37

Dennis McPherson n’est pas surpris de découvrir que Lemon est furieux pour tout ce qui touche à la décision concernant Abeille-Tempête, y compris la plainte. Étant donné que c’est Hereford qui a eu l’idée de la plainte, stimulé par l’éclat de McPherson, et qu’il a formulé cette idée devant l’ensemble du personnel en déplacement de la compagnie, Lemon a l’air de ne pas être essentiel à l’orientation de la politique de la L.S.R., et il ne le supporte pas. Aussi, avec son plus malveillant sourire, charge-t-il McPherson de représenter la L.S.R. durant la longue et compliquée procédure d’appel. Il suppose que McPherson va détester ça, et il a raison. McPherson a désormais deux tâches principales : prendre l’avion pour Washington, parler à leur cabinet d’avocats, paraître devant des commissions, faire des dépositions et autres choses du même genre, et assister Dan Houston, à Laguna, pour éviter ce désastre que Foudre en Boule est sur le point de devenir. Magnifique. McPherson sent son estomac se rétrécir un peu plus chaque jour.

Le voilà donc une fois de plus dans la Cité de Cristal. À attendre une consultation avec le cabinet d’avocats de la L.S.R., Hunt Stanford & Goldman Incorporated. L’une des firmes les plus prospères de la ville, ce qui représente beaucoup.

C’est Goldman qui a été chargé de leur affaire ; Louis Goldman, la quarantaine, une calvitie naissante, porte beau, et s’habille toujours avec des vêtements dernier cri. McPherson, qui pendant des années a tenu les avocats pour l’un des principaux groupes de parasites du pays, avec les publicitaires et les agents de change, s’est d’abord montré très froid à l’égard du beau parleur de la côte Est. Mais il s’avère que Goldman est un type charmant, très vif, et du genre à prendre son boulot au sérieux, et McPherson en est venu à le respecter, puis à l’apprécier. Pour un avocat, il n’est pas si mal.

Ce soir, ils dînent dans un des restaurants les plus chics de la Cité de Cristal, un truc qui tourne au sommet des quarante étages du Hilton. Les avions qui atterrissent sur l’aéroport national descendent au-dessus de la cuvette de la Potomac River, presque en dessous d’eux : étrange vision.

McPherson pose une question à propos de la plainte, et Goldman dessine un petit organigramme sur la nappe.

— Toute l’histoire du programme antérieure à l’A.O. de l’Air Force restera en dehors, naturellement, dit-il. Personne n’a envie de voir ces programmes super-noirs reconnus publiquement, et il n’y a rien d’écrit, de toute manière, ce qui rend la chose étrangère à notre propos.

McPherson hoche la tête.

— Je le comprends. Mais l’A.O. tel qu’il a été publié correspond aux spécifications qu’on nous a données pour le programme super-noir, de sorte qu’une quelconque déviation par rapport à celles-ci…

— Bien sûr. Cela pourrait fournir matière à une récusation admissible. Voyons si j’ai bien saisi les principaux points tels que vous les voyez. L’Air Force vous a demandé un système de télécommande indécelable destiné à un avion piloté à distance que l’on pourrait faire descendre d’une orbite basse jusque sous la couche nuageuse – mais sans approche en aveugle –, où il pourrait être guidé en rase-mottes. Ensuite, il devait localiser les véhicules de l’armée ennemie et bloquer dessus les missiles sol-air qu’il aurait transportés.

— C’est ce qu’ils voulaient.

— Et ils le voulaient en une seule nacelle, de préférence, et il devait utiliser moins de dix kVA.

— Exact. Et cependant ils optent pour un système à deux nacelles et, quoique la Parnel prétende qu’ils n’ont besoin que de onze virgule cinq kVA, il apparaît qu’ils mentent, d’après nos calculs des besoins de leur système. L’Air Force aurait dû pouvoir s’en apercevoir aussi.

Goldman griffonne ces détails sur un calepin qu’il a posé à côté de son assiette à dessert. Pas de nappe pour ça.

