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Sandy, de son côté, vient tout juste d’arriver à se libérer pour avoir un petit entretien en privé avec Bob Tompkins. Ils se replient dans la chambre de Bob en compagnie d’un ami de celui-ci que Sandy n’a pas encore rencontré et s’asseyent sur un gigantesque lit rond.

Huit caméras vidéo :

Deux murs d’écrans les montrent assis jambes croisées, depuis huit angles.

La vie dans un kaléidoscope : laquelle de ces images est toi ?

Dessus-de-lit de soierie verte. Aux murs, papier peint à paillettes bronze.

Tapis gris argent.

Coiffeuses en chêne, surmontées d’une collection de narguilés très ornés :

Jarres de porcelaine, fourneaux de cuivre, serpentins,

Six haut-parleurs diffusent de doux airs de cithare.

Un poème est une liste de Choses-à-faire.

Les as-tu déjà faites ?

— Je te présente Manfred, dit Bob à Sandy. Manfred, Sandy.

Manfred hoche la tête, les yeux brillants et très dilatés.

— Ravi de faire ta connaissance.

Ils se serrent la main par-dessus la soie verte.

— Bon, essayons un peu mon dernier truc pendant que nous discutons de la proposition de Manfred.

Bob pose un grand plateau de bois circulaire au milieu du lit, entre eux trois. Il prend un assez petit narguilé dans sa collection, l’installe sur le plateau, s’assied, bourre l’une des parties du fourneau à plusieurs compartiments à l’aide d’une substance noire et goudronneuse. Trois tuyaux sortent de la base de porcelaine bombée de la pipe, et ils en prennent chacun un et inspirent tandis que Bob fait aller et venir la flamme d’un briquet sur le fourneau. Au moment où la fumée atteint sa gorge, Sandy se met à cracher ses poumons. Les deux autres toussent aussi, plus modérément mais à peine. Sur les écrans muraux, on dirait que toute une bande de gars vient de se faire gazer dans un bordel.

— Ah la vache ! s’étrangle Sandy. Super.

Les deux autres poussent des rires asthmatiques.

— Attends juste deux minutes, conseille Bob.

Lui et Manfred tirent une autre latte, et Sandy essaie, mais se remet seulement à tousser. Cependant, le motif du dessus-de-lit s’est soulevé au-dessus du lit et s’est mis à tourner dans le sens des aiguilles d’une montre en devenant de plus en plus compliqué ; et les paillettes bronze du papier peint scintillent sombrement, faisant éclater la lumière tamisée de la coiffeuse en un billion de fragments riches de sens. Étrangement belle, cette chambre.

— Un grand calcul pour une petite chambre, marmonne Sandy.

Il met le pouce sur l’embout en savon de son tuyau pendant que les deux autres continuent de fumer. Des fumeurs d’opium de haut rang, ces deux-là. Un truc plutôt primitif, l’opium – salement cartonneur, un effet du genre marteau de forgeron sur le corps. Sandy se surprend à penser qu’il est capable de fabriquer mieux que ça dans son labo. Néanmoins, vu comme une sorte d’expérience archéologique… Jim devrait être au parfum, pour ce truc, est-ce que les Chinois qui avaient construit les voies ferrées californiennes n’en prenaient pas ? Pas étonnant qu’il n’y ait plus de chemins de fer.

Quand Manfred et Bob ont fini de fumer, ils se rasseyent droit et parlent. La discussion emprunte des chemins inattendus, ils rient beaucoup.

Finalement, Manfred énonce leur proposition à Sandy.

— Nous avons une drogue très illégale en provenance de Hong Kong, via Guam et Hawaii. Les quantités sont plutôt importantes, et le D.E.A. a planté une seringue dans la source, aussi tout ce que nous avons eu à faire a-t-il été d’essayer un nouveau canal pour la faire entrer.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Sandy sans mettre de gants.

— On l’appelle le Rhinocéros. Le truc délicat à propos de l’excitation sexuelle, c’est qu’il faut être à la fois stimulé et détendu, les deux en juste proportion, et avec la synergie adéquate. Deux systèmes sont impliqués et il faut les pousser tous deux exactement comme il faut. Nous avons donc deux composés, l’un qu’on appelle le Bip-Bip de l’Œil, l’autre étant un succédané d’endomorphine modifié. Ils s’assemblent dans la région limbique.

