5

Jim part à la trace en colère. Il oublie sur-le-champ l’idée d’appeler Sheila, d’aller voir oncle Tom ; il est trop absorbé par ses propres sentiments. Longues minutes de solitude sur l’autoroute, une telle part de vie gaspillée à ça ; l’esprit furieux, qui passe en revue et réarrange les événements jusqu’à ce que tout soit de la faute de son père, jusqu’à ce qu’il en veuille uniquement à Dennis et non à lui-même. Ce regard par-dessus les lunettes, après qu’il s’est débrouillé pour s’extirper de sous cette foutue bagnole ! Une humiliation.

Il se gare dans le parking souterrain de South Coast Plaza, prend l’ascenseur jusqu’en haut du mail, extrémité sud ; certains des appartements les plus luxueux du C. d’O. se trouvent ici. À travers une porte insonorisée sourdent la basse ou la batterie et un léger clapotis de voix. Jim entre.

L’appart de Sandy et d’Angela est constitué de six grandes pièces, disposées comme des wagons, les unes derrière les autres. Les murs vitrés de chacune font face au sud-ouest ; c’est une demeure héliotropique. À l’extérieur de ces fenêtres, un balcon s’étend sur toute la longueur de l’appart. Le balcon et toutes les pièces à l’exception de la chambre sont remplis de gens, peut-être soixante en tout. C’est l’ordinaire fête du soir, personne n’est très enthousiaste. Sandy n’est pas encore là. Jim pénètre dans la cuisine, la première pièce. Il y a des plantes grasses partout, de gigantesques plantes dans de gigantesques pots, émaillés. Elles ont l’air si vigoureuses qu’elles pourraient être en plastique ; les gens disent qu’Angela a une main de polymère.

Jim n’aperçoit personne à qui il ait particulièrement envie de parler, et poursuit à travers la cuisine jusqu’au balcon. Il s’appuie sur la rambarde qui lui arrive à hauteur de poitrine et contemple, en contrebas, les lumières de la côte du C. d’O., qui battent à la vitesse d’un pouls rapide. C’est sa ville.

Jim est déprimé. Il travaille comme opérateur de traitement de texte à temps partiel pour une entreprise de titres et d’immobilier, comme enseignant à temps partiel au collège universitaire de Trabuco. Son père le prend pour un raté, ses amis pour un pitre. Ce dernier point de vue, il a choisi de le cultiver, bien sûr, il l’a cultivé parce que l’on fait grand cas de la rigolade parmi ses amis, et que ce sont tous des comédiens ; le numéro de pitre permet à Jim de n’être rien de plus qu’un figurant du théâtre du rire. Mais on peut s’y sentir vieux, vieux, vieux. Comme ce serait bon de pouvoir être… eh bien, quelque chose d’autre.

Sandy fait son apparition, avec trois heures de retard à sa propre fête. Procédure standard. « Saluuut ! » crie-t-il, et sa compagne, Angela Mendez, vient lui donner un baiser. Il continue d’avancer, la peau pâle et pleine de taches de rousseur de son visage rouge d’excitation. « Hé, salut ! Pourquoi restez-vous assis là ? » Il va au mur musical, monte le volume jusqu’à mettons cent trente décibels, les Gros Tétons de Laura chantent Désir devient besoin sur de lourdes percussions qui sonnent comme une vingtaine de handicapés moteurs dans une pièce remplie de caisses vides. « Ouais ! » Sandy arrache quelques filles du long canapé beige de la salle vidéo, les met à danser autour des écrans suspendus au plafond, il ne sera pas satisfait tant que tout le monde ne dansera pas sur au moins un morceau ; le message passe et tout le monde se lève et commence à gambiller, content de bouger. Sandy vole de danseur en danseur, leur fourre la tête sous le visage, grand sourire palpitant de barjo, yeux bleu pâle saillant comme s’ils étaient sur le point de tomber d’une seconde à l’autre pour pendouiller au bout du nerf optique : « Tu as l’air trop normal ! Essaie ça ! » Et ils brandissent des compte-gouttes pleins de la dernière trouvaille de Sandy. Affabilité sociale, Appréhension de la Beauté, Défoncez-vous, qui sait ce que la petite étiquette dira cette fois-ci, mais ça sera sûrement marrant. Sandy est le meilleur concepteur de drogues du C. d’O. – célèbre, vraiment. Et il ne crache pas non plus sur les défonces ancienne mode. Angela prépare des pichets de margarita dans la cuisine. Sandy s’arrête devant certaines plantes grasses à larges feuilles et sort de leurs cachettes des méga-joints qu’il allume avec un chalumeau de type Magnum, et qu’il jette aux gens en criant : « Fume ça ! » Jim, qui regarde à l’intérieur depuis le balcon, ne peut qu’en rire. Il y a un Sandy subtil, sérieux, à l’esprit vif, un intellectuel de choc dans cette compétition où Jim est lui-même engagé ; mais ce n’est pas lui, là-dedans, qui branche les câbles de survoltage sur sa propre fête. Moment d’un rôle différent : l’Hôte défoncé. Est-ce qu’il existe un compte-gouttes avec ça sur l’étiquette ?

