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Quand il a repris le travail à la First American Title Insurance and Real Estate Company, repris ses cours du soir, Jim s’aperçoit qu’il ne parvient pas à chasser de son esprit l’image de Sheila Mayer et de ses puzzles. C’est désormais le principal élément du malaise qui l’accable. Et il ne peut y échapper.

Hana travaille toujours beaucoup, elle n’a pas de temps à elle. Hana travaille, lui pas.

Finalement, contraint et forcé, il s’assied devant son ordinateur et regarde fixement l’écran. Il faut qu’il travaille, qu’il travaille vraiment, il le faut. Ce soir, c’est autant une façon de s’évader de sa vie, de son malaise, qu’autre chose. Mais au point où il en est, n’importe quel motif fait l’affaire.

Il songe à sa poésie. Il songe à la poésie de son temps. Ce qu’il y a, c’est qu’il n’aime pas la poésie de son temps. Tape-à-l’œil, délibérément ignare, uniquement soucieuse des apparences, de l’image grandiose de la Californie, réfléchie un million de fois dans les miroirs… C’est le post-modernisme, l’agonie lasse du post-modernisme, qui rend toute sa culture totalement inutile, parce que le post-modernisme n’a aucune racine. N’importe quel zombie du mail peut écrire de la littérature post-moderne, et, en fait, pour autant que Jim le sache d’après les interviews vidéo, ce sont justement eux qui l’écrivent. Non, non, non. Il refuse. Il ne peut plus faire ça.

Et cependant c’est son époque, son temps ; sur quoi d’autre pourrait-il écrire, sinon sur le présent ? Il vit dans un univers post-moderne, on ne sort pas de là.

Deux des auteurs qui comptent le plus pour Jim ont écrit sur cette question de l’objet du propos. Albert Camus, puis Athol Fugard, se faisant l’écho de Camus – tous deux ont dit qu’il fallait travailler à être un témoin de son temps. Que c’était la fonction essentielle, centrale de l’écrivain. Camus et la Seconde Guerre mondiale, puis l’assujettissement de l’Algérie… Fugard et l’apartheid en Afrique du Sud : ils vivaient à des époques détestables, à certains égards, mais bon Dieu, ça leur donnait quelque chose à écrire ! Ils avaient matière à être témoins !

Alors que Jim… Jim vit dans le pays le plus riche de tous les temps, qu’est-ce qui se passe, mon vieux, il se passe rien mon vieux… Le Diable-en-Boîte est plus rapide que McDonald’s !

Bordel, tu parles d’un endroit où être témoin.

Mais comment en est-on arrivé là ?

Hmm. Jim rumine ça. Ce n’est pas encore très clair, pas encore ; mais quelque chose dans la question semble suggérer une possibilité d’action pour lui. Une approche.

Mais cela soulève un deuxième problème : tout ça a déjà été fait.

C’est comme quand son professeur d’anglais de Cal State Fullerton demandait à la classe de sortir et d’écrire un poème sur l’automne. « Super », se disait Jim à l’époque. Avant tout, nous vivons dans le Comté d’Orange – qu’est-ce que l’automne représente pour nous ? La saison de foot. Les combinaisons de plongée pour le surf. Ce genre de choses. Il a lu quelque part que la Troisième Symphonie de Brahms était automnale, il a lu que les rythmes du Livre des Psaumes étaient automnaux – O.K., alors, c’est quoi, l’automne ? La Troisième Symphonie de Brahms ! Le Livre des Psaumes ! C’est le genre de cercle dans lequel on tourne, quand le monde naturel a disparu. O.K., prends ces fragments et essaie d’en tirer quelque chose.

J’écoute Brahms

Et regarde les Rams[5]

Je lis les Psaumes

Nous ne sommes que moutons

Qui enfilent leurs combinaisons

Pour aller surfer sur les vagues de l’automne.

Hé, plutôt bien ! Mais alors le professeur sort À l’automne de John Keats, et le lit à haute voix : Oh ! Bien. Prends ton poème et bouffe-le. En fait, tirez définitivement un trait sur ce thème, il a déjà été traité à la perfection. Bon d’accord ! Y a pas de thème comme ça dans le C. d’O. de toute manière !

L’ennui est que quand on se lance dans ce genre de processus, on s’aperçoit rapidement que tous les thèmes du monde sont à jeter par la fenêtre de la même façon. Soit ils ont déjà été traités un max par les grands auteurs du passé, soit ils ne correspondent à rien dans le C. d’O. En général, c’est les deux.

Être témoin de ce que l’on voit. Être témoin de la vie que l’on mène. Des vies que nous menons.

Et pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Comment en est-on arrivé là ?

Retour à cette case-là. Très bien. « Prends ça comme point d’orientation, se dit Jim, comme principe d’organisation, l’équivalent de la Newport Freeway de ta méthode d’écriture. » Il songe à In the American Grain, de William Carlos Williams. Le livre de Williams est un recueil de méditations en prose sur divers personnages de l’histoire américaine, qui explique tout ça avec l’œil et la langue raffinés du poète. Bien sûr, Jim ne peut pas recopier ce livre : il n’a pas même autant de talent pour écrire que Williams n’en avait dans l’ongle de son petit doigt. « Chaque fois que W.C.W. se taillait les ongles, pense Jim, il coupait dix fois plus de talent que je n’en aurai jamais, et il enveloppait ça dans un journal qu’il jetait dans la corbeille à papier. » L’idée le fait rire. D’une certaine manière, ça lui donne l’impression d’être plus libre.

La copie, de toute façon, c’est pas le problème. C’est le C. d’O. qui préoccupe Jim, le Comté d’Orange, l’ultime expression du rêve américain. Et il n’y a pas de grands personnages dans l’histoire du C. d’O., c’est en partie ce que signifie le C. d’O., ce qu’il est. De sorte qu’il ne pourrait pas suivre le programme de Williams même s’il le voulait.

Mais ça lui fournit un indice. Collectivement, ils ont fabriqué cet endroit. Et il a donc une histoire. Et retracer cette histoire pourrait aider à l’expliquer, ce qui, pour Jim, est maintenant plus important qu’être un témoin. Comment c’est devenu ce que c’est à présent : les Somnambules ou Pourquoi nous en sommes arrivés là. Il se remet à rire.

S’il faisait quelque chose de ce genre, s’il faisait de ça son point d’orientation, tous ses livres, sa culture, son obsession du passé – tout cela pourrait servir à quelque chose. Il se rappelle la superbe biographie de Samuel Johnson par Walter Jackson Bate, le passage où Bate parle de l’ultime mise à l’épreuve de la littérature par Johnson, de la question la plus importante : Peut-on s’en servir ? Quand on lit un livre, et qu’on retourne dans le monde : Peut-on s’en servir ?

Comment en est-on arrivé là ?

Eh bien, c’est un point de départ. Une Newport Freeway. On peut aller n’importe où à partir de la Newport Freeway…

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