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Jim décroche plusieurs jours de travail d’affilée au bureau de la First American Title Insurance and Real Estate Company, ce qui arrange son compte en banque, sinon son caractère. Au cours d’une de ces journées, Humphrey entre en arborant un sourire triomphant.

— On va le faire, Jimmy. On va construire la tour Pourva. L’Ambank a donné son accord sur le contrat de crédit, et on a signé les derniers papiers aujourd’hui. Tout ce qui nous reste à faire, c’est redonner confirmation aux autres financiers dans les quelques jours qui viennent, alors c’est juste une histoire de rapidité du boulot sur les ordinateurs, avant que quelqu’un ait le temps de se calmer.

— Humphrey, tu n’as toujours personne pour occuper l’immeuble ?

— Bon, nous avons encore toutes ces parties intéressées. D’ailleurs, ça n’a pas d’importance ! Nous les trouverons quand l’immeuble sera là !

— Humphrey ! Quel est le taux d’occupation d’un immeuble de bureaux neufs dans le C. d’O. ? Vingt pour cent ?

— Je ne sais pas, quelque chose comme ça. Mais ça va changer, c’est obligé, vu le volume d’affaires qui sont transférées ici.

— Je ne vois pas pourquoi tu dis ça. Cet endroit est saturé.

— Impossible, Jim. Ça n’existe pas.

— Arrggh… (Rien à répondre à ça.) Je persiste à trouver ça stupide.

— Écoute, Jim, la règle, c’est que quand on a l’argent et qu’on a le terrain, on construit ! Il n’est pas facile d’avoir les deux en même temps. Comme tu as pu le constater dans cette affaire. Mais nous avons réussi ! En plus, ça va bien se passer, cette fois – on va même pouvoir annoncer dans les pubs qu’il y a une vue partielle sur l’océan.

— Filtrée par toute la masse des Santa Ana Mountains, hein, Hump ?

— Non ! On voit le Robinson Rancho, enfin en partie. du moins.

— Ouais, c’est ça. Construis une autre tour vide.

— T’inquiète pas pour ça, Jim. Notre seul problème, c’est d’être sûrs que tout ira aussi vite que possible.

Jim rentre du bureau, de méchante humeur. Le téléphone sonne et il décroche d’un geste brusque.

— Quoi !

— Allô, Jim ?

— Ah, Hana ! Hé, comment ça va ?

— Quelque chose qui cloche ?

— Non, non, je réponds toujours comme ça au téléphone quand j’ai passé une journée au bureau. Désolé.

Elle rit.

— Tu ferais mieux de venir dîner chez moi, alors.

— Je veux ! Qu’est-ce que je dois amener ?

Et donc, une demi-heure plus tard, il trace au milieu des collines, quitte la Garden Grove Freeway, traverse vers Irvine Park et la Santiago Freeway, puis remonte l’étroit, l’encaissé Modjeska Canyon. Hana habite derrière le Tucker Bird Sanctuary, en haut du canyon secondaire étranglé, un garage reconverti au bout d’une allée de gravillons, au cœur d’une plantation d’eucalyptus. La maison principale est un petit pavillon blanchi à la chaux de style colonial ; sa modestie d’ensemble n’efface pas l’existence de la cour fermée, boisée, le côté sélect de l’endroit. Le proprio de Hana est riche. Et Hana ?

La majeure partie de son garage a été aménagée en atelier de peintre. La pièce principale occupe l’essentiel de l’espace, et elle est encombrée de toiles et de matériel, comme son studio à Trabuco. Cuisine et salle de bains ont été reléguées dans un coin, à part, et une chambre guère plus grande que la salle de bains occupe l’angle opposé.

— J’aime bien, dit Jim. Ça me rappelle chez moi, en mieux. (Hana rit.) Tu n’as accroché aucune de tes toiles ?

— Bon Dieu, non. J’aime bien pouvoir me détendre. Imagine-toi un peu assis à regarder en permanence tes erreurs.

— Hmm. Elles comportent toutes des erreurs ?

— Bien sûr.

Elle regarde fixement un point du sol derrière lui, lançant ses phrases sur le ton de la conversation. Une crise de timidité, on dirait. Jim la suit dans la cuisine, et lui donne un coup de main pour porter les hamburgers jusqu’à un petit barbecue installé sur l’allée de gravier.