Jim va se tenter un compte-gouttes baptisé Perception des Schèmes (ainsi, c’est son nom qui a été retenu !), avec un couple dont il parvient presque à se rappeler les noms. Cille, cille. C’est des étoiles ou des réverbères, ça ?

— Je suis du C. d’O. jusqu’à la quatrième génération, leur dit-il à propos de rien. Je l’ai dans mes gènes, cet endroit, j’ai une mémoire atavique de ce à quoi il ressemblait quand il y avait des orangeraies.

— Hon-hon.

— De nos jours on aurait du mal à vivre aussi lentement, pourtant ; vous ne croyez pas ?

— Hon-hon.

Il manque quelque chose dans cette conversation. Jim s’apprête à demander à ses compagnons s’ils ont chez eux des cerveaux sur lesquels ils peuvent se brancher mais qu’ils ont oublié d’apporter, ou s’ils sont obligés de simuler comme ça tout le temps, lorsque Tashi s’interpose.

— Hé, McPherson, dit-il depuis les portes vitrées qui donnent sur la salle de jeux. Viens prendre la raquette.

Bien sûr, c’est Jim le pitre qu’ils réclament là. Sa façon de jouer au ping-pong manque un peu d’orthodoxie, on pourrait en fait le qualifier de maladroit ; mais ça va. Il vaut mieux être réclamé pour n’importe quoi que pas réclamé du tout.

Arthur Bastanchury est en train d’achever Humphrey Riggs, et Humphrey, le patron de Jim à l’agence immobilière, tend la raquette moite de sueur à Jim en marmonnant un juron. Jim est face au roi du ping-pong.

Arthur Bastanchury, le roi du ping-pong, mesure environ un mètre quatre-vingt-dix, les yeux bleus, les cheveux noirs et les épaules larges. C’est aussi un militant pacifiste acharné et l’éditeur d’un journal underground, ce que Jim admire, Jim ayant lui-même des idées socialistes. Et un type bien à tous points de vue. Oui, Arthur, d’après Jim, est quelqu’un avec qui il faut compter.

Ils s’échauffent longuement, et Jim s’aperçoit qu’il a pris la mauvaise quantité de Perception des Schèmes. Il distingue le « berceau du chat » temporel que lui et Arthur sont en train de créer, mais seulement bien après les faits, et les images rémanentes de la balle blanche, semblables à des traînées laissées par un avion, sont source de distraction. On dirait que McPherson a des problèmes.

Ils attaquent la partie et ça s’avère encore pire qu’il ne le prévoyait. Jim a le geste vif, mais il est maladroit, on ne peut pas le nier. Et sa belle mise en accord est salement déglinguée. Abandonnant, plus ou moins, il décide témérairement d’adopter une stratégie d’attaque, se dit : « Dégomme-moi ce putain de gauchiste », ce qui est bizarre étant donné qu’il est en parfait accord avec ce qu’il sait des idées politiques d’Arthur.

