83

Quand Jim a fini, il tape un exemplaire au propre sur l’ordinateur. L’imprime. Il l’adjoint aux pages déjà sorties. Non, ces minables copies-papier ne vont pas coller. Il retape le tout sur l’ordinateur, regonflant tout ça, le révisant. Puis il sort une nouvelle copie complète. Et voilà. Le Comté d’Orange. Il n’a jamais été très doué pour les titres. On va appeler ça Cartes déchirées, pourquoi pas ?

La nuit est bien entamée. Jim se lève, raide, clopine pour aller voir dehors. 4 heures du matin ; les autoroutes à leur moment le plus calme. Au bout d’un moment, il rentre et prend les pages fraîchement imprimées entre ses mains. Ce n’est pas un gros livre, pas un grand livre ; mais c’est le sien. Le sien, et celui du pays. Et des gens qui ont vécu ici à travers les années ; c’est le leur aussi, d’une certaine manière. Ils ont tous œuvré de leur mieux pour faire de cet endroit un foyer – ceux d’entre eux qui ne s’activaient pas de leur mieux pour le morceler et le vendre, du moins. Et même eux… Jim s’esclaffe. Manifestement, il n’arrivera jamais à dissiper son ambivalence à l’égard de sa terre natale, et des générations qui l’ont faite. Impossible de séparer le bien du mal, l’héroïsme de l’indignité.

O.K. Et maintenant, quoi ? Etourdi, Jim dérive de nouveau à travers son appart, les pages serrées dans une main. Qu’est-ce qu’il devrait faire ? Il n’est pas sûr. C’est affreux de voir ses habitudes bousculées, de devoir repartir de zéro dans sa vie : il faut tout réinventer minute après minute, et c’est dur !

Il mange quelques chips, range la cuisine. Il s’assied à sa petite table de cuisine en formica ; et, quelques instants, la tête sur ses feuilles, somnole.

Alors qu’il dort, recroquevillé sur la table dans une position inconfortable, il rêve. Il y a une autoroute suspendue sur la falaise en bordure de mer, et dans les voitures qui tracent lentement sur les rails se trouvent tous ses amis et membres de sa famille. Ils possèdent une carte du Comté d’Orange, et ils la mettent en pièces. Son père, Hana, Tom, Tashi, Abe, sa mère, Sandy et Angela… Jim, sur la plage, plus bas, leur crie d’arrêter de déchirer la carte ; personne ne l’entend. Et les lambeaux de carte sont des pièces de puzzle, grandes comme des pizzas familiales, dans des couleurs pastel, et toute sa famille balance les pièces en l’air comme si c’étaient des frisbees, et elles tournoient avant de perdre de la vitesse et de tomber sur une plage aussi vaste que le monde. Et Jim court pour les ramasser, tâche difficile, sur le sable mou, qui scintille de gemmes ; et il se retrouve sur la plage, à essayer de reconstituer le grand puzzle avant que la marée remonte…

Il s’éveille.

Il se lève ; il a une idée. Il va prendre la piste de la Santiago Freeway jusqu’à Modjeska Canyon et à la maison de Hana, avec ses pages, et il va s’asseoir sous les eucalyptus en face de son garage et attendre qu’elle sorte ou qu’elle rentre chez elle. Et après il lui fera lire les pages, lui fera voir… quoi que ce soit qu’elle y voie. Son idée s’arrête là. C’est son idée.

Il se rend dans la salle de bains, se passe un rapide coup de brosse sur les dents et les cheveux, pisse, va prendre sa voiture. Il fait encore nuit ! 4 h 30 du mat, oh, d’accord. Pas d’instant meilleur que l’instant présent. Et il monte dans sa voiture et trace vers l’autoroute, enclenchant dans sa hâte le mauvais programme et s’engageant dans la mauvaise direction. Il lui faut un moment faire demi-tour. L’autoroute est presque vide : rails qui luisent sous la lune, light-show à son minimum absolu, fraîcheur de l’air qui vrombit. Il quitte l’autoroute pour Chapman Avenue, descend la rue déserte au milieu des feux orange clignotants, passe devant les parkings et les centres commerciaux plongés dans l’obscurité et le Fluffy Donuts éteint qui se dresse sur les ruines de l’école primaire d’El Mo-dena, passe devant l’église quaker et s’engage dans les sombres montagnes. Puis prend la Santiago Freeway, sous les lampadaires à vapeur de mercure bleu, le béton blanc-bleu défilant sous lui, les flancs noirs des collines ponctués de lampes pareilles à des étoiles, une odeur de sauge imprégnant l’air qui s’infiltre par la vitre. Et il parvient à la sortie de Hana et emprunte la bretelle de dégagement, longue courbe de ciment, descend et descend et embrasse les collines, effleure la terre. Il sera arrivé d’une minute à l’autre.

Загрузка...