Ils font cuire la viande sur les braises et mangent leurs hamburgers dehors, sur l’allée, assis dans des chaises longues de jardin. Ils parlent du semestre à venir et de leurs cours. De la peinture de Hana. Du travail de Jim au bureau. C’est très décontracté, même si les yeux de Hana regardent n’importe quoi sauf Jim.

Après dîner, ils restent assis à contempler le ciel. Il y a même quelques étoiles. Les feuilles des eucalyptus s’entrechoquent comme des jetons en plastique. C’est une soirée chaude. Il y a même un léger souffle de vent de Santa Ana.

Hana suggère une promenade dans le canyon. Ils rentrent les restes du repas, puis remontent la rue étroite et sombre.

— Qu’est-ce que tu sais des Modjeska ? demande Hana en marchant.

— Peu de chose. Helena Modjeska était une actrice polonaise. Son vrai nom était plus long, et très polonais. Elle avait épousé un comte, et leur salon de Varsovie était très en vogue. Les habitués du salon eurent l’idée de démarrer une utopie en Californie du Sud. Ça se passait dans les années 1870. Et ils l’ont fait ! La colonie se trouvait plus bas, du côté d’Anaheim, qui était aussi un projet d’utopie lancé par un groupe d’Allemands. Le truc des Modjeska s’effondra quand tout le monde refusa de travailler la terre, et les Modjeska partirent pour San Francisco, où Helena reprit sa carrière d’actrice. Elle y devint très célèbre, et le comte lui servait de manager, et ils prospérèrent. Puis, à la fin des années 1880, ils revinrent et achetèrent cet endroit. Ils le baptisèrent Arden.

Comme il vous plaira. Quelle belle idée.

— Oui. Leur vie à cette époque fut consacrée aux loisirs – pas à l’agriculture. Ils possédaient des vignes, des orangeraies et des jardins fleuris, et une grande pelouse ombragée, et, sur le devant, un bassin avec des cygnes. Dans la journée, ils parcouraient leurs terres à cheval, et le soir Helena interprétait certains de ses nombreux rôles.

— Très idyllique.

— Exact. Ça paraît irréel, maintenant. Mais c’est drôle, ici j’arrive à l’imaginer en train de se produire. On a ce sentiment d’être complètement coupé du monde.

— Je sais. C’est l’une des choses que je préfère dans le fait d’habiter ici.

— Je veux bien le croire. C’est étonnant qu’il soit possible d’avoir cette impression quelque part dans le C. d’O.

— Ouais, enfin, tu devrais voir la Santiago Freeway à l’heure de pointe. Pare-chocs contre pare-chocs.

— D’accord. Mais ici, et maintenant…

Elle hoche la tête, lui effleure l’avant-bras.

— Là, suis ce chemin. Ce petit canyon secondaire est assez profond et assez long, et il y a moyen de monter jusqu’à un point de vue panoramique sur Riverside.

Ils grimpent au milieu d’arbres, dans un canyon pentu aux parois abruptes, un canyon sans route au fond. Hana ouvre le chemin. Jim arrive à peine à y croire ; ils sont en pleine brousse ! Pas d’immeubles ! Est-ce bien réel ?

Les parois de grès du canyon se font plus escarpées jusqu’à ce qu’ils se retrouvent dans une sorte de couloir sans toit, marchant en file indienne pour gravir un raidillon à travers buissons et arbres. Il flotte une odeur de vieux, d’humidité, comme si le soleil atteignait rarement le fond du canyon. Puis les parois s’écartent, et le canyon s’ouvre sur un petit amphithéâtre envahi de chênes vigoureux. Ils repartent en sens inverse pour gravir la paroi sous laquelle ils se trouvaient précédemment, jusqu’à ce qu’ils atteignent une corniche ; derrière eux, il y a vue sur les lumières éparses de Modjeska Canyon en contrebas. Et loin à l’est, comme l’a dit Hana, s’étend un long ruban de lumière floue, à peine visible : le couloir de la nationale 15, dans le Comté de Riverside.

— Waow. On voit vraiment loin. Tu montes souvent ici ?

Il croit distinguer un petit sourire, mais il ne peut pas en jurer, compte tenu de l’obscurité.

