Dennis reçoit un appel de Washington, D.C.
— Dennis ? Louis Goldman à l’appareil. Je voulais vous raconter les derniers rebondissements de l’affaire Abeille-Tempête. Ça a l’air de bien se présenter, je crois.
— Ah ?
— Nous avons considéré plusieurs hypothèses, de notre côté, et il y en a une ou deux qui penchent vraiment en notre faveur. Nous avons contacté Elisha Francisco, l’assistant du sénateur George Forrester. Forrester est à la tête de la Commission du Budget au Sénat, et il chapeaute la Commission des Forces Armées, et il est plutôt à couteaux tirés avec l’Air Force depuis environ quatre ans. Ce qui fait que son bureau accueille toujours volontiers les munitions pour cette bagarre, et quand j’ai rapporté à Francisco les détails de notre affaire, il a immédiatement sauté dessus.
— Et que peuvent-ils faire ? demande McPherson, circonspect.
— Ils peuvent faire beaucoup de choses ! Surtout que l’O.G.C., le cerbère du Congrès, s’est fait écrabouiller sur notre cas, et que le Congrès est très susceptible quand on l’ignore comme ça. Le sénateur Forrester a déjà demandé au Département des Affectations du Bureau des Contrats Technologiques un rapport indépendant sur la question. Ça peut avoir un intérêt réel, parce que le B.C.T. est aussi à l’abri que possible des pressions dans cette ville. Le Département des Affectations du B.C.T. a la réputation d’être le groupe de décision d’octrois le plus impartial qui se puisse trouver en matière militaire. N’importe quel membre du Congrès peut leur demander un rapport, et personne n’a la moindre emprise sur eux, aussi mettent-ils un point d’honneur à donner un éventail parfaitement impartial du pour et du contre, à n’importe quel sujet. Gaz asphyxiants, guerre biologique, technologies de persuasion, il suffit de mentionner un sujet, et ils fournissent un rapport qui s’en tient à l’efficacité technologique, et uniquement à ça.
— Alors nous allons peut-être pouvoir voir arriver le rapport que l’O.G.C. aurait dû faire ?
— C’est exact. Et Forrester va le balancer dans les pattes de l’Air Force, vous pouvez me croire.
— Est-il en mesure de faire annuler la décision d’octroi du programme Abeille-Tempête, dans ce cas ?
— Eh bien, pas à lui tout seul. Il n’existe aucune procédure en ce sens, vous comprenez. Au mieux, le secrétariat de l’Air Force cédera sous les coups d’aiguillon du Congrès, mais ce n’est pas très probable, quelle que soit l’insistance de Forrester à les accabler. Néanmoins, si la L.S.R. se remuait au même moment – si nous faisions appel de la décision auprès d’une instance juridique supérieure –, et qu’il se passe tous ces autres trucs au Congrès, il est pratiquement sûr qu’un nouveau juge fera capoter la décision de Tobiason, et vous vous remettrez au boulot.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr. Par conséquent, nous vous envoyons, à vous et à Argo/Blessman, une lettre pour vous demander de nous autoriser à engager une nouvelle procédure d’appel, mais je tenais à vous informer d’abord, étant donné que vous êtes notre intermédiaire, pour que vous puissiez faire ce qu’il faut de votre côté.
— Oui, bien sûr. Je vais m’y mettre tout de suite. Alors… alors vous pensez que nous avons une chance ?
— Mieux que ça, Dennis. Le sénateur Forrester est l’un des hommes les plus influents de Washington, et c’est quelqu’un de bien, aussi droit qu’il se puisse espérer. Il n’aime pas ce qu’on lui a rapporté de cette affaire, et il n’est pas du genre à oublier. Je crois que le vent a enfin tourné en notre faveur.
— Excellent.
McPherson rédige un mémo pour Lemon aussitôt après le coup de fil, expliquant les grandes lignes de ce qu’il a appris et suggérant une approbation immédiate du recours en appel.
