Chose vraiment rare, Abe et Xavier ont passé une bonne moitié de leur tour de garde assis, désœuvrés, au quartier général. Ils ont joué à des jeux vidéo, football, haltères, puis somnolé, et rejoué au football. Xavier est un crack à ce jeu-là, il joue pour de l’argent au Boathouse, et il frappe les touches de son clavier comme une secrétaire qui écrirait deux cents mots à la minute, de sorte que ses onze hommes jouent tous comme des têtes d’affiche inspirées. En attaque, Abe n’arrête pas de se faire tacler, bousculer, intercepter ou arrêter ses tirs au but, et quand il passe en défense il se fait écraser de toutes les façons possibles. Dans la dernière partie, l’indicateur de stats affiche moins trois cent quatre-vingt-neuf mètres par assaut pour son équipe, alors qu’il perd 98 à 7. Et il a obtenu ses sept points en criant : « Attention ! » juste après un engagement, abusant Xavier pour qu’il jette un coup d’œil aux alentours au moment où il balançait un boulet qui faisait mouche.
Donc, Abe abandonne.
— Non, Abe, non ! Je vais jouer en fermant les yeux, promis !
— Rien à faire.
Et Abe somnole de nouveau lorsque l’alarme retentit, une sonnerie aiguë et pas si forte que ça qui lui malmène toutes les glandes productrices d’adrénaline du corps. Il est debout, dehors, et boucle sa ceinture avant même de se réveiller, ce n’est qu’au moment où ils s’insinuent dans la circulation sur Edinger que son pouls retombe à un rythme raisonnable. Encore une année de sa vie foutue, pas de doute ; il y a un taux d’infarctus très élevé chez les pompiers et le personnel médical, conséquence des dégâts causés par ces soudaines montées d’adrénaline.
— Où je vais ?
— Prends au nord sur la Newport jusqu’au croisement de la Garbage Grove Freeway, puis à l’ouest jusqu’à l’Orange Freeway, et au nord pour prendre la Nutwood jusqu’à State. On nous a appelés pour porter secours aux victimes d’un accident de la route.
— Sans blague.
Abe remarque que la main de Xavier serre si fort le microphone de la radio que la paume, un peu jaune, a presque complètement viré au blanc. Et il y a de la nervosité dans le feu roulant de répliques, comme toujours, mais cette fois la voix de Xavier en tremble au point que le dispatcher doit parfois lui demander de répéter. Xavier a besoin de longues vacances, c’est sûr. Ou de changer de travail. Il est en train de se bousiller, Abe s’en aperçoit étape par étape. Mais avec sa famille à soutenir, ainsi semble-t-il qu’une bonne partie de la population de Santa Ana, il ne peut pas se permettre de démissionner ou de prendre un long congé. Très vraisemblablement, il ne s’arrêtera pas avant que ce soit lui qui casse.
Abe se concentre sur la conduite. La circulation est mauvaise à l’embranchement de la Garden Grove Freeway et d’Orange et Santa Ana ; sur le gigantesque bretzel multiniveaux de rampes de béton, toutes les rampes sont bloquées, faut encore repasser hors rail, chant des sirènes qui croît et décroît, impression de puissance quand le fourgon bondit sous son pied, les voitures sur rail défilant sur sa droite en une longue traînée de couleur, long ruban arc-en-ciel de métal sous les néons, oups voilà qu’il y a une bagnole hors rail en plein sur leur route et qui obstrue complètement le passage ; on appuie à fond sur le frein.
— Merde ! Qu’est-ce que ça fout là ?
— Repasse sur rail !
— J’essaie, mon vieux, mais on peut pas rouler comme ça par-dessus tous ces civils, tu vois.
Abe actionne le gyrophare, les feux clignotants, ça devrait au moins hypnotiser les chauffeurs des voitures. Aucune brèche n’apparaît dans le trafic.
— Ils nous prennent pour un arbre de Noël, fait X avec colère, et il se penche par la portière pour faire vainement signe au flot qui défile. T’as qu’à te faufiler dedans, mon vieux.