— Non. Pas souvent. Viens voir. (Elle se dirige vers un grand chêne.) Cet arbre s’appelle l’Arbre-Balançoire. Quelqu’un a attaché une corde à la grosse branche tout en haut, loin du tronc. Tu l’attrapes… (elle empoigne la grosse corde à deux mains, juste au-dessus d’un nœud au bout)… et tu recules sur la pente sans la lâcher… et ensuite…

Elle descend la pente en courant, se lance dans le vide au-dessus du canyon, décrit une courbe lente, revient dans les airs et retouche terre en galopant pour s’arrêter.

— Waow ! Laisse-moi essayer !

— Bien sûr. Il y a deux manières de procéder… Tu peux te lancer en ligne droite et revenir en ligne droite, ou tu peux te lancer en t’éloignant de l’arbre en biais, ce qui te fera décrire un cercle et atterrir de l’autre côté du tronc. Il faut que tu y ailles franchement dans ce cas-là, cependant, si tu veux arriver à contourner entièrement le tronc.

— Je vois. Je crois que je vais choisir la ligne droite, cette fois-ci.

— Bonne idée.

Il empoigne la corde, se précipite vers le vide, s’envole. C’est lent, sombre. L’air lui siffle aux oreilles. Il sent une légère pointe de quelque chose comme de l’apesanteur, ou le retour de la pesanteur, à l’extrême limite de sa trajectoire – où il reste un instant en suspens – puis repart en sens inverse et revient, waow, faut vraiment courir vite à l’arrivée.

— Super ! Génial ! Je veux recommencer !

— Dans ce cas, il va falloir établir des tours. C’est à mon tour.

Elle s’élance en piquant un sprint. Silhouette noire qui flotte là-bas, chevelure déployée en bataille sur fond d’étoiles… Grincement de la corde sur le bois, plus haut, loin… Femme volante qui surgit de l’espace interplanétaire, en plein vers lui…

— Woah !

Il l’attrape au vol et ils se heurtent en s’étreignant.

— Oups. Désolée. J’ai dû partir de travers.

Il se renvoie. C’est drôle comme les vrais plaisirs sont simples (a-t-il vraiment pensé ça ?). C’est une longue corde, et les aller-retour durent longtemps. « N’essaie pas de déterminer combien de temps, se dit Jim. Ça n’a pas d’importance. Évite de chronométrer, d’établir des records de distance, et cetera.. »

Après quelques va-et-vient en ligne droite, Hana s’empare de la corde et file vers la gauche, quitte terre, entame un arc de cercle, puis passe de gauche à droite dans le ciel, tournoyant lentement, avant de reprendre pied à droite du tronc. Un tour d’horloge. Ça a l’air agréable.

— Laisse-moi essayer ça !

— O.K. Mets la gomme pour sauter.

Il le fait, mais il quitte le sol avant de donner l’ultime coup de talon pour s’élancer. Enfin bon. Il plane, ça y est, il décrit un grand cercle, longues secondes de profond calme d’un rêve de vol. Sur la trajectoire de retour, il pivote sur lui-même pour faire face au terrain et s’aperçoit que le tronc va… Oups…

Il parvient juste à se présenter de côté au moment où il s’écrase contre le tronc. Il dégringole par terre, sonné.

Il gît dans les feuilles. Hana s’est précipitée pour s’accroupir au-dessus de lui.

— Jim ! Ça va ?

Il l’attire vers lui et l’embrasse, les prenant tous deux par surprise.

— Eh bien, je suppose que oui.

— Pas sûr, quand même. Là…

Il l’embrasse de nouveau. En fait, la moitié de son corps lui fait vraiment mal. L’oreille droite, l’épaule, les côtes, l’arrière-train, la cuisse, tout ça l’élance. Il l’ignore en bloc, serre Hana contre lui. Le baiser se transforme en une longue série. Elle fait courir ses mains sur tout son corps, très doucement, pour s’assurer qu’il est encore tout entier. Il l’imite, et leurs baisers se font plus passionnés. Pas le temps de respirer.