— Et ils ont un système radar, vous dites ?

— Exact. Regardez, l’A.O. reprend l’exigence d’origine, il fallait un système indétectable, qui ne se trahisse pas par les signaux qu’il émettrait. La Parnel a ignoré cet aspect et installé un radar. Ainsi, le système ne sera pas indécelable, mais il pourra opérer des descentes en aveugle. Et voilà que l’Air Force enregistre cette capacité comme un plus pour la Parnel, alors qu’il n’est rien demandé de tel dans l’A.O.

McPherson secoue la tête, écœuré.

— C’est un bon point. Et il y a d’autres divergences ?

— Celle-ci est la principale, mais il y en a d’autres.

Ils les passent en revue, et Goldman complète sa liste. L’Air Force a inscrit le calendrier accéléré de la Parnel dans la liste des avantages, mais lui a ensuite octroyé un contrat avec un calendrier relâché. Et les estimations des coûts les plus probables des propositions de la Parnel et de la L.S.R. ont de façon conséquente révisé à la hausse les chiffres de la L.S.R., alors qu’elles n’ont pas touché à ceux de la Parnel, voire les ont révisés à la baisse. Ensuite, le prix de revient moindre du système de la Parnel, tel qu’il a été déterminé par l’Air Force, a été considéré comme un atout en sa faveur.

— Il ressort assez clairement de tout cela que l’Air Force voulait la Parnel, quelles que soient les offres. Vous avez une idée du pourquoi ?

— Aucune. (La colère de McPherson sur ce sujet regagne en vivacité.) Aucune, vraiment.

— Hmm. (Goldman tapote son stylo contre une dent.) J’ai mis quelques-unes de mes taupes sur cette affaire, pour tout vous dire. Ne le répétez à personne. Mais si nous arrivons à comprendre pourquoi ils ont agi de la sorte, et si nous pouvons en trouver une preuve quelconque, cela sera d’un grand secours pour la plainte.

— Je vous crois. (Ils commandent des cognacs et s’enfoncent dans leurs fauteuils tandis qu’on débarrasse la table.) Bon, qu’est-ce qu’on fait à partir de là ? demande McPherson.

Retour à l’organigramme sur la table.

— Deux approches initiales, vous voyez ? D’abord, nous avons adressé une pétition aux tribunaux du district pour qu’ils prononcent une ordonnance suspendant l’octroi du contrat jusqu’à ce qu’une enquête ait été menée par l’Office Général des Comptes. À ce jour, les résultats sont de cinquante-cinquante. L’O.G.C. a accepté d’enquêter, et c’est une très bonne chose. C’est l’un des bras du Congrès, vous savez, et l’un des corps les plus impartiaux de Washington. L’un des seuls véritables chiens de garde qui restent. Ils vont peser de tout leur poids, et je pense que nous pouvons compter sur un sérieux effort de leur part.

Goldman fait tourner son cognac, boit une gorgée.

— Sur l’autre front, nous avons de mauvaises nouvelles, je le crains. À long terme, ça pourrait devenir assez grave.

— Comment ça ?

— Eh bien, vous avez présenté une requête afin d’obtenir une injonction auprès du système judiciaire, et dans le district de Columbia celle-ci est acheminée vers la cour fédérale et confiée à l’une de ses quatre cours d’appel, chacune des quatre étant présidée par son propre juge. Ce n’est pas une affaire régionale, et quelqu’un qui fait partie du système prend une décision et expédie votre requête à une cour ou une autre. Dans la plupart des cas, ça se fait au hasard, pour autant que nous le sachions, mais ce n’est pas obligatoire. Et dans notre cas, notre demande d’injonction a été confiée à la quatrième cour, présidée par le juge Andrew J. Tobiason.

Nouvelle gorgée de cognac. Goldman semble connaître tous les rouages des tribunaux ; une petite pause dramatique, là.

— Et alors ? dit McPherson.