Abe inspire profondément, embraie, tourne le volant vers la droite. Xavier abreuve d’injures les véhicules sur la voie rapide, et finit par dire à Abe : « Vas-y », et Abe appuie aveuglément sur le champignon et vire vers la voie, s’attendant à entendre un choc latéral d’une seconde à l’autre. Dès qu’il a dépassé la voiture immobilisée sur l’accotement, il revient sur la bande et fonce, effectuant une queue de poisson qui frôle le rail central. Xavier remercie d’un geste le chauffeur qui les a laissés passer. Ils roulent de nouveau à pleine vitesse.
— On fait un boulot dangereux, fait Xavier d’une voix accablée en retombant sur son siège. Les risques de collision en cours de route quand on cherche à atteindre la destination qui nous est assignée sont élevés, vraiment élevés.
Abe chante la dernière ligne de leur Ode à Fred Spaulding :
Et il ne dépassa plus jamais la vitesse… limiiiite !
Xavier se joint à lui et ils gloussent comme des malades en avalant l’accotement de béton à cent trente kilomètres/heure. Abe a les mains crispées sur le volant, la peau de Xavier a la blancheur d’une peau de Blanc sur le micro.
— Tu connais la dernière histoire avec Fred Spaulding ? demande-t-il. Fred voit arriver le pylône de soutien de l’autoroute et il se retourne vers le compartiment ambulance et il crie : « Dites à la victime qu’on va arriver dans un instant ! »
Abe rit.
— C’est comme celle où il demande à la victime la définition du manque de chance.
— Ha ! Oui. Ou quand il lui demande de lui expliquer le principe de l’assurance à double indemnisation.
— Ha ! Ha ! Ou celle où il dit : « Vous êtes assuré ? », et la victime répond : « Non ! », et Fred dit : « Vous en faites pas pour ça ! »
Xavier ne peut pas s’en empêcher, il appuie le front contre le tableau de bord et s’écroule de rire. Quand c’est passé, il dit :
— Dommage que je croie aux assurances. Si je te disais combien je paie par mois, tu ne me croirais pas.
— C’est un pari intéressant, quand même.
— C’est vrai. Tu meurs jeune, la compagnie d’assurances te dit : « Vous avez gagné ! »
Il se remet à rire, et Abe en a le cœur réchauffé. Abe ajoute :
— Et si tu perds le pari, tu restes en vie.
— Exactement.
Ils arrivent à Nutwood, bifurquent pour quitter l’autoroute et se dirigent vers l’ouest, vers College Avenue, où ils passent à fond de train devant les boutiques, restaurants, laveries automatiques et librairies au service de Cal State Fullerton. Des tas de gens les regardent passer, les voitures se rangent précipitamment sur la voie lente ou se glissent dans des places de parking inoccupées, causant de petites frayeurs à Abe toutes les fois où elles hésitent et manquent se mettre en travers de son chemin. Familière montée d’une impression de puissance lorsqu’ils fendent la circulation comme Moïse face à la mer Rouge. Devant, le flot de voitures est dense, immobile, les feux de stop s’éteignent dans sa tête, lumières bleues et rouges tournoyantes des véhicules des poulets au carrefour.
— On va avoir besoin des cisailles, rapporte Xavier après avoir écouté la radio. Code six.
Abe engloutit de l’air, il respire vite. Il roule sur le trottoir pour progresser d’un demi-pâté de maisons, redescend brutalement sur la chaussée et se faufile entre les voitures jusqu’au sota.
Les voilà. Trois bagnoles. Untrusil, un truc dans le silicone. Ou peut-être y a-t-il eu combinaison de défaillance du silicone et d’erreur humaine. Le feu était vert sur College, un flot de voitures traversait, apparemment ; un camion a grillé son feu rouge sur Nutwood et heurté le flanc d’un véhicule de la voie de gauche, qui s’est retrouvé coincé par un véhicule de la voie de droite, tous trois dérapant ensuite pour aller percuter un feu de signalisation et un poteau électrique, couchant les deux poteaux. Les voitures sont toutes les deux en bouillie, surtout celle du milieu, qui est écrasée comme une crêpe. Et le chauffeur du camion ne s’en est pas trop bien tiré non plus, pas de ceinture de sécurité, naturellement.