Ils sont dans un gros tas de feuilles, entre deux grosses racines qui courent sur le sol dur. Des feuilles, et des machins-choses – il est sans doute préférable de ne pas y regarder de trop près. Les feuilles sont poussiéreuses, sèches, craquantes sous eux. Ils sont maintenant allongés côte à côte, et les vêtements s’éparpillent. Dans la pénombre, Jim distingue à peine son visage contre le sien, rien de plus. L’absence de stimulus visuel, d’image, est déconcertante. Mais cette expression sur son visage, toute timidité envolée, ce petit sourire intérieur… Il a le cœur qui bat, la peau couverte de chair de poule ou sensibilisée de quelque autre manière ; il perçoit mieux, la surface rocailleuse et inégale sous son bon côté, les élancements de son mauvais côté dans la fraîcheur de l’air, les feuilles qui craquent, ses mains sur lui, leurs bouches, whoaw… Quand un simple baiser lui a-t-il jamais fait cet effet-là ? Et c’est Hana Steentoft, son amie, qui est là ; la distance abolie, l’introversion devenue don extérieur de soi, l’amitié qui s’épanouit comme une fleur en papier japonaise plongée dans un bol d’eau. Exaltant ! Ils font l’amour, et c’est encore plus exaltant. Le corps de Jim adopte une sorte de mode commotionné ; tant d’émotions intenses à la suite en si peu de temps ! Il lui en parle à l’occasion d’un certain moment de répit, et elle rit.

— Fais gaffe, tu vas avoir envie de te crasher chaque fois, avant.

— Vraiment pervers. Tu imagines ? Avoir des rapports… oh, excuse-moi…

— Lève-toi et balance-toi contre le mur…

— Là, voilà, maintenant je suis prêt…

Quand leurs gloussements cessent, Jim dit :

— Je ne le ferai qu’avec toi. Tu comprendras.

— Tu ne le feras qu’avec moi ? (Rapide sourire, mouvement coquin contre lui…)

— Oui…

Et les voilà repartis dans l’univers du sexe, collaboration en duo sur les plus fascinantes des variations sur un thème : la mélodie cinétique avec ses félicités intenses, et son accompagnement de feuilles qui crissent et de bizarres petits cris, grondements, grognements, grommellements, exclamations, exhalaisons, mots doux, rires, et de beaucoup de souffles courts. C’est un pied incroyable.

Ils dorment pelotonnés l’un contre l’autre, en cuillère. Au matin, Jim s’éveille et trouve Hana déjà au travail, en train de peindre à une table de la pièce principale. Elle a passé un pull ample et un treillis. Il l’observe, remarque sa brutale concentration, ses cheveux en bataille, ses jambes pareilles à des troncs d’arbres. Son indécision, qui n’est pas seulement de la timidité, mais quelque lointaine cousine sans nom de celle-ci. Elle se lève et se rend dans la cuisine, passe devant un miroir sans même s’en apercevoir. Il se lève pour courir la prendre dans ses bras. Il la fait rire.

— Alors ? demande-t-elle après le petit déjeuner, quand pourrai-je lire quelque chose de toi ?

— Oh, euh. (Il panique.) Je n’ai rien de vraiment prêt pour l’instant.

Et il a envie de rentrer sous terre rien qu’à voir la moue fugitive sur son visage. Elle trouve qu’il se montre stupide. Se demande s’il n’est pas tout bonnement en train de mentir à propos de sa poésie, un artiste bidon qui essaie de l’impressionner, sans rien derrière. Il perçoit tout cela dans son expression fugace. Non, non ! Mais il a vraiment peur, ses poèmes sont si terre à terre, et il y en a si peu, il est sûr que l’opinion qu’elle a de lui va dégringoler quand elle les lira. Aussi n’a-t-il pas envie qu’elle le fasse. Mais cette impulsion elle-même fout tout par terre. Elle va peut-être s’imaginer que c’est pire que ça ne l’est en réalité. Jim soupire, confus. Hana n’insiste pas.

Il meuble comme il le fait si souvent, en racontant par le menu les exploits de ses amis. Tashi et le surf de nuit. La tour vide de Humphrey. Ce genre de choses.

Au bout d’un moment, Hana regarde par terre.

— Et quand est-ce que je vais faire la connaissance de tes étonnants amis ?

La gorge de Jim se serre. C’est la même question, au fond, que : Est-ce que je vais entrer dans ta vie ? Et bon Dieu, il veut qu’elle y entre ! Il a oublié toutes les réserves qu’il pouvait avoir vis-à-vis d’elle. Elles avaient un rapport avec quoi, ses fringues, son allure ? Absurde.

