Abe et Xavier rentrent du Buena Park Hospital après s’être occupés d’une méchante collision de plein fouet à Brea, et Abe sent que Xavier est presque déjà passé en zone rouge. Le moment de torsion a été trop fort trop longtemps, tous les éléments sont fatigués aux points de friction, Abe distingue le bruit des vitesses qui craquent à l’intérieur et on dirait que toutes les dents de la boîte sont sur le point de se déchausser et de voler dans tous les sens… La vérité, c’est qu’ils sont tous deux stressés, jusqu’au point de claquage et au-delà… Compenser des grosses vacances passées, prévoir de grosses vacances à venir, remplacer des copains de l’escouade… D’une manière ou d’une autre, ils se sont arrangés pour faire trop d’heures le mois précédent, et les effets sont en train de se manifester.
Ils reçoivent un appel du dispatcher radio et grognent tous les deux, puis se contentent de regarder fixement l’appareil. Encore contactés. Lentement, très lentement, Xavier appuie sur le bouton de transmission.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
On les oriente vers une rue latérale près des avenues Brookhurst et Garden Grove, à Garden Grove.
— Comment peut-on acquérir une vitesse suffisante dans ce coin-là pour avoir autre chose qu’un petit accrochage ? s’étonne Xavier.
— L’appel n’était pas trop cohérent, à ce qu’on m’a dit, fait la voix du dispatcher. Aucune idée du code ou quoi. Il pourrait même y avoir une adresse utile – le 1246, sur Emerson.
— Sûr que ça concerne pas la police, ce coup-ci ?
— M’ont dit les urgences.
Xavier éteint dans un cliquetis.
— Nous tue pas pour y arriver. Ça doit être une connerie quelconque.
Et Abe conduit jusque Brookhurst et Garden Grove, et ils ne découvrent aucune trace d’accident. Tout ce qu’ils voient, c’est :
Une boutique de vêtements soldés Jeans Down.
Un magasin audi Seedy, un vidéo-club See-All.
La salle vidéo gays/lesbiennes pour adultes, Colonel Honoraire de Première Classe.
Ton minable complexe d’appartements. Tu habites là.
Un entrepôt-vente de meubles au détail.
Une boutique de réparation robotique et photo.
Deux parkings pour voitures usagées. Une Pizza Hut.
Oui, malgré la théorie, les monades existent toujours.
C’est là que tu es, non ?
Un magasin de pièces et de cartes. Un dancing.
Le parking devant tous ces établissements. Les voitures.
Des panneaux d’affichage, des feux de signalisation, des lampadaires, des panneaux de circulation,
Des câbles téléphoniques rayant le ciel couleur lait rance,
et ainsi de suite, jusqu’à l’endroit où la parallaxe fait se rejoindre les rails et les deux côtés du long boulevard rectiligne. Bref, la rue commerciale typique du C. d’O., telle qu’on peut la voir reproduite cent fois partout dans le comté. Mais pas trace d’accident.
— Alors ? fait Abe.
— Essayons l’adresse qu’ils nous ont donnée.
— Mais… (ils font demi-tour vers Emerson Street, derrière Garden Grove Avenue)… c’est juste le parking arrière du magasin de meubles, non ?
— Ouais, mais regarde, il y a peut-être des apparts tout en haut. Convient de jeter un coup d’œil.
Abe secoue la tête.
— Moi, j’trouve que ça ressemble de façon suspecte à du boulot de flics.
Ils descendent du fourgon et escaladent l’extérieur du bâtiment grâce à des degrés de béton qui s’élèvent au-dessus d’une allée entre les immeubles. L’allée est encombrée de bennes à ordures en métal gris et de cartons aplatis de dimensions énormes. En haut de l’escalier, il y a une porte en bois qui a souvent été ouverte d’un coup de pied, et autrefois peinte d’un orange qui a viré au jaune crasseux. Xavier lève le poing pour frapper et un glapissement retentit soudain, comme si un chien avait mal. Ils se regardent. Xavier frappe.
— N’entrez pas ! Ah, bon Dieu – foutez le camp d’ici !
C’est une voix de femme, rauque et effarouchée.
— Hmm, fait Xavier. (Puis il crie :) Brigade des urgences, m’dame !
— Oh ! Oh, c’est vous ! Au secours ! Au secours !
Xavier hausse les épaules, essaie d’ouvrir la porte.
Elle est fermée à clé.
— C’est fermé à clé !
— N’enfoncez pas ! Il va me chasser – ahh ! Ahh ! Au secours !
— Eh bien, venez ouvrir, alors !
— Peux pas !
— Bon.
Xavier examine la porte, secoue légèrement la clenche. Rien à faire.
— Au secours, bon Dieu !