Abe est sorti du fourgon, déjà parti, et traîne ses cisailles vers les voitures, où les flics lui font véhémentement signe. Quelqu’un est coincé dans la voiture du milieu, et avec toutes les étincelles que projettent les lignes électriques, ils redoutent que ceux qui sont à l’intérieur ne soient électrocutés.
Il y a deux personnes sur la banquette avant de la voiture prise en sandwich. Abe ignore la conductrice qui lui semble H.S., commence à travailler sur le toit de la voiture pour atteindre la passagère. Le revoilà à l’œuvre, qui découpe avec doigté alors que les petits coups de cisailles tranchent l’acier à grand renfort de grincements et de craquements, de hurlements métalliques qui couvrent les gémissements répétés de la fille côté passager. Xavier se glisse à l’intérieur par dessus et se met rapidement au travail, donnant une suite d’ordres pressés et très précis à Abe sur le toit :
— Découpe encore quarante-cinq centimètres sur la ligne du milieu et soulève. Plus loin, O.K., arrache-moi cette cloison de la porte arrière, on peut la sortir de là.
Civière en place, pour une gamine en chemisier jaune et pantalon, tachée de sang rouge à un point alarmant. Xavier et les flics se hâtent de la porter dans l’ambulance et Abe se faufile à l’intérieur de la voiture pour surveiller la sortie de la conductrice. Dégringole sur le siège arrière, se penche par-dessus le dossier poisseux de sang…
C’est Lillian Keilbacher. Visage blême, lèvres entaillées, cheveux blonds rejetés en arrière. C’est bien elle. La poitrine… écrasée. Elle est morte. H.S., ça ne fait aucun doute. C’est Lillian, juste là. Son cadavre.
Abe sort de la voiture à reculons. Il remarque qu’il s’agit d’une Toyota Banshee, un petit modèle sport en vogue chez les gosses. Il est comme sourd ; il voit le chambard de spectateurs et de voitures autour d’eux, mais n’entend rien du tout. Il se rappelle Xavier, en sueur, lui racontant au bord de l’hystérie la fois où il avait retourné un gosse mort dans une voiture et vu, l’espace d’un instant, le visage dè son fils. Il a un mouvement vers la voiture, se disant qu’il va contrôler les papiers de la fille. Mais non. C’est elle. C’est elle. Il se dirige avec précaution vers la bordure du trottoir, sur laquelle il s’assied.
— Abe ! Où… Abe ! Qu’est-ce que tu fous, mon vieux ? (Xavier est accroupi près de lui, la main sur son épaule.) Qu’est-ce qui va pas ?
Abe le regarde, croasse :
— Je la connais. La conductrice. Une amie de la famille, Lillian. Lillian Keilbacher.
— Oh merde… (Le visage de Xavier se renfrogne de détresse ; Abe ne supporte pas de le voir.) De toute façon faut qu’on y aille, l’autre est toujours vivante. Allez, viens. Je vais conduire, tu pourras bosser derrière.
Abe a les qualifications requises pour opérer sur le plan médical, mais il s’en avère incapable quand ils atteignent l’ambulance. Il regimbe devant le hayon.
— Non, mon vieux. Je vais conduire.
— Sûr de pouvoir ?
— Je vais conduire !
— D’accord. Sois prudent. Allons à l’hôpital d’Anaheim.
Abe monte. Ceinture de sécurité bouclée. Il conduit. Il est vide ; il se retrouve en train d’emprunter la sortie d’autoroute qui mène à l’Anaheim Memorial, et il est incapable de se rappeler une seule de ses pensées durant le trajet, ou le trajet lui-même. Xavier passe la tête par la lucarne.
— On dirait que celle-ci va passer au travers. Là, à gauche, mon vieux, le S.U. est sur le côté.
— Je sais.