A mesure qu’il décrit les faits, ses espoirs reviennent l’envahir. Il a l’impression, d’un seul coup, que le système pourrait vraiment fonctionner, en fin de compte. Le réseau d’obstacles et de contrepoids est d’une complexité presque étouffante – peut-être d’une complexité trop grande ; mais cela revient en fin de compte à dire que le pouvoir est répandu un peu partout, et qu’aucun élément du réseau ne peut en abuser un autre sans compromettre l’équilibre de l’ensemble. Lorsque cela se produit, tous les autres éléments s’en mêlent, parce que leur propre pouvoir est menacé quand l’un d’entre eux tire trop la couverture à lui ; ils foncent dans la mêlée comme un défenseur de hockey avec sa crosse pour le faire trébucher, et l’équilibre est restauré. L’Air Force a essayé de s’affirmer au-dessus du système, extérieure au réseau ; le reste du réseau s’apprête maintenant à la ramener en son sein. C’est la démarche américaine : on avance tant bien que mal, avec l’habituelle démarche empotée, inefficace – exaspérante à observer, mais finalement équitable.
Aussi, soulagé sur ce point, il consacre le reste de la journée à travailler sur le programme Foudre en Boule. Et là aussi, il distingue des signes de progrès, des signes qui indiquent qu’ils parviendront peut-être à élaborer un système exploitable dans les délais. Les programmeurs sont venus le trouver, tout excités, pour lui parler tous à la fois d’un programme qui réussira à bloquer les rayons de plusieurs lasers sur un missile, en faisceaux phasés ; cela accroît considérablement l’intensité du rayon, de sorte que la pulsation de choc pourra de nouveau marcher. Ils se croient également en mesure de pister les missiles après la phase d’utilisation des boosters, en extrapolant leur trajectoire de façon très précise. Combinez ça avec le temps de latence plus court permis par les faisceaux phasés et… il se pourrait fort bien qu’ils arrivent à abaisser les taux spécifiés par l’Air Force. Ça se pourrait. Même si ça peut les conduire un peu au-delà de la fin de la phase d’utilisation des boosters.
Aiguillonné par cette possibilité, McPherson cajole, câline et malmène Dan Houston pour qu’il réactive son cerveau et fasse sa part du boulot ; il va falloir que tout le monde fasse un gros effort pour que le travail soit fait dans les temps, une sorte de faisceau phasé d’efforts. Et Houston est nase. Il n’a jamais rappelé à Dennis la soirée au El Torito, quand il a fallu que celui-ci l’accompagne jusqu’à la voiture, mais il est désormais évident pour Dennis que cette soirée-là n’avait rien d’inhabituel. Dan boit beaucoup tous les jours ; il aurait besoin d’une coupe de cheveux, il aurait besoin de se raser, ses vêtements semblent lui avoir servi de pyjama ; il représente vraiment le stéréotype du bonhomme qui vient de se faire plaquer, dont la vie se désagrège. Parfois, Dennis a envie de claquer des doigts, de dire : « Arrêtez ça, Dan, vous vous faites un scénario vidéo ! »
Mais il réalise ensuite que le chagrin de Houston est bien réel, et que c’est la seule façon qu’il connaisse de l’exprimer s’il a conscience de jouer ce rôle. Dans le cas contraire, c’est tout simplement ce qui vous arrive quand désormais vous vous en foutez, quand vous avez perdu espoir, quand vous avez commencé à picoler sérieux.
McPherson l’invite donc à déjeuner, et l’écoute raconter toute sa triste histoire, qu’il accepte maintenant de livrer sans ambages…
— La vérité, Mac, c’est que Dawn est retournée chez ses parents.
— Oh, c’est vrai ?…
Et Dennis y va de son boniment pour lui remonter le moral, lui parle d’une voix exaltée des détails de ce que Houston doit faire, de ce que doit faire l’équipe de Houston, et il va jusqu’à refuser de permettre à Houston de commander un second pichet de margarita, même si ça ne fait que lui attirer un regard de sourde rancœur.
— Faites ça après le boulot si c’est vraiment indispensable, Dan, lance sèchement McPherson, agacé.
Une tactique à la Stewart Lemon ? Tant pis, il faut ce qu’il faut ; il ne leur reste pas beaucoup de temps.
Et le fait est que Houston fournit cet après-midi-là un effort plus soutenu qu’il ne l’a fait depuis des semaines et des semaines. « Bon Dieu, se dit McPherson, parcourant sa liste des Choses-à-faire avant de rentrer chez lui… On va peut-être y arriver, en fin de compte. »