— Un aphrodisiaque ? fait stupidement Sandy.

— C’est exact. Un authentique aphrodisiaque. Je l’ai essayé, et, eh bien… (Manfred glousse.) Je n’ai pas envie d’en parler. Mais ça marche.

— Waow.

— Nous l’acheminons par bateau depuis Hawaii, c’est notre nouvel itinéraire. Notre idée, c’est d’organiser un bref rendez-vous avec un petit bateau qui viendra de Newport et nous retrouvera derrière l’île San Clemente. Ensuite, le petit bateau l’emmènera. Je réalise que ça représente un gros risque pour le dernier transporteur, mais si vous acceptiez de vous en charger, je consentirais à vous rétribuer ce risque, à la fois en liquide et par une partie de la cargaison.

— Combien ? dit Sandy d’un air réservé.

— Disons vingt mille dollars et six litres de Rhino.

Sandy fronce les sourcils. Va-t-il vraiment y avoir une demande pour six litres d’un étrange et nouvel aphrodisiaque ? Eh bien… certainement. Surtout s’il marche. La nouvelle toquade du C. d’O., pas de doute.

Néanmoins, le projet va à l’encontre des principes de travail de Sandy, qui exigent une constante discrétion et un labeur intensif pour de petites quantités.

— Et quel pourcentage du tout cela représente-t-il ?

Ils commencent à marchander sur les quantités. Ça avance doucement, cordialement, comme s’il s’agissait d’une discussion théorique portant sur la question de savoir combien un tel service pourrait valoir si l’on devait l’envisager. Beaucoup de plaisanteries de la part de Bob, ce que les deux autres apprécient. C’est là l’étrange clef de la vente de drogue : Sandy ne doit pas seulement parvenir à un accord financier avec Manfred, mais également atteindre un certain niveau, élevé, de confiance en lui. Ils doivent tous deux éprouver cette confiance. Aucun contrat ne sera signé à la fin de leur négociation, et aucun cabinet juridique ne viendra au secours de l’un si l’autre rompt leur accord oral. En ce sens, les revendeurs de drogue doivent être beaucoup plus honnêtes que les hommes d’affaires ou les avocats, par exemple, qui disposent de contrats et de la loi comme recours. Les dealers n’ont qu’eux-mêmes, et il est donc crucial pour eux de s’assurer qu’ils traitent avec quelqu’un à qui ils peuvent faire confiance pour respecter sa parole. Et ce, dans une communauté subculturelle qui inclut un nombre petit mais significatif d’arnaqueurs dont l’art consiste à paraître dignes de confiance alors qu’ils ne le sont pas. Il faut apprendre à distinguer le faux de l’authentique, par estimation intuitive du caractère, par mise à l’épreuve de l’autre au milieu de plaisanteries décousues : en posant à brûle-pourpoint une question cinglante, en faisant un rapide geste d’amitié, en lançant une sommation catégorique, voire brutale, et ainsi de suite ; puis en observant les réactions à ces différentes manœuvres, en guettant les signes les plus minimes de mauvaise foi. En jugeant le comportement pour ce qu’il révèle de la nature intérieure plus profonde.

Toute cette affaire se déroulant, naturellement, sous l’influence foudroyante de l’opium ; mais ils sont habitués à ce genre de handicap, c’est un facteur qu’il est aisé d’intégrer. A la longue, Sandy finit par avoir l’impression réconfortante de discuter avec un type bien, qui agit de bonne foi. Manfred, il le constate, en arrive à une conclusion similaire et, comme ils sont tous deux contents, la rencontre devient encore plus cordiale – une véritable cordialité, aux antipodes de l’automatique jeu social qui a marqué le début de l’entretien.

Pourtant, à la base, l’affaire n’est pas de nature à satisfaire Sandy, et il s’interrompt juste au moment où il s’apprêtait à accepter.

— Je ne sais pas, Manfred, dit-il enfin. Je n’ai pas l’habitude de me lancer dans ce genre de trucs, comme Bob te l’a sans doute dit. Pour quelqu’un comme moi, tu vois, dans ma situation, les risques sont trop grands pour justifier ça.

Manfred se contente de sourire.