Xavier s’enfonce dans le silence. Ils restent assis sans mot dire tandis que Abe les achemine vers la rampe du service des urgences. Il reste assis à écouter quand Xavier et les infirmières font rentrer la copine de Lillian. Lui revient en mémoire l’image du visage de Lillian morte roulant vers lui, regardant à travers lui. Il a le diaphragme tout noué, ne respire pas bien. Il redevient vide.
Xavier ouvre la portière côté chauffeur.
— Allez, Abe, pousse-toi. Je vais conduire un peu.
Abe se pousse. Xavier les met en piste vers la route.
Il jette un coup d’œil vers Abe, commence à dire quelque chose, s’interrompt.
Abe déglutit. Il songe à Mme Keilbacher, celle qu’il préfère parmi les amies de sa mère. Tout à coup, il réalise qu’il va falloir la mettre au courant. Il imagine le coup de fil d’un étranger : « Allô ! ici la police de Fullerton, je parle bien à madame Keilbacher ? » L’idée lui fait serrer les mâchoires au point qu’il peut sentir ses dents. Personne ne devrait jamais recevoir un coup de fil de ce genre. Mieux vaut l’apprendre de… eh bien, de n’importe qui. N’importe quoi plutôt que ça. Il prend une profonde inspiration.
— Ecoute, X, emmène-moi sur Red Hill. Faut que j’aille informer sa famille, je crois.
Disant cela, il se met à trembler.
— Oh, merde…
— Il faut que quelqu’un les prévienne, et je crois que ça serait mieux comme ça. Tu crois pas ?
— Je sais pas… On est toujours en service, tu sais ?
— Je sais. Mais ils sont presque sur notre chemin de retour au central.
Xavier soupire.
— Dis-moi le chemin.
Quand ils empruntent la rue pentue, bordée d’arbres, dans laquelle habitent les Keilbacher, Abe commence à trembler sérieusement.
— Celle-là, sur la gauche.
Xavier arrête le fourgon. Abe regarde par-delà la palissade blanche et la minuscule cour, vers la fenêtre du duplex. Il y a une lampe allumée. Il sort, referme doucement la portière de l’ambulance. Contourne le capot. « Allez, pense-t-il, ouvrez la porte et sortez, demandez-moi ce qui se passe, me faites pas frapper à votre porte comme ça ! »
Il frappe à la porte, fort. Sonne. Reste planté là.
Pas de réponse.
Il n’y a personne.
— Merde.
Il est ennuyé ; il sait qu’il devrait se sentir soulagé, mais ça n’est pas le cas, pas du tout. Il fait le tour du duplex, regarde par la fenêtre de la cuisine. Le noir. Laissé la lumière allumée en sortant, procédure standard habituelle. Xavier a sorti la tête par la portière. Abe regagne le fourgon.
— Personne !
— Ça va, Abe. T’as fait ce que t’as pu. Remonte.
Abe reste là, indécis. « Peux pas laisser un mot sous la porte pour dire ça ! » Et ils sont toujours en service tous les deux. Mais quand même, quand même… Il n’arrive pas à évacuer l’idée que c’est à lui de les prévenir. Il remonte dans l’ambulance, et une idée lui vient au moment où il s’assied.
— Les parents de Jim habitent plus haut, et sa mère est une de leurs bonnes amies. Conduis-moi chez eux et je lui dirai, et elle pourra servir de relais, on pourra rentrer au central. Ils vont à l’église ensemble et tout et tout.
Xavier opine avec impatience, démarre le fourgon. Il suit les directives de Abe et dépasse maison après maison. Et ils arrivent au duplex des parents de Jim, dont Abe se souvient bien malgré les années, pour lui ça n’a pas changé d’un poil. Les rideaux sont tirés, mais les lumières sont allumées à l’intérieur.
Abe descend d’un bond et se dirige vers la porte de la cuisine, que la famille a coutume d’emprunter. Sonne.
La porte s’ouvre, chaîne de sécurité en place, et Lucy McPherson ouvre un œil soupçonneux sur l’extérieur.
— Abe ! Qu’est-ce que vous faites là ?
Devant la question, Abe perd l’impression que sa venue avait un sens. Lucy ferme la porte pour ôter la chaîne, l’ouvre grande. Elle le dévisage, intriguée, sans comprendre.