Mais pour l’instant il est utile de se mettre dans l’état d’esprit d’un tueur de rouges.

Utile également de ne pas se soucier des apparences. Arthur est un joueur tout en puissance au smash redoutable, et Jim est contraint de faire, euh, quelques mouvements curieux – torsions et contorsions, plongeons dans les murs et ainsi de suite… En fait, Angela l’entend jouer et vient enlever ses plantes pour les mettre hors de danger. Parfait, davantage de place pour manœuvrer.

Pourtant, Jim est méchamment en train de perdre lorsqu’il tente une balle liftée et se frappe lui-même en plein front avec la tranche de sa raquette. Un rire général accompagne ce coup ; mais en fait, une fois la douleur estompée et les lueurs noires effacées de sa vision, le choc semble avoir stimulé quelque chose dans le cerveau de Jim. Des synapses s’assemblent brutalement en de nouveaux arrangements, de nouveaux axones se développent dans l’instant, toute la partie devient soudain très claire. Il voit avec deux ou trois coups d’avance où la balle est destinée à aller.

Jim s’élève à un nouveau niveau, une pure sur-compétence, son revers commence à marcher, n’importe quelle occasion de ce côté-ci et une torsion brusque du poignet expédie une balle qui traverse la table à angle si aigu que les gens qui se tiennent côté filet la prennent en pleine tête. Alterner ça avec des revers courts, de plus en plus courts. Ces coups, ajoutés aux plongeons hardis, pour ne pas dire idiots, vers le mur lorsqu’il s’agit de renvoyer des smashes, renversent la tendance générale de la partie. Il prend ses derniers services et l’emporte 21 à 17.

— Restent la revanche et la belle, dit Arthur, que ça n’amuse pas.

Mais c’est une erreur de repartir à jouer quand Jim est barré comme ça. Pour une grande part, le ping-pong consiste à avoir la confiance de frapper la balle le plus fort possible, après tout. Dans la deuxième manche, Jim sent la puissance se déverser en lui, et Arthur n’y peut rien.

Jim peut même se permettre le luxe de remarquer que la salle vidéo à côté se remplit de spectateurs. Sandy a allumé les caméras de la salle de jeux, et les curieux se voient offrir huit vues différentes du spectacle en direct, toutes diffusées sur le grand mur-écran et les divers écrans mobiles accrochés à des suspensions qui tombent du plafond : Jim et Arthur, virevoltant en tous sens. En fait, la salle de jeux se vide à mesure que les gens se rendent dans la salle vidéo pour regarder le spectacle, et les deux joueurs ont de la place pour s’y adonner pleinement.

Mais Arthur n’a pas de chance, ce soir. Jim témoigne là d’une sorte de… troublant talent, de prémonitions si fortes qu’il lui faut retenir son bras pour laisser à Arthur le temps de renvoyer la balle aux endroits prédéterminés. Quel pied, ce sport de table idiot !

Seconde manche, 21 à 13. Arthur jette sa raquette sur la table.

— Waow ! (Il fait un grand sourire, bon perdant :) Vous tenez la forme, ce soir, beau Jim. C’est l’heure de se laisser tenter par ces margaritas.

Jim commence à redescendre. Il regarde autour de lui : Tashi et Abe n’étaient même pas dans la salle de jeux ou la salle vidéo. Dommage qu’ils aient raté ça, Jim aime bien que ses amis le voient être autre chose que le pitre. Oh, bon. L’acte est sa propre récompense, non ?

Quelquefois, Jim a du mal à s’en convaincre.

— Beau match, fait une voix derrière lui.

Il se retourne ; c’est Virginia Novello.

L’adrénaline fait une petite rentrée en scène. Virginia, la compagne d’Arthur Bastanchury jusqu’à il y a quelques mois, représente l’idée que Jim se fait de la perfection féminine. Debout, là, juste devant lui.

Longs cheveux blonds raides et denses.