— On fait c’qu’on peut, m’dame. Ça serait plus facile si vous aviez pas fermé votre porte à clé ! (X examine les alentours.) Là, Abe, la fenêtre de la cuisine est juste au-dessus de la rampe, et elle est ouverte. On dirait qu’elle a été taillée sur mesure pour toi.
Abe regarde la fenêtre d’un air dubitatif.
— C’est trop petit. En plus, elle ouvre en plein au-dessus de l’allée !
— Mais non. Essaie, je vais te tenir.
Et Abe se perche sur la chétive rambarde de fer noir, passe la main à l’intérieur et ne trouve rien à quoi se cramponner hormis le robinet de l’evier. La fenêtre est vraiment trop petite. Mais… Il grimpe sur la rampe et se faufile à l’intérieur. Puissante odeur nauséabonde de détritus laissés trop longtemps sous levier. Ses épaules passent d’extrême justesse, ensuite le tout consiste à se tortiller au-dessus de l’evier et à tirer pour faire entrer ses jambes. X lui imprime une ultime poussée qui le catapulte sur un sol de cuisine sale.
— Hé !
— Au secours ! Oh… Oh… Au secours !
Abe se met debout et se rue dans le petit salon/chambre de l’appart. Une femme aux cheveux noirs vêtue d’un long tee-shirt trempé de sueur gît par terre sur le dos. Et à moins qu’elle ne soit d’une obésité passée de mode… nan… une femme enceinte, ça, et entrée en travail. Abe fonce vers la porte.
— Hé ! s’écrie la femme. Par ici !
— Je sais.
Il déverrouille la porte et Xavier se précipite à l’intérieur. La femme se recule d’un bond épouvanté contre un vieux divan de vinyle vert.
— Hé ! Qui êtes-vous ?
— Service des urgences. (Xavier s’agenouille à côté d’elle, lui prend les mains par les poignets et les lui enlève du ventre.) Détendez-vous, madame…
— Détendez-vous ! Vous plaisantez ? Pourquoi avez-vous mis si longtemps ? Ahh ! Ahh ! (Son visage ruisselle de sueur, sa tête roule d’une épaule à l’autre.) Je voulais une ambulance !
— C’est nous l’ambulance, madame. Essayez de vous décontracter ! (Xavier l’examine.) Hé, quand ont commencé les douleurs ?
— Il y a deux heures, à peu près.
— Dites donc, vous allez rudement vite en besogne.
— Vous m’en direz tant ! Mais qui êtes-vous, merde ?
— Service des urgences.
— J’veux pas qu’un nègre vienne s’amuser par ici pendant que j’essaie de… ahh !… d’avoir un bébé !
Xavier la regarde en fronçant les sourcils.
— Je vais essayer de me contenir pour ne pas attenter à votre pudeur avant que vous n’ayez fini, d’accord ? On est un peu trop nombreux ici pour que je vous viole tout de suite.
La femme essaie de lui décocher un faible coup de poing.
— Écartez-vous de moi ! Laissez-moi seule ! Ah, mon Dieu !
— Nous sommes l’équipe des urgences, m’dame, essaie d’expliquer Abe.
— Arrêtez avec vos m’dame, vous voulez ? Tout ce qu’il me faut, c’est une ambulance.
— Nous pouvons faire ça également, dit Xavier. Abe, dépêche-toi de descendre et ramène la civière. Je crois qu’on a le temps de l’emmener à St. Joe.
Abe descend en quatrième vitesse et empoigne la civière roulée, la ramène en haut. Dans l’appart, Xavier et la femme se chamaillent bruyamment.
— Ils ne peuvent pas garder votre gosse en otage, madame. Si vous ne pouvez pas payer, vous ne pouvez pas payer ! Vous allez trop vite, ici, et il y a de fortes chances pour que ça vous déchire un peu. Vous feriez mieux d’aller à l’hôpital !
Une violente contraction empêche la femme de répliquer. Abe voit qu’elle a envie de répondre, elle a les yeux rivés sur Xavier et flamboyants de colère farouche, et elle secoue la tête.
— Veux… pas… y aller !
— C’est vache. Nous ne sommes pas autorisés à vous laisser saigner à mort comme ça, vous voyez.
Abe achève de dérouler et de disposer la civière. Alors qu’ils soulèvent la femme pour l’installer dessus, elle s’arque, sanglotant de douleur.
— Essayez de pousser en cadence, vous voulez ? dit Xavier. Vous ne savez pas du tout comment on s’y prend ?
— J’vous emmerde ! crie la femme en essayant de nouveau de le frapper. Putains de violeurs ! Je savais même pas… Ahh !… Savais pas que j’étais enceinte jusqu’à il y a deux mois…
— Magnifique. Là, Abe, soulève-la par les épaules. Poussez, madame, poussez !