— Ça me fait plaisir de vous voir ! Allez, entrez…
Abe s’empresse de faire non de la main. Lucy l’interroge du regard. « C’est une brave femme », se dit Abe, il peut se remémorer des centaines de gentillesses de sa part à l’époque où il était nouveau venu dans le groupe de Jim. Mais, ces dernières années, il a constaté chez elle une certaine distance, une certaine réserve derrière sa politesse enjouée qui semble témoigner de sa désapprobation… comme si peut-être elle le tenait pour responsable de quelconques changements intervenus chez Jim qui ne lui plaisent pas. Il en a été contrarié, et il s’est retrouvé deux ou trois fois sur le point de dire : « Oui, oui, j’ai personnellement corrompu votre fils innocent, c’est vrai. »
Pensées erratiques, qui éclatent à travers la confusion de Abe quand il discerne ce bref regard oblique de soupçon ou de méfiance.
— Je… Je suis désolé, madame McPherson. (Dis-le.) J’ai de mauvaises nouvelles. (Et il voit ses yeux s’ecarquiller de frayeur, il tend vivement une main en avant.) Non, pas à propos de Jim… Ça concerne Lillian Keilbacher. J’arrive de chez eux, et il n’y a personne que je puisse prévenir. Vous savez… vous savez que je suis infirmier.
Lucy hoche la tête, les yeux brillants.
— Euh, fait désespérément Abe, je viens de la retrouver dans un accident de voiture pour lequel on nous a appelés. Et elle était morte, elle avait été tuée.
Lucy porte soudain sa main à la bouche, elle se tourne de côté comme pour anticiper un coup. C’est aussi moche que madame Keilbacher. Non, pas vrai.
— Seigneur… (Elle tend une main hésitante, touche le bras de Abe.) C’est affreux. Voulez-vous entrer vous asseoir ?
C’est presque trop. Abe n’encaisse pas, et il recule d’un pas, secoue la tête.
— Non, non, fait-il d’une voix étranglée. Je suis encore de garde, faut que je retourne au travail. Mais je me disais que… quelqu’un qu’ils connaissaient devrait les prévenir.
Elle acquiesce, le dévisageant d’un air soucieux.
— Je suis d’accord. Je vais aller voir le révérend Strong, et nous tâcherons de les trouver.
Abe opine, stupide. Il lève les yeux vers son regard, hausse les épaules. L’espace d’un instant, ils partagent quelque chose, une proximité qu’il ne saurait définir.
— Je suis désolé, dit-il.
— Je suis contente que vous soyez venu, dit-elle d’une voix ferme.
Et elle le raccompagne jusqu’au camion. Quelque chose dans la gentillesse de ces mots, et dans le fait que la tâche est accomplie, annihile en Abe toute maîtrise de soi, il éprouve de nouveau le choc ; et de forts tremblements l’agitent pendant toute la durée du retour au central, tandis que X conduit d’un air accablé, marmonnant :
— Oh, merde… Oh, merde…
De retour au poste, ils s’effondrent sur le divan. Le jeu de football les nargue.
Au bout d’un moment, Xavier déclare lentement :
— Tu sais, Abe, je crois pas qu’on soit faits pour ce boulot.
Abe boit son café comme si c’était du whisky.
— Personne l’est.
— Mais certains le sont plus que d’autres. Et pas nous. Faut être un abruti pour faire ce boulot comme il faut. Enfin non, pas exactement abruti. Faut être doué pour faire ça bien. Mais…
Il secoue la tête.
— Faut être un robot, dit Abe d’un air las. Mais pas question que je devienne un foutu robot dans l’intérêt du métier.
Il boit de nouveau.
— Euh… (X n’arrive qu’à hocher la tête.) C’était un manque de bol, ce soir. Un putain de manque de bol.
— Une nouvelle définition.
Mais ils n’esquissent ni l’un ni l’autre ne serait-ce que l’ébauche d’un sourire.
Ils restent longtemps assis là, comme ça, sur le divan, côte à côte, à fixer le sol.
Xavier lui donne un coup de coude.
— Tu reveux du café ?