Blanchis par le soleil mais encore pénétrés de rouge et de jaune.

Oui, on vend cette couleur de cheveux, on l’appelle Or de Californie.

Elle est d’une taille à peine en dessous de la moyenne.

C’est le corps que les femmes vont fabriquer dans les stations thermales.

Virginia elle-même y va.

Corsage sans manches, brodé blanc sur blanc, décolleté arrondi.

Biceps musclés, petits triceps

Parfaitement dessinés sous la douce peau bronzée. Waow.

Les critères esthétiques se modifient avec le temps, mais pourquoi ?

Les traits du mannequin de Californie : petit nez fin, bouche ronde, yeux bleus écartés.

C’est le look, dans la société du look :

Taches de rousseur sur les joues qui, sous un coup de soleil, pourraient se mettre à peler tout de suite.

Ce feu stop dans ta tête…

« Bon, ça vaut bien un peu d’adrénaline », se dit Jim. Bien sûr, tout le monde est beau ces temps-ci, on est en Californie après tout, mais pour Jim, Virginia Novello est le truc. Et voilà qu’elle lui parle. Elle l’a fait auparavant, bien sûr, peut-être de façon un peu distante, et dans le cadre de l’Arthur-culture, mais là… Jim lui offre sa nouvelle margarita et elle en boit une gorgée. Muscles des bras qui glissent et se contractent sous une peau hâlée, poils soyeux de l’avant-bras qui luisent dans la lumière. Son corsage blanc change agréablement de toutes les couleurs primaires réparties dans la pièce. Ce sont des tissus dont la couleur est prise dans une très étroite bande du spectre, mettons quinze hertz, de manière, par exemple, que l’on commence à voir un corsage bleu se dégrader en violet, ou un jaune en vert, d’un bord à l’autre de la pièce de vêtement. C’est d’une apparence spectaculaire, et très populaire en raison de cela, mais quand même, un changement fait du bien. C’est plutôt audacieux.

— C’est drôle, le ping-pong, déclare Jim. La façon dont on peut compter sur sa façon de jouer change vraiment du jour au lendemain. Vous comprenez ?

— Je crois que la plupart des sports sont comme ça. Le moment où on se dépasse arrive rarement. Peut-être que ça ne concerne pas seulement les sports, hein ?

Jim hoche la tête en la dévisageant. Son sourire, qu’il a rarement eu l’occasion d’observer, est mince et contrôlé, finalement très joli. Il ne sait pas grand-chose d’elle, malgré son admiration à distance. « Une femme d’affaires d’un genre ou d’un autre ? Drôle de pendant à l’activisme social d’Arthur. Peut-être que c’est pour ça qu’ils se sont séparés. Ne nous tracassons pas là-dessus. »

Ils sortent sur le balcon, et Jim la questionne sur son travail. Elle collabore à la gestion de Fashion Island, le vieux mail qui surplombe Newport Beach. Elle travaille donc pour la compagnie d’administration engagée par l’Irvine Corporation, qui possède le terrain. La vieille fortune née du démembrement des ranches, et qui remonte à deux cents ans… même si Irvine n’est plus qu’un nom désormais, et que la famille est depuis longtemps hors du coup. Jim parle de cet aspect de la propriété terrienne dans le C. d’O., et Virginia écoute, intéressée et curieuse.

— C’est drôle, on ne pense jamais à la façon dont les choses en sont arrivées là, dit-elle avec éclat.

Ah bon. Jim y pense. Mais il passe là-dessus. Il lui raconte la récente fouille archéologique sous le Fluffy Donuts, se transformant lui-même en sujet de plaisanteries, et elle rit. Le rôle du pitre, après tout, peut être un rôle utile, comme il le sait déjà. Surtout après une démonstration de ses compétences à la table de ping-pong : on peut alors confondre ça avec de la modestie. Ils contemplent les voitures qui tracent sur les autoroutes. Alors qu’ils se penchent par-dessus les géraniums rouges qui courent le long du balcon, leurs bras se frôlent. C’est accidentel et ça ne signifie rien, sûrement.