— Ce sont toujours les projets à haut risque qui rapportent les bénéfices les plus élevés, mon vieux. Réfléchis-y.

Puis Manfred se lève pour se rendre aux toilettes.

— Et qu’est-ce que Raymond en pense ? demande Sandy à Bob. Comment se fait-il qu’il n’effectue pas lui-même le contact ?

Car Raymond a passé en fraude des quantités considérables de drogue depuis le large, et crie haut et fort qu’il aime ça.

Bob fait la moue.

— Raymond est vraiment impliqué dans d’autres choses en ce moment. Tu sais, c’est un idéaliste. Il a toujours été un idéaliste. Non que ça l’empêche de courir derrière les biffetons, évidemment, mais quand même, c’est là. Je ne sais pas si tu en as déjà entendu parler, mais il y a environ un an certains amis de Ray au Venezuela se sont fait tuer par des véhicules téléguidés que la brigade vénézuélienne des stupéfiants avait achetés à notre armée. C’étaient de bons amis, et ça a vraiment rendu Ray fou. Il ne pouvait pas vraiment déclarer la guerre à l’U.S. Army mais, à défaut, il a déclaré la guerre à ceux qui fabriquent les avions-robots. (Il rit.) Tout en gardant l’œil ouvert au cas où il y aurait des bénéfices à faire ! (Il rit plus fort, puis regarde attentivement Sandy.) Tu ne parles de ça à personne d’autre, O.K. ?

Sandy acquiesce ; lui et Bob ont fait pas mal d’affaires ensemble au fil des ans, et cela n’a duré aussi longtemps que parce qu’ils savent tous deux qu’ils constituent un circuit fermé au niveau de l’information, cancans inclus. Et Bob apprécie cette situation, parce qu’il adore cancaner, même – ou surtout – à propos de son copain Raymond.

— Il a importé ces petits systèmes de missiles que l’on peut parfaitement utiliser pour saboter les usines d’armement.

— Ah, oui, fait Sandy avec circonspection. Je crois que j’ai lu quelque chose sur les résultats de tout ça.

— Sûr. Mais Raymond ne fait pas ça que par idéal. Il trouve aussi des gens qui désirent qu’on en fasse plus qu’il n’en fait !

Sandy écarquille les yeux pour montrer à quel point il est dubitatif sur ce point.

— Je sais ! réplique Bob. C’est un parcours semé d’embûches. Mais jusqu’à maintenant ça a vraiment bien marché. Il y a des clients, là-dehors, le tout c’est de les trouver. Mais ce sont des eaux troubles, je peux te le dire. Presque aussi moche que le monde de la drogue. Et il est maintenant convaincu d’avoir été repéré par un autre groupe qui travaille dans la même branche que lui.

— Oh la !

— Je sais. Ça fait qu’il est embringué là-dedans jusqu’au cou, qu’il passe son temps à essayer de déterminer qui sont les autres et de voir s’il peut arriver à un accord avec eux.

— Ça a l’air dangereux.

Bob hausse les épaules.

— Tout est dangereux. Enfin, quoi qu’il en soit, tu peux comprendre pourquoi il n’est pas intéressé par cette affaire d’acheminement clandestin. Il a l’esprit ailleurs ces derniers temps.

— Tu m’étonnes !

Manfred revient des toilettes. Ils se tirent quelques bouffées supplémentaires de l’âcre fumée noire, bavardent encore un peu. Manfred presse Sandy d’accepter de se charger de l’entrée discrète de l’aphrodisiaque et, avec précaution et extrême diplomatie, Sandy refuse de s’engager. Ce qu’il vient d’entendre de la bouche de Bob ne lui offre aucun encouragement.

— Il va falloir que j’y réfléchisse, Manfred. C’est vraiment très éloigné de ce que je fais d’habitude.

Manfred accepte cela de bonne grâce :

— Je persiste à espérer que tu accepteras, mec. Réfléchis-y encore un peu et tiens-moi au courant – il nous reste encore une semaine environ.

Sandy consulte sa montre, se lève.

— J’ai une journée de travail à faire, demain, à partir de 4 heures environ. Il vaudrait mieux que je parte. Au revoir tout le monde. (Et il s’en va, arrive au salon, où Tashi, Jim, Humphrey, Abe et Arthur sont assis ici et là à discuter avec des gens.) Rentrons.

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