— Eh bien, vous voyez, dit Goldman, le juge Andrew J. Tobiason est également Andy Tobiason, colonel de l’Air Force à la retraite.

Implosion de l’estomac. Une sensation très spéciale.

— Merde, fait faiblement McPherson, comment est-ce possible ?

— L’Air Force possède ses propres juristes, et bon nombre d’entre eux travaillent dans le district de Columbia. Quand ils partent à la retraite, certains d’entre eux sont nommés juges. C’est le cas de Tobiason. Que ce soit à lui qu’on ait confié ce cas particulier doit sans doute être interprété comme le résultat d’un sale tour de l’Air Force. Quelques coups de téléphone, vous voyez. Quoi qu’il en soit, Tobiason a refusé de prononcer l’ordonnance ; il a décidé que le contrat devait être rempli selon l’attribution, jusqu’à ce que l’O.G.C. ait terminé son enquête et lui ait adressé son rapport. (Goldman a un sourire désabusé.) Nous allons donc devoir livrer une bataille serrée. Mais nous avons aussi pas mal de munitions, alors… Eh bien, nous allons voir comment ça va tourner.

Pourtant, il ne peut pas nier qu’il s’agit de mauvaises nouvelles. McPherson se radosse à son fauteuil, vide son verre de cognac. Un effroyable chanteur geint des ballades sur une mauvaise musique de piano, au centre du restaurant tournant. La baie vitrée de leur table fait maintenant face à l’étendue illuminée de Washington, D.C. Le Mail plongé dans l’obscurité fait une bande en travers des lumières, avec le monument à Washington, blanc avec son feu rouge clignotant au sommet, et l’hôtel de ville semblable à une maquette d’architecte, tout comme le monument à Lincoln là-bas dans les arbres… Tout ça loin, loin en dessous d’eux. Washington a maintenu sa loi sur la hauteur maximale des immeubles, et tout ce qu’il y a en bas fait moins de dix étages, et se trouve bien loin en contrebas. Et bien sur la hauteur signifie la même chose, comme toujours : les isobares d’altitude et de prospérité, c’est-à-dire d’altitude et de pouvoir, correspondent à peu près parfaitement les unes aux autres dans toutes les villes du monde. Hauteur = pouvoir. De sorte qu’ici, dans la Cité de Cristal, ils baissent les yeux sur la capitale de la nation comme des dieux contemplant les mortels d’en haut. Et ce n’est pas une simple coïncidence, songe McPherson : c’est un symbole, cela signifie quelque chose de très réel à propos des relations de pouvoir entre les deux domaines, le massif Pentagone avec sa foule de sycophantes hautains agglutinés autour de lui regardant par-dessus le fleuve l’humble gouvernement populaire, en bas…

— L’Air Force a beaucoup de pouvoir dans cette ville, dit Goldman, comme s’il lisait dans ses pensées. Mais il y a beaucoup de pouvoir dans d’autres endroits aussi. Tellement de pouvoir ici ! Et il est plutôt éparpillé. Ça pourrait se présenter mieux, mais il reste quelques moyens de contrôle et contrepoids. Toutes sortes de moyens de contrôle et de contrepoids. Nous aurons l’occasion de les manipuler.

Pour se montrer sociable, McPherson acquiesce. Et ils devisent aimablement pendant encore une heure. Il apprécie, vraiment. Pourtant, sur le chemin qui le ramène à sa chambre d’hôtel, il est d’humeur sombre. Un colonel en retraite de l’Air Force comme juge ! Bordel de Dieu !

Une femme bien habillée monte avec lui dans l’ascenseur. Parfum, rouge à lèvres vif, cheveux laqués, robe jaune à dos nu. Et seule, à cette heure-ci. McPherson écarquille les yeux quand il se rend compte qu’elle n’est sans doute qu’une des prostituées de la Cité de Cristal, sortie pour remplir un de ses propres contrats. Froidement, McPherson lui retourne son sourire lorsqu’elle sort. Juste une autre ville de garnison.

Загрузка...