— Non !
Mais elle pousse. Effort épouvantablement pénible ; les veines et les tendons de son cou saillent comme des crayons sous la peau. Abe s’aperçoit qu’il est un peu affolé, là ; les agents paramédicaux sont censés se trouver sans cesse confrontés à ce genre de situations, mais pour lui c’est une première, et la façon dont elle se tortille sous ses mains est vraiment déconcertante. Il n’est pas sûr de ne pas les préférer un peu plus comateuses.
Ils s’apprêtent à soulever la civière lorsque les contractions reprennent, et Xavier s’arrête pour l’examiner de nouveau.
— Oups, voilà le sommet de son crâne, je ne crois pas que nous ayons encore le temps. Poussez, madame.
— Peux pas…
— Si, vous pouvez, là, quand je vous appuie sur le ventre. Jambes en l’air, mains ici, en bas. On pousse fort, on tient bon, on relâche. On se repose un peu. Et maintenant on recommence.
— X, tu as déjà fait ça avant ? demande Abe.
— Bien sûr.
— Est-ce que tu vas faire une… une épisiotomie ?
— Tu rigoles ? Le gosse se débrouille tout seul.
— Super ! s’écrie la femme entre deux poussées. Tout à fait ce que j’avais envie d’entendre ! Quel genre de toubib êtes-vous ?
— Militaire. Hé, faites attention à ce que vous faites !
— Comme si j’avais… le choix.
La femme halète, se fait de nouveau lourde. Elle hoquette, manquant d’air. Abe ignorait que c’était aussi dur pour elles. Il se lève d’un bond et prend une serviette grisâtre dans la salle de bains, lui essuie le visage. Son ventre se soulève de nouveau, elle glapit, les dents serrées, les yeux fermés si fort que les paupières sont blanches sur son visage tout rouge.
— On inspire, on pousse en soufflant, fait doucement Xavier. O.K., poussez. Poussez.
— Allez vous faire foutre.
Abe remarque soudain que la lumière a faibli ; il y a un attroupement de voisins dans l’embrasure de la porte. La femme les aperçoit et jure entre deux hoquets.
— Hé, allez-vous-en ! dit Abe. A moins que vous ne soyez médecin ou sage-femme, allez attendre dehors ! Et fermez la porte !
Il se lève et les chasse ; ayant quelques problèmes avec les gamins les plus petits, qui sont rapides. En majorité des gosses et des adolescents, qui regardent à l’intérieur avec des yeux ronds de curiosité.
— Poussez ! Poussez, oui ! Nous y voilà, la tête est sortie. Et maintenant poussez-moi ces épaules dehors, et vite !
Les mains de Xavier s’affairent dans l’entrejambe de la femme. Abe jette un coup d’œil et aperçoit un bébé maculé de sang et de mucus, d’un rouge d’apparence caoutchouteuse entre les mains noires de Xavier, presque sorti de sa mère, achevant de glisser vers la sortie. A couper le souffle. Xavier se met au travail sur le cordon ombilical et le placenta. Il donne une chiquenaude sur le flanc du nouveau-né, qui vagit.
— Tiens, Abe, prends-le.
Abe s’accroupit et se voit tendre un bébé. Mouillé, chaud, gluant. Il ne pèse presque rien, et sa tête entière tient facilement dans une main.
— Légère hémorragie, constate Xavier, sourcils froncés.
— Hé… Quand est-ce que j’pousse ?
— C’est fini, madame. L’enfant est né.
— Quoi ? Pourquoi vous ne me l’avez pas dit ? (La femme expédie un faible coup de poing en l’air.) Quel genre de toubib vous êtes, d’abord ? Hé ! Garçon ou fille ?
— Humm… (Abe vérifie.) Garçon, je crois.
— Vous croyez ? fait la femme. (Elle et Xavier s’esclaffent.) Qu’est-ce que vous avez là, le nègre, une espèce d’étudiant en médecine ou je ne sais quoi ?
— Allons, dit Xavier. Nous devons toujours aller à l’hôpital. Madame, pouvez-vous tenir le petit sur vous pendant que nous vous portons en bas ?
Elle hoche la tête, et ils installent la petite créature sur le tee-shirt moite, dans ses bras. Ça fait un sacré tableau – crasseux, mais… beau.
Alors qu’ils manœuvrent pour la descendre dans les escaliers, écartant du pied les gamins du voisinage devant eux, la femme tombe un peu dans les pommes. Elle laisse le gosse glisser sur le côté ; ils doivent lâcher la civière et rattraper le bébé au vol avant qu’il ne passe par-dessus la rampe pour tomber dans les bennes à ordures. Vlam, boum, la civière et la femme dégringolent à moitié sur Xavier, qui tombe presque dans l’escalier ; il doit s’asseoir à la hâte pour l’éviter.