— Il y a une fête chez Abe ce soir. Ses parents partent en vacances et il a la maison pour lui tout seul. Ça te dirait de venir ?

— Oui.

Elle sourit, lève les yeux vers lui.

Jim sourit à son tour. Bien qu’il lui revienne en mémoire que Virginia sera là. Ainsi que deux douzaines d’autres parfaits exemples de la femme américaine moderne. Mais il s’en fout, se dit-il. Il s’en fout complètement.

Pourtant, quand il trace ce soir-là pour passer la prendre, elle porte le même pantalon de surplus de l’armée, couvert des mêmes bombages de peinture à la Jason Pollock. Et encore un autre pull de laine ample en brun sur brun. Jim se crispe. Puis il remarque qu’elle s’est lavé et coiffé les cheveux, qui sèchent toujours, en bouclant d’une manière qu’il juge étonnante. De toute façon, qui se soucie de ce genre de trucs ? Il ne s’en soucie pas, lui. Il ne s’en soucie pas le moins du monde. Il se débarrasse de cette idée, ils montent dans sa vieille bagnole déglinguée et roulent.

Abe habite une annexe de la maison de ses parents en haut de Saddleback Mountain, sur le versant de Santiago Peak, juste au-dessous de la crête, avec vue sur le C. d’O. et au-delà. C’est un des quartiers les plus sélects de tous, conformément à la loi de Humphrey : altitude = pouvoir. Alors qu’ils négocient les virages en épingle de l’abrupte route résidentielle, ils passent propriété après propriété, la plupart de celles-ci étant dissimulées à la vue depuis la route par divers arbres et pelouses dignes de jardins botaniques, tous aussi exotiques et luxuriants que des végétaux d’appartement. Mais quelques-unes s’offrent au regard des passants :

Cubes de miroirs qui évoquent les complexes industriels d’Irvine,

Pagodes, châteaux,

Structures de boîtes en bois sophistiquées à la manière de Frank Lloyd Wright,

Ou des frères Greene. Une maison de jeux de Pasadena

(Cabanes en carton sur un champ de boue !),

Monstruosités genre missions chaulées de blanc et aux toits de tuiles orange,

Formes en chapiteaux de verre et d’acier qui imitent

Les structures dominantes sur le mail, plus bas, dans la plaine…

Tu vis là, sûr. Aucun doute là-dessus.

Ils tracent doucement et roulent des yeux ronds en appréciant la parade d’extravagances architecturales qui défilent, riant de la plupart des maisons, reluquant avec concupiscence celles qui leur semblent construites avec goût, habitables. Et s’étonnant constamment qu’il s’agisse là de résidences unio-familiales, et non de duplex, triplex, apparts ou coprops déguisés.

— C’est vraiment difficile à croire.

— Comme de voir un animal d’une espèce disparue, dit Jim.

— Des dinosaures qui broutent dans la cour de derrière.

Les parents de Abe, les Bernard, habitent à l’extérieur d’un virage en épingle à cheveux non loin du haut de la route, sur une petite corniche toute à eux. La maison, tout en bois, s’étend sur plusieurs niveaux ; sur le devant, un jardin japonais abrite des pins bonsaïs courbés au-dessus de pelouses et mousse, de gros rochers aux formes bizarres, et un petit bassin qu’enjambe un pont. Ils sont arrivés tôt, et il reste de la place pour se garer sur la route en face de la maison. Ils sortent, vont jusqu’au bassin, qu’ils franchissent.

— Exactement comme chez les Modjeska, dit Hana à voix basse. Il ne leur manque que des cygnes.

Alors qu’ils approchent des massives portes d’entrée en chêne, Abe et son père les ouvrent et sortent. Le Dr Francis Bernard est un logicien de renom, qui détient des brevets sur du software pour ordinateurs important ; il a également été diplomate et homme public. C’est l’un des êtres les plus calmes que Jim ait jamais rencontrés ; très posé, et présentant assez peu de ressemblance avec Abe, hormis le visage en lame de couteau, la peau mate, les cheveux noirs. Jim leur présente Hana. Mme Bernard est partie à Maui une quinzaine de jours plus tôt, et Abe et son père sont restés ensemble depuis lors ; le Dr Bernard part à l’instant pour l’aéroport, lui aussi à destination de Maui. Ils se serrent la main.

— Eh bien, frère… dit Abe.

