tu imagines ? Alors j’ai sonné. Et personne n’est venu. Me suis débrouillé pour récupérer le tuyau. Me le suis enfoncé dans la bouche à cause de mon nez. Il saignait. Suis resté comme ça à sonner. L’infirmière est venue à 7 heures à l’heure du changement d’équipe. L’équipe des fossoyeurs dormait. Fait ça moi aussi, quand je travaillais à la station Mobil. Vers 3 heures du mat, tout le boulot était fait, tout le monde pionçait. Toute la ville sans un bruit, dans le brouillard, feux orange clignotants. Dormais à côté du radiateur, sous la caisse. Ou partais ramasser des mégots sur le bitume.

— C’était quand, Tom ?

— Mais quand je me réveille il n’y a que cette chambre. Tu crois qu’ils m’ont remis en prison pour quelque chose ? Moi oui. Avocat de l’assistance judiciaire pendant trop longtemps. J’ai vu trop de cellules. Elles sont toutes comme ça. Les gens sont cruels, Jim. Comment peuvent-ils faire ça ? Comment ?

Tom s’interrompt, incapable de reprendre son souffle, et durant un moment se borne à respirer, inspirant et inspirant encore. Jim se cramponne à sa main moite. On dirait qu’il a une poussée de fièvre. Il balance la tête d’avant en arrière sans marquer de pause, et lorsqu’il se remet à parler, c’est à d’autres gens, flot de mots murmurés entrecoupé d’inspirations suffocantes, balbutiement incohérent auquel Jim ne comprend rien. Jim ne peut rien faire d’autre que de lui tenir la main, et accompagner son balancement sur sa chaise, avec l’impression qu’une enclume noire va lui descendre sur l’estomac et le faire tomber.

Le vieillard lève les yeux vers lui avec une expression délirante.

— Qui êtes-vous ?

Jim déglutit, regarde le plafond, puis de nouveau Tom.

— Ton petit-neveu, Jim. Jim McPherson. Le fils de Lucy.

— Je me rappelle. Désolé. Ils disent que le déficit en oxygène tue les cellules du cerveau. D’après mes calculs, mon cerveau est mort dix fois. (Un simple râle pour souligner un rire.) Mais je peux me tromper d’ordre de grandeur. (Nouveau râle. Il regarde par la fenêtre.) C’est dur de rester sain d’esprit, quand on est tout seul avec ses pensées.

— Ou dans n’importe quelle autre situation, à notre époque.

— Ah ? Désolé de t’entendre dire ça. Moi… J’essaie de penser le moins possible, maintenant. Sauver ce qui reste. Vivre dedans, je ne sais pas. La mémoire, c’est un sacré pouvoir. Qu’est-ce qui peut expliquer ça ?

Jim ne sait pas quoi répondre à ça. Rien n’explique la mémoire, pour autant qu’il le sache. Rien n’explique comment un esprit peut remonter des années en arrière, s’y installer, s’y perdre…

— Raconte-moi une autre histoire, Tom. Une autre histoire sur le Comté d’Orange.

Tom ferme les yeux. Contemple une carte composée de plis rouges sur fond de ciel gris.

— Ah, que ne t’ai-je pas déjà raconté, mon garçon ? Tout est embrouillé. Quand je suis arrivé dans le Comté d’Orange, il y avait encore des vergers partout. Je t’en ai parlé.

Il inspire et expire, inspire et expire, inspire et expire.

— Pour notre premier Noël ici, soufflait un vent de Santa Ana. Et il y avait une rangée de gros eucalyptus derrière chez nous. Notre rue avançait en pleine orangeraie, la première percée. Et les arbres craquaient quand le vent de Santa Ana soufflait. Et les feuilles tombaient en tourbillonnant. Et ça sentait l’eucalyptus. Et… Ah. Oh. C’était la nuit où nous devions aller chanter Noël. C’est ma mère qui avait organisé ça. Ma mère ressemblait beaucoup à la tienne, Jim McPherson. Travaillait pour les autres. Et la mienne était professeur de musique. Alors on avait rassemblé tous les gosses, et quelques-uns des parents, et on circulait dans le quartier. On chantait. Il n’y avait que la moitié des maisons du lotissement qui étaient finies. Cette saleté de cire brûle méchamment quand elle tombe sur les mains. Et le vent n’arrêtait pas d’éteindre les cierges. On avait fabriqué des cornets avec des feuilles d’aluminium. C’était tout ce qu’on pouvait faire pour les garder allumés. Et on a chanté devant chaque maison. Même devant la maison d’une famille de juifs. Ma mère avait prévu un chant de Noël païen, je ne sais plus lequel. Drôle d’idée. Où allait-elle chercher ça ! Mais tout le monde est sorti nous remercier et après on a eu des biscuits et du punch. Parce que tous ceux qui étaient là venaient du Midwest, tu vois ? C’est comme ça que ça se passait. C’est comme ça qu’on transformait un endroit en chez-soi. En quartier, bon Dieu. Les nouveaux ne savaient pas. Ils croyaient toujours habiter un quartier. Ils ne savaient pas que les gens allaient bouger, arriver et s’en aller, arriver et s’en aller – ils ne savaient pas qu’ils venaient d’emménager dans un motel géant. Ils croyaient toujours qu’ils habitaient dans un quartier. Alors ils ont essayé. Nous avons tous essayé. Ma mère a essayé toute sa vie.

— La mienne aussi.

Mais Tom n’entend pas, il est reparti dans le vent de Santa Ana, marmonne pour lui-même, pour ses amis d’enfance, essaie de se rappeler le nom de ce chant, essaie d’empêcher les cierges de s’éteindre.

Aussi restent-ils à se tenir la main et à contempler le mur. Et le vieux monsieur s’endort.

Jim lui lâche la main, se lève, vérifie que le tuyau d’oxygène n’est pas entravé et que la bonbonne est encore plus qu’à demi pleine. Il redresse les draps de son mieux. Il regarde le visage de Tom et s’aperçoit qu’il n’en peut plus. Au point qu’il doit s’asseoir. Il se prend la tête dans les mains, appuie fort, attend que ça passe. Quand ça y est, il se hâte de sortir pour prendre sa voiture et aller dîner à la maison.

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