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… Dans les années 1790, la région appartenait toujours en majeure partie aux Indiens, désormais appelés les Gabrielinos. Les Espagnols s’aventuraient rarement hors de San Juan Capistrano et El Camino Real, et ils évitaient les marais et marécages au-dessus de Newport Bay, car ceux-ci étaient difficiles à traverser à pied ou à cheval.

Mais au cours de ces années-là, la baie accueillit quelques visiteurs. Une escouade de colons franco-américains, en route pour l’Oregon via un long voyage pour contourner le cap Horn entra dans la baie avec son bateau et hiberna là. L’année suivante, un petit groupe revint de l’Oregon et résida sur la mesa en surplomb de Newport Bay pendant presque vingt ans. Ce furent les premiers habitants non indiens de la région.

L’Histoire ne nous en dit guère plus long sur ces Franco-Américains. Mais nous pouvons déduire bon nombre de choses quant à la vie qu’ils ont dû mener. Ils venaient du Québec, ils avaient l’habitude de la vie sauvage et ils possédaient les talents nécessaires pour y survivre. Ils devaient être pêcheurs, et peut-être faisaient-ils aussi un peu d’agriculture. Nous ignorons s’ils savaient lire et écrire, mais cela n’aurait rien eu d’improbable ; ils avaient peut-être emporté quelques livres, une bible peut-être.

Ils durent avoir des contacts avec les Indiens qui habitaient la baie ; peut-être apprirent-ils où fuir pour trouver des prairies, où poser des pièges, auprès d’amis indiens. Il y avait un village indien, nommé Genga, sur Newport Mesa ; ils durent y passer un certain temps, apprendre un peu le langage gabrielino. Les Espagnols appelaient la baie Boisa de Gengara, d’après le nom du village ; comment ces Français l’appelaient-ils ? Si nous connaissions le nom que lui donnaient les Indiens, peut-être pourrions-nous le deviner.

À cette époque, dans les années mêmes où la Révolution française et Napoléon provoquaient de tels bouleversements en Europe, Newport Bay n’avait pas l’apparence qu’elle a actuellement. La Santa Ana River, qui coulait toute l’année, drainait les vastes marécages de l’extrémité supérieure de la baie ; ces marécages se prolongeaient à l’intérieur des terres jusqu’à Santa Ana et Tustin. Et la section supérieure de Newport Bay était ouverte sur la mer. La péninsule de Balboa n’existait pas encore ; elle fut créée par une crue de la Santa Ana River en 1861. Le fleuve lui-même ne s’installa pas dans son nouveau delta à hauteur de la Cinquante-sixième Rue avant les années 1920, lors d’une autre grande crue.

Océan, estuaire, marécages, prairies, coteaux ; c’était une terre d’une grande diversité, grouillante de vie. Et ce petit groupe de Franco-Américains – combien étaient-ils ? – vécut au milieu de cette étendue sauvage, avec ses voisins indiens, en paix, durant plus de vingt ans.

À quoi leur vie pouvait-elle ressembler ? Ils devaient fabriquer eux-mêmes leurs vêtements, leurs chaussures, leurs embarcations, leurs maisons. Des enfants durent leur naître, qui grandirent jusqu’à peut-être vingt ans. Peut-être certains d’entre eux moururent-ils là. Leurs journées devaient être consacrées à la chasse, la culture, la pêche, l’exploration, la construction, la discussion – en français et en gabrielino.

Pourquoi partirent-ils ? Où allèrent-ils, quand ils s’en allèrent ? Retournèrent-ils en Oregon, au Québec, en France ? Étaient-ils à Paris lorsque les guerres napoléoniennes prirent fin, quand on posa les voies ferrées ? Repensèrent-ils jamais aux vingt années qu’ils avaient passées sur la côte californienne, à l’écart du reste du monde ?

Peut-être ne partirent-ils pas. Peut-être demeurèrent-ils sur les rives de la baie primitive, dans une petite bulle d’Histoire entre le temps du rêve des Indiens et le monde moderne, jusqu’à ce qu’ils soient exterminés avec le reste des Gabrielinos quand les Européens remontèrent depuis le Mexique – tués par des gens qui n’arrivaient plus à les distinguer des Indiens.

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