— Frère, raille le Dr Bernard, manifestement enchanté. À dans un mois.

Un rapide au revoir, et il disparaît dans le garage.

— Entrez, dit Abe, qui regarde Hana d’un air bizarre.

Ils entrent dans la maison et suivent Abe à travers une enfilade de pièces, jusqu’à une sorte de véranda ou de pavillon fermé, qui donne sur la cour en terrasse qui surplombe de très haut le C. d’O. À leurs pieds s’étend le light-show au complet, qui arrive à peine à pleine puissance dans le crépuscule brumeux. Une plaine de lumière.

Hana remarque la vue et sort sur la terrasse jeter un coup d’œil. Abe et Jim passent dans la cuisine de la véranda et confectionnent un chili con queso dans un grand plat en terre. Jim parle à Abe de ce qui l’a impressionné au cours de leur voyage en Europe, présentant chaque événement comme quelque chose de profondément significatif, comme il le fait souvent avec Abe. En retour, Abe pose ses questions incisives, intéressées, attentif lui-même aux états d’esprit et aux significations. Et puis retentit soudain un rire qui mue quelque chose dont Jim a parlé avec solennité en phrase du plus haut comique ; qui lui confère de la drôlerie en laissant croire que Jim en est à l’origine. Dans de tels moments, il est difficile d’imaginer Abe sous les traits de l’ami insensible et méprisant que Jim voit souvent en lui ; là, Jim est lui aussi devenu un « frère ». Est-ce une question d’humeur, ou est-ce tout simplement que quiconque à qui Abe décide d’accorder son attention devient un « frère » pendant cet instant d’attention – qui peut être détournée, ou ne pas exister depuis le début ?

Impossible de savoir. Abe est le plus insondable des amis de Jim, un point c’est tout. Monter le voir dans cette demeure évoque pour Jim les visites de Shelley à Byron. Il est d’une prétention grossière de se comparer lui-même à Shelley, il en est conscient, mais il y a quelque chose dans l’idée du poète pauvre et idéaliste rendant visite à son ami riche, mondain, compliqué et puissant qui rappelle à Jim son impression actuelle, ici, sur le toit même du C. d’O.

Aussi, quand Hana rentre et s’assied à côté de lui sur un tabouret, Jim considère-t-il avec autant de plaisir que d’appréhension ces deux amis faisant connaissance. Hana est perchée sur un tabouret, le vent lui a ébouriffé les cheveux pour lui rendre sa coiffure habituelle et, comme dirait Dennis, elle ressemble à un truc que le chat a ramené. Mais Abe prend manifestement plaisir à discuter avec elle ; elle a la repartie rapide et peut rivaliser avec lui. Dans ce domaine, ils sont loin devant Jim, qui se borne à rire et à découper des piments pour le chili. Abe, avec sa curiosité habituelle à l’égard du travail des gens et de leurs gagne-pain, presse Hana de questions sur la façon dont ça se passe sur le marché de l’art, et Jim apprend des choses qu’il ignorait auparavant.

— Et toi ? dit Hana. Jim m’a dit que tu étais toubib ?

Abe s’esclaffe soudain, donne un coup de coude à Jim.

— Tu lui as dit, pour nous, hein ?

Jim sourit.

— Mais rien que des mensonges.

Abe acquiesce à l’intention de Hana.

— Ouais, je bosse dans une équipe du service des urgences des autoroutes du C. d’O.

— Ça doit quelquefois être dur, comme boulot.

Jim a un léger pincement au cœur ; chaque fois qu’il aborde ce genre de sujet, Abe a tendance à se renfrogner ou à l’ignorer. Mais cette fois il répond :

— Sûr. Des fois. Il y a des hauts et des bas. Mais on se blinde contre les moments durs, à la longue, et les bons moments restent des bons moments.

Hana hoche la tête. Elle observe attentivement Abe, qui est plongé dans la surveillance du chili con queso ; et elle dit :

— Alors comme ça vous étiez dans l’équipe de lutte, hein ? Depuis quand est-ce que vous vous connaissez ?

Abe sourit à Jim.

— Depuis le début.