— Vous surfez ? demande Virginia.

— Non. Tash a essayé de m’apprendre, mais au moment où je me redresse la planche fout le camp et je tombe.

Elle rit.

— Il faut juste se lancer et se lever d’un seul coup sans s’inquiéter de son équilibre. Je parie que je pourrais vous apprendre.

— Vraiment ? J’adorerais ça. (Sans mentir. Virginia à la plage ? Tu parles d’une image !) Tash dit toujours, comme si je l’avais fait exprès : « Ne tombe pas, Jim. »

Elle rit de nouveau.

Mais bon, Jim est actuellement avec Sheila Mayer. Comme sa mère ne tarderait pas à le souligner. Ils sont ensemble depuis maintenant presque quatre mois, et ces quatre mois ont été plutôt bien, c’est vrai. Mais, depuis quelque temps, Jim considère que c’est une affaire classée ; l’émotion a disparu, et Sheila est une Lagunatique qui ne va pas dans le centre du C. d’O. plus de deux fois par semaine, et Jim a assez souvent pris du bon temps avec d’autres femmes rencontrées chez Sandy. Mais l’occasion d’en discuter avec elle à tête reposée ne s’est pas encore présentée. Il le fera bientôt. En attendant, il s’imagine que ses infidélités le rendent un peu moins pitre aux yeux de ses amis, et un peu plus homme du monde.

Et pour l’instant il ne pense à rien de tout ça, de toute façon. Il a oublié Sheila, en fait, et s’il songe à ses amis, c’est juste avec le vague sentiment qu’il ferait vraiment impression s’il avait une liaison avec Virginia Novello.

Ils discutent durant pas mal de temps des mérites comparés du surf et du body-surf, et autres sujets philosophiques du même ordre. Ils rentrent et s’asseyent sur l’un des longs canapés beiges, et boivent d’autres margaritas. Ils parlent du travail de Jim, des gens qu’ils connaissent les uns et les autres, des groupes qu’ils aiment en musique. La fête se vide, maintenant, seuls restent les habitués, les vrais amis de Sandy et d’Angela. Sandy se pointe et s’assied à leurs pieds pour bavarder un moment.

— Est-ce que Jim t’a parlé de notre attaque du parking ?

— Oui. J’aimerais bien voir ce vieux bout de bois que vous avez libéré.

— Tu l’as amené, Jim ?

— Je suis en train de le faire remodeler pour le manche de ma raquette de ping-pong.

Ils rient ; il a plaisanté, apparemment ! Ça doit vraiment être sa soirée.

Erica, la camarade de Tashi, se penche sur Sandy, l’attrape par sa longue queue-de-cheval rousse et tire.

— Sandy, est-ce que tu vas ouvrir le jacuzzi ce soir ?

— Oui. Je l’ai pas déjà fait ? Bon Dieu, quelle heure est-il ? Une heure ? (Le grand sourire de givré s’élargit de manière impossible, Sandy roule des yeux lubriques à l’intention d’Erica.) Accompagne-moi, attends que je fasse monter la pression, tu pourras la tester pour moi.

— Tester quoi pour toi ?

Bras passés l’un autour de l’autre, ils se dirigent vers le sauna tout au bout de l’appart, invitant Tash et Angela.

— Veux aller au jacuzzi ? demande Virginia à Jim.

— Sûr, déclare-t-il, très calme.

Ils suivent Sandy, Erica, Tash, Angela, Rose, Gabriela, Humphrey et un ou deux autres dans le couloir qui mène au sauna. Sandy allume la lumière, le chauffe-eau, le thermostat du jacuzzi, les jets d’eau. La pièce est chaude, moite, emplie des plantes grasses les plus tropicales d’Angela, suspendues dans un lacis de macramé. Planchers en séquoia, cloisons en séquoia, fenêtre de toit en dôme, bain turc carrelé de céramique bleue ; oui, Sandy et Angela ont la vie belle. Ils entrent dans le vestiaire et se déshabillent.