— Madame, qu’est-ce que vous faites ?
— Qui vous êtes, vous, d’abord ? Vous essayez de me tuer ! Rendez-moi mon bébé !
— Essayez de ne pas le laisser tomber, cette fois, d’accord ? (X est écœuré.) Un petit tuyau pour les mamans, que je vous refile gratis – ne balancez pas votre gamin à la poubelle si vous pouvez faire autrement !
Ils arrivent au pied de l’escalier et se dirigent vers la fourgonnette. Xavier grimpe derrière avec elle, Abe les conduit vers St. Joe.
Xavier appelle depuis le compartiment ambulance.
— Grouille-toi, Abe, j’arrive pas à enfoncer les compresses comme il faut là où ça saigne.
Abe entend la femme déclarer sèchement :
— Vaudrait mieux pas vous y risquer ! C’est un d’vos frères nègres qui m’a mise enceinte, primo.
— Hon-hon. Détendez-vous, madame, et fermez-la si c’est possible. Je vais essayer de me maîtriser.
X passe la tête par la vitre, dans la cabine à côté d’Abe.
— Sale ingrate.
— Alors comme ça t’avais déjà fait des accouchements ? demande Abe.
— Ouais. Ça se voyait pas ? C’est l’authentique doigté de la sage-femme que t’as observé là.
— Je vois. Est-ce que celui-ci sortait de l’ordinaire ?
— Terriblement rapide.
— Que vous croyez ! crie la femme à l’arrière.
— Du calme, madame. Économisez vos forces.
Abe dit :
— Je ne pensais pas que c’était un tel boulot. Je veux dire, j’avais entendu, mais j’avais jamais vu.
— Non ? T’es un bleu, mon vieux. Ouais, ça les lessive. Le cerveau s’agrandit beaucoup plus vite que la chatte, et ça rend ça dangereux. T’as deux personnes en bonne santé et elles peuvent quand même te claquer entre les doigts. Au fait, magne-toi, tu veux ?
Quand ils arrivent à St. Joe et que la femme est installée sur une civière roulante avec son enfant à l’entrée des urgences, elle devient sentimentale et se met à pleurer.
— Je vous suis vraiment reconnaissante – j’avais une trouille bleue. Je suis désolée d’avoir dit toutes ces choses sur vous. Vous n’êtes pas vraiment un nègre.
— Bon, fait X, pinçant les lèvres pour conserver un visage impassible.
— Comment vous vous appelez ? Abe. D’accord. Xavier ? Xavier ? Comment vous écrivez ça ? D’accord, je vais l’appeler William Xavier Abraham Jeffers. Je vais le faire. Je vais vraiment le faire…
On l’emmène. Ils se lavent dans les toilettes pour hommes des urgences, puis retournent dans la salle d’attente.
Un médecin surgit au bout de quelques minutes et leur annonce que la mère va bien, l’enfant va bien, il n’y a pas de problème. Pas de problème du tout.
Retour au fourgon, dehors. Abe éprouve un sentiment vaguement irréel. Ils sourient tous deux comme des idiots.
— Alors, fait Abe, William Xavier Abraham Jeffers, hein ?
— T’as des cigares ? demande X.
Et ils se mettent tous les deux à rire. Ils rient, ils se serrent la main, ils se balancent des coups de poing sur le bras, ils rient.
— Tu y as cru, toi, quand tous les voisins sont rentrés pour regarder ?
— Et quand le gosse a dégringolé vers les poubelles !
— Eh, on a pas fini pour cette nuit ? Allons prendre un verre.
Et ils vont fêter ça au Boathouse, dans les bas quartiers de Santa Ana, sur la Quatrième Rue. Un des antres habituels de X. Ils boivent pas mal de bières. Abe se détend, content de faire partie de la vie hors boulot de X, d’être accepté dans ce bar noir, ne serait-ce qu’un peu, comme ami de X. Xavier raconte leur histoire aux autres, et tout le monde se met à hurler de rire et à entreprendre de reraconter aussitôt l’histoire avec un million de développements.
— Enfin, vous êtes pas un nègre, après tout ! Hiiii, hiii hiiii, hiiiii…
Abe et Xavier sont soûls. Abe regarde la face hilare de Xavier et sent son propre sourire. Il n’a pas vu X détendu à ce point depuis… Eh bien, toujours. Abe ferme les yeux, fort, essayant de se raccrocher à l’instant, à l’odeur de fumée et de sueur, aux voix rauques des amis de X, à l’expression du visage de X. Arrête-toi, le temps. Stop.