Puis Sandy et Angela surgissent de l’allée d’entrée, et c’est le moment de faire de nouvelles présentations. Sandy présent, le tempo s’accélère, et ils ne tardent pas à bavarder à bâtons rompus comme de vieilles connaissances qui ne se sont pas vues depuis un an. Hana discute autant que les autres, s’adressant d’abord surtout à Abe, puis de plus en plus à Sandy et à Angela. Angela, bénie soit-elle, ne pourrait pas se montrer plus cordiale. Puis il commence à arriver du peuple, Humphrey et Melina, sa compagne occasionnelle, Rose et Gabriela, Arthur, Tashi et Erica, Inès, John et Vikki, et ainsi de suite ; la fête commence pour de bon, les gens évoluent au rythme des lents mouvements d’océan habituels aux fêtes n’importe où. Hana reste sur un tabouret et constitue une sorte d’île autour de laquelle le courant enfle ; on s’arrête dans ce tourbillon pour discuter avec elle. Elle pose beaucoup de questions, essaie de déterminer qui est qui, rit. Elle fait sensation. Jim, qui revient vers elle après avoir fait de nombreuses petites incursions dans les courants, se réjouit de voir Hana et Abe se lancer dans une grande conversation, puis Sandy se joindre à eux ; puis Hana et Angela ont une discussion qui les laisse mortes de rire et, même s’il soupçonne que c’est lui qui a fait les frais de la conversation, Jim est content. Tout va pour le mieux.

Et Virginia arrive. Lorsque Jim l’aperçoit, crinière blonde fendant la lumière dans le couloir, son cœur s’emballe. Il se dirige vers Hana et Angela et interrompt leur conversation avec une bonne humeur feinte, vraiment nerveux. Virginia est prompte à les repérer, et se hâte de les rejoindre, souriant d’un grand sourire plein de mauvaises intentions.

— Eh, salut, Jim ! Il y a un bout de temps qu’on ne s’est pas vus !

— C’est vrai.

— Tu ne me présentes pas ta nouvelle amie ?

— Oh, oui. Virginia Novello, Hana Steentoft.

— Enchantée, Hana.

Virginia tend la main, et dans son regard direct il y a un mépris souriant, franc. Elle a jugé cette nouvelle venue mal fagotée d’un seul coup d’œil, et elle veut que Jim le sache. Furieux, anxieux, Jim jette un regard de côté à Hana ; elle fixe un point derrière Virginia, par terre, indifférente, attendant qu’elle s’en aille. Virginia a été congédiée. Elle sourit à Jim avec une hostilité évidente, s’éloigne sans ajouter un mot.

Après, sur le chemin du retour, Hana refuse d’aller chez Jim.

— Allons chez moi.

Ce qu’ils font. Pendant qu’ils tracent, elle déclare :

— Il y a vraiment une flopée de femmes habillées chic, dans tes relations.

— Ah. Oui. (Jim n’écoute pas, il est ravi de la soirée dans son ensemble, et d’une dernière petite entrevue avec Abe, Sandy et Angela.) Elles raffolent vraiment de ce genre de choses. Je suis tellement content que ces trucs-là ne t’intéressent pas.

— Sois pas idiot, Jim.

— Hein ?

— J’ai dit : « Sois pas idiot. »

— Hein ?

— Bien sûr que si, ça m’intéresse ! Tu me prends pour qui ?

Elle est en colère contre lui, il vient de s’en rendre compte.

— Ah !

Et il comprend tout à coup : personne n’y échappe. On peut faire semblant de ne pas se soucier de son image, mais dans la mesure seulement où la culture vous le permet. En son for intérieur, on est obligé de le sentir ; on peut lutter contre, mais ça sera toujours là, ce rejet méprisant de vous par toutes les Virginia Novello du monde… Sans aucun doute, Hana a perçu ce regard et en a été parfaitement consciente pendant tout le reste de la soirée. Et elle ne ressemblait pas aux autres femmes présentes ; comment pourrait-on l’oublier quand il y en a autant autour de soi ? Et voilà qu’il vient de laisser entendre qu’elle était si éloignée de la normale qu’elle ne pouvait pas avoir la réaction humaine courante, ne s’apercevrait même pas de quelque chose, ne s’en soucierait même pas.

Quel imbécile il fait, se dit-il. Quel imbécile… Que dire ?

— Désolé, Hana. Je te trouve be…

— Tais-toi, Jim. On n’en parle plus, c’est tout, O.K. ?

— O.K.

Il la reconduit chez elle dans un silence éprouvant, lourd de menaces.

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