Bien sûr ils agissent souvent ainsi chez Sandy, la nudité en société y est affaire courante, vraiment rien d’important. Pourtant, l’œil gauche de Jim s’est retrouvé bloqué traqué sur son nez, à force d’essayer de regarder Virginia et Erica se dévêtir en même temps. Subreptice pression des phalanges pour débloquer la pauvre chose, pour continuer à profiter du spectacle, on peut parier ; la saturation de vidéo a formé Jim, comme tout le monde, à apprécier l’image féminine avec raffinement. Aussi, quand les bras se croisent, quand ces corsages passent par-dessus ces têtes en un unique mouvement fluide, poitrines libérées, chevelures secouées sur les épaules, les hommes exhalent un soupir de connaisseurs réjouis. Sans doute les femmes ressentent-elles cette légère crête dans la lecture de données, elles aussi, il y a là un moment d’exhibitionnisme pseudo-tabou, quelle émotion d’Enlever Tout Devant Tout le Monde, waow, et en plus tous ces muscles de maniaques de la lutte, du surf, partout… Mais c’est une scène banale, bien sûr, naturellement, évidemment.

Nus, ils sortent dans la salle de bains turcs et descendent dans le bassin. Rose et Gabriela, amies de longue date, se plongent l’une l’autre dans l’eau brûlante. Vapeur et rires emplissent la pièce. Debbie Riggs, la sœur de Humphrey, entre voir ce qui motive tous ces rires. L’eau est trop chaude pour Virginia, et elle s’assied ruisselante sur le bâti à côté de Jim. Ils parlent tous.

Corps. Peaux mouillées sur les muscles. Tous nous connaissons les formes.

Vive lumière qui se brise dans des boucles de cheveux mouillés.

Corps de lutteurs, corps de nageurs, corps de surfeurs, corps de thermalistes.

Poitrines fortes, pleines à partir des clavicules.

Bites qui flottent parmi les bulles, serpentent de-ci de-là, salut ? salut ?

Salut ?

Poils pubiens frisés : aimants équilatéraux pour les yeux.

Cligne cligne, cligne cligne, cligne cligne (dans la tête).

Virginia s’incline au-dessus de puissantes cuisses pour contrôler l’ongle manucuré et verni d’un orteil. Elle a choisi le look musclé, particulièrement au niveau des bras et des jambes, même si ses trilatéraux indiquent un excès d’aviron et ses abdominaux un excès de position assise. C’est un look joliment équilibré, agréable, comparé à celui de certaines des autres femmes ; Rose, par exemple, qui a conservé une allure enfantine dans la partie supérieure de son corps alors que ses fesses et ses jambes sont d’une force colossale, ou Gabriela, qui a des pectoraux d’habituée du banc de culturisme et de gros seins vulgaires sur des hanches de garçon et de longues jambes minces… toutes deux travaillant simplement leurs formes originelles, toutes deux bizarrement attirantes à leur manière ; mais il y a des avantages à la modération, aux proportions standard portées à leur point d’aboutissement.

Virginia retourne dans l’eau, elle et Jim se retrouvent serrés l’un contre l’autre, flanc contre flanc. Les bulles recouvrent la scène qui se déroule plus bas. Alors qu’ils se passent un compte-gouttes, leurs doigts se frôlent et on dirait que ça boucle un circuit d’un genre ou d’un autre. Il y a des corps luisants partout, qui glissent de concert comme une bande de dauphins de l’autre côté d’Angela, qui a un corps angélique, que la contribution hormonale rend plus plantureux que la normale, mais qui implore, se dresse, jambes écartées, bras brandis au-dessus de la tête pour porter le compte-gouttes vers son visage basculé en arrière. Une vision. L’image…

Un sein se presse contre son bras.

— J’habite au nord de S.C.P., déclare à brûle-pourpoint Virginia, sous le brouhaha de la foule. Ça te dit de venir ?

Jim, comme d’habitude maître en esprit, répond :

— Tords-moi le bras